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l’Espace de l’Ouest

4. Des lieux où se produit le souverain

Nous nous sommes intéressés jusqu’à présent au rôle que remplissaient les figures de souverains et d’immortels dans l’établissement d’espaces et de communautés. Reprenons le texte à un niveau plus superficiel qui est celui des lieux où le souverain se produit. Nous allons voir qu’ici aussi, le Second Recueil est au cœur des transformations historiques majeures qui sont contemporaines de sa rédaction.

4. Des lieux où se produit le souverain

Zhou Qingyuan se plaît à hiérarchiser les souverains.

Il classe tout d’abord les souverains des Ming, selon leur capacité à se soucier du peuple. Il y a ici un propos en apparence extrêmement banal. Ce qui étonne toutefois quelque peu, à la lecture, ce sont les termes que Zhou Qingyuan utilise. Ainsi, au sein de la dynastie, Yongle et Hongwu font-ils l’objet d’un éloge particulier du narrateur, parce qu’ils ont

烏, Zhejiang), Nanjing ; 32) : Hangzhou, Chang’an ; 33) : Hangzhou et Zhejiang, Fujian ; 34) : Hangzhou et Zhejiang, Fujian.

« travaillé durement pour le peuple tout au long de leur règne » nous explique le narrateur290. Ce sont les seuls souverains à être qualifiés de saints : ils sont « nos saints Hongwu et

Yongle » (我洪武 永楽⼆位圣⼈)291

. Les deux empereurs partagent en outre une carrière militaire glorieuse. On notera qu’être un bon souverain est ici un labeur – le même terme qui s’emploierait pour des hommes du commun.

Le Recueil rapporte les mêmes éléments de discours, et les mêmes critères, à l’ensemble de l’histoire dynastique. Dans le discours du conteur, les plus grands souverains sont ceux qui n’ont hérité de rien, qui viennent du peuple, et qui ont accédé au pouvoir par eux-mêmes.

Un premier exemple est la figure du roi de Wu-Yue, qui, est-il souligné, s’est « battu » pour conquérir quatorze comtés (shengping kuzheng shisi zhou jiangshan⽣平苦挣⼗四州江 山) 292

.

Au pinacle des souverains à travers l’histoire, on trouve Hongwu. Aucun souverain n’a jamais obtenu son trône de manière aussi droite que Hongwu, nous dit le narrateur, en prenant le lecteur à témoin de l’évidence d’un tel propos293. Gaozu des Han – autre figure de prince conquérant qui vient d’un milieu modeste - arrive en second. Hongwu ne dit pas autre chose au sein du conte. Alors que, venant de fonder sa dynastie, il se recueille devant les souverains des passés, il n’accepte d’accorder une dignité particulière (deux coupes de vin au lieu d’une) qu’au seul Gaozong :

劉君,今⽇廟中諸君,當時皆有憑藉以有天下,唯我與爾不階尺

⼟,⼿提三尺以致⼤位,比諸君尤為難得,可共多飲⼀爵 這是

不易之論 294

« Prince Liu, les princes de ce temple ont tous eu de l’aide pour obtenir l’empire. Il n’y a que toi et moi qui n’avons pu nous appuyer sur aucun marchepied. Si nous sommes tous deux parvenus à cette place éminente,

290

Ainsi, Yongle « n’épargne pas sa peine » 不惮⾟苦︔ la charge impériale est présentée un « poids pénible et lourd »(忧劳⾟苦的担⼉ )« un poids Chapitre 2, ibid, pp. 22, et 29. Si le fait d’insister sur la lourdeur de cette tâche n’est pas original, c’est le fait qu’elle soit décrit ici dans les mêmes termes qu’un labeur populaire (xinku, danr,)qui l’est plus.

291 Chapitre 2. ibid, p. 21. 292 Chapitre 1, ibid, p.13 293 Chapitre 1, ibid, p. 4. 294 Chapitre 1, ibid, p. 4.

c’est uniquement en tenant dans nos mains les tablettes de bambou de la loi. La tâche qui nous a incombé fut ainsi beaucoup plus ardue que celle des autres princes ! Buvons une deuxième coupe ensemble ».

Si seuls les souverains qui n’héritent pas sont réellement légitimes, on peut comprendre le rapport très désinvolte qu’entretient, au sein du recueil, le roi de Wu-Yue avec sa descendance et, plus généralement, avec l’idée de fonder une dynastie.

Le roi se désolidarise de fait clairement de ses héritiers, à qui il dénie toute légitimité dans la gestion du royaume qu’il a conquis295. Au cours d’une anecdote du premier conte, un spécialiste du fengshui lui conseille d’assécher le lac de l’Ouest pour y établir son palais, le caractère propice du lieu garantissant la continuité millénaire de son royaume. Le roi de Wu-Yue refuse nettement un tel projet : « quoi ? comment pourrait-il ne pas y avoir de vrais souverains (zhenzhu真主) pendant mille ans ? ». C’est qu’un « royaume d’une centaine d’années » lui suffit, l’implicite d’un tel discours étant manifestement que les seuls « vrais souverains » sont ceux qui ont conquis eux-mêmes leur territoire, et que ceux qui héritent d’un trône sont condamnés à être moins légitimes 296.

