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Troisième partie : Légitimités publiques

4. Des apparitions et des disparitions du jugement public

Ces discours virulents sur la nécessité d’une réappropriation par les individus du sens des relations politiques viennent de la fin de la Ming, plus précisément des conflits avec le

pouvoir qui ont lieu pendant les dernières décennies de la dynastie. Il est frappant que les voix les plus fortes de la période sur ces questions – Huang Zongxi, ou Lü Liuliang – soient celles d’individus liés à divers degrés au mouvement Donglin, qui est au cœur de ces conflits.

Cette insistance sur la notion de jugement public (公論) (« le jugement public » est le jugement formulé par ceux qui savent reconnaître ce qu’est l’intérêt public – avec tous les coups de force rhétorique que cela permet ; le terme peut glisser pour prendre le sens « d’opinion publique », on va le voir), apparaît plus largement tributaire du contexte historiographique du dernier siècle de la dynastie des Ming : l’historiographie de cette période en vient ponctuellement à être définie à partir de cette notion413. Le bon historien est celui qui pose à propos de tel ou tel épisode de l’histoire dynastique le gonglun, qui a été masqué par l’historiographie officielle, et/ou par les mauvais historiens (corrompus, ou incapables).

À cet égard, ces auteurs du début des Qing – et les romans que nous allons étudier dans ces quatre chapitres se trouvent dans une profonde continuité avec ce qu’il y avait avant la catastrophe. Deux ruptures émergent sous les Qing, qui font perdre une partie de sa prégnance à cette notion de jugement public, et à toutes les remises en question ou appropriations qu’elle permet et auxquelles elle invite.

D’une part, sous le règne de Kangxi se diffuse l’idée que la chute des Ming n’est pas attribuable à quelques mauvais courtisans (des hommes de peu xiaoren), mais bien aux factions elles-mêmes, à toutes les formes de participation et d’organisation politique qui leur est associée414. Ces néo-confucéens qui sont prêts à aller au martyre au nom du sens public, et s’immiscent publiquement et violemment dans les affaires de la Cour, sont responsables du

413 Dans les termes d’A. Mittag : « A characteristic trait of Ming historical culture is a discourse that went on over time and acquired a much more general tone than any previous debates over historical issues. In contemporary language, this discourse was referred to as gonglun , « the discourse that holds to the general norm (of what is right of wrong ) ». Il y a une forme de sommet dans les usages de cette notion de gonglun, en 1594, quand en son nom, l’historien Jiaohong propose de réécrire, depuis l’extérieur de l’institution impériale où il se trouve un épisode de l’histoire des Ming, celui de la transition entre Jianwen, et Yongle. Voir Achim Mittag « Chinese Official Historical Writing under the Ming and Qing. », in Jose Rabasa et alii, (éd.) The Oxford History of Historical Writing, vol 3. 1400-1800, Oxford : Oxford University Press, 2012, p. 38-39.

Mittag replace cela dans un contexte general de la fin des Ming – qui disparaît au début des Qing : « Never before had the influence of the educated elite outside of the Historiographical Office been se strong. », ibid., p. 29.

414 Ce discours violent sur les factions se retrouve de manière très nette sous l’empereur Yongzheng (r. 1723-1735). Celui-ci fait publier en 1725 un Traité sur les partis (pengdanglun 朋黨論). Le seul idéal concevable pour un homme honorable est d’être loyal à son souverain parce que celui ci est le seul dépositaire de la voie véritable. La loyauté envers les amis ne doit venir qu’ensuite.

chaos de la fin des Ming. Nous allons voir qu’un membre de l’école Han comme Ji Yun, sous le règne de Qianlong, peut prendre argument des factions de la fin des Ming et de leur discours « au nom du public », auxquels il impute comme une évidence la responsabilité de la chute de la dynastie pour montrer la responsabilité du néo-confucianisme dans les catastrophes qui affectent le pays415.

Plus généralement, et c’est une évolution qui a été soulignée par A. Mittag, les notions de gonglun (jugement public, opinion publique) apparaissent marginalisées dans les travaux historiographiques qui s’écrivent sous le règne de Qianlong. Ce terme apparaît attaché, au moins chez certains historiens à l’historiographie des Ming et peut être traité comme propos vide de sens (kongyan) 416.

5. Conclusion

L’introduction de cette partie fut longue. Elle nous a permis d’établir une problématique, et des éléments de périodisation qui y sont associés. Il va s’agir désormais de l’appliquer à des romans, en se demandant comment un ensemble d’œuvres imprimées entre les années 1640 et les années 1710 répartissent, au sein de l’espace social (auteur et lecteur inclus) une légitimité en matière publique, sur les questions qui touchent à la mise en ordre du

guo, et la pacification du tianxia.

Nous allons montrer au cours des chapitres qui suivent que nous pouvons retrouver dans ces textes (phénomènes qui étaient masqués par les discours sur la frustration des romanciers) aussi bien les transformations en matière de légitimité qui sont permises par le développement d’une sphère publique littéraire, que les discours critiques à la Lü Liuliang, ou Huang Zongxi sur le nécessaire renouvellement de ces manières de penser ce qu’est le gong, sa mise en œuvre, et qui est légitime pour le formuler.

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Voir la synthèse proposée par P. E. Will, sur ces questions dans « Entre présent et passé », Introduction à Philip A. Kuhn, Les origines de l'État chinois moderne (Paris, Éditions de l'EHESS, 1999, traduit par Pierre-Étienne Will), pp. 144-145.

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Achim Mittag « Scribe in the wilderness. The Manchu conquest and the loyal hearted historiographers's (xinshi) mission », in: Oriens Extremus, n° 44 2003/04, pp. 27-42. Voir notamment, pp. 38-42.

Chapitre 1. Légitimité Publique, Mandarinat,