On saisira le caractère singulier de ces propos en les comparant aux traités contemporains écrits par des ru, des néo-confucéens. Les souverains associés à des conquêtes militaires y ont volontiers une image violente et négative297. Le fait d’hériter du trône ne constitue le plus souvent un problème que si le souverain n’est pas l’héritier choisi par son père (et qu’il contrevient donc à ses devoirs de sujets et de fils). Quand l’idée de succession dynastique elle-même est critiquée, ce n’est nullement parce qu’elle sert des héritiers, mais parce qu’elle conduit à confondre intérêts familiaux, et intérêts de l’empire. Enfin, la référence ultime, en matière de souverains, au sein de ce discours ru, n’est pas celle des fondateurs brutaux de dynasties, mais des souverains sages d’avant la dynastie des Qin.

295Ainsi : « 吾⼦孫好好來朝,怎便留我,奪我江山︖今⽇定不相饒» « ma descendance ? Quels glorieux lendemains ils ont fait ! Pourquoi m’ont-ils laissé, et ont-ils pris mon pays ? Je ne leur pardonnerai pas ». chapitre 1, ibid, p. 19

296

« 豈有千年⽽ 天下無真主者乎︖有國百年,吾所願也 », chap. 1, p 13.

297 Voir Hou Chang’an, 侯长安, Gong-si shiyu xia de Mingmo zhengzhi sixiang yanjiu (,公私视域下的明末政 治思想研究, « Étude de la pensée politique de la fin des Ming, du point de vue de l’opposition entre gong et si »), Thèse de doctorat, Département d’études de théorie politique (政治学理论), Université Zhengfa,(中国政 法⼤学), 2011, voir pp. 27-33 ; et pp 17-21.

Ainsi, le discours de Zhou Qingyuan apparaît-il étrangement extérieur à cette doxa néo-confucéenne. Essayons d’historiciser cet éloge en dehors des discours légitimes constitués des self-made men impériaux, par Zhou Qingyuan, en en décomposant les parties et en les replaçant dans leur contexte298.

Ces souverains qui n’héritent pas sont d’abord des conquérants, dont l’auteur raconte d’ailleurs les victoires militaires, et montre la présence sur le champ de bataille, comme on l’a vu à propos de Hongwu, Yongle, et du roi de Wu-Yue. Zhou Qingyuan, évidemment, tient ce discours alors que l’empire est en train de s’effondrer.

Ce qui frappe, d’autre part, chez ces bons souverains est évidemment le fait qu’ils se sont élevés à partir d’origines populaires, en « travaillant dur », aussi bien le fondateur des Ming, que le fondateur des Han, ou le fondateur du Royaume de Wu-Yue. Le Recueil nous permet de compléter cette image. Non seulement les bons souverains viennent du peuple, mais encore ils « partagent les plaisirs du peuple » (yumin tongle與民同樂), nous est-il dit.

Le propos, ici aussi, est en apparence extrêmement banal, puisque cet impératif vient directement de Mencius299. L’originalité du recueil de Zhou Qingyuan, est que ce discours sur les joies partagées du souverain et de son peuple a une traduction spatiale. Le second conte, qui s’attache, on l’a vu, à montrer combien le règne de Gaozong fut heureux pour le peuple est frappant à cet égard. Pour Zhou Qingyuan, montrer cette joie partagée implique manifestement de représenter des scènes où le souverain se trouve dans l’espace du peuple (minjian).

Le narrateur reprend, semble-t-il, des extraits des chapitres trois et sept des Anciennes

Affaires de Hangzhou (Wulin Jiushi,武林舊事), qui racontent des sorties du souverain au

298

De fait, nous trouvons là un propos qui n’est guère éloigné des fameux discours du peuple sur le souverain que la critique peut lire dans les pinghua des Song, puisque des discours assez proches peuvent apparaître dans des pinghua (récits vernaculaires) des Song, et sont interprétés ainsi Dans un texte comme Le Conte de l’Histoire des cinq dynasties, le Wudaishi pinghua, le discours sur l'empereur insiste sur ses origines populaires. Voir Wang Xingqi, dans Jiangshi xiaoshuo shihua insiste sur cette représentation d’une mobilité sociale dans le roman, et note un travail de démythification de l'empereur. WANG Xingqi,王星琦 Jiangshi xiaoshuo shihua(講 史⼩說史話, Histoire des romans sur l'histoire) Shenyang : Liaoning Jiaoyu chubanshe, 2000.

299 Voir Liang Huiwang Shang (梁 王 « Première partie du chapitre LiangHuiwang »), Mengzi jizhu ( 孟 註) in Sishu Zhangju Jizhu, 四書章 註, in Zhuzi Quanshu (朱子 書),vol. 6 Shanghai : Shanghai guji chubanshe ( 海 籍出版社), 2010, p. 246.

Bord du Lac, ou qui décrivent la foule bigarrée que l’on peut y trouver300. L’auteur juxtapose ces différents extraits, autour d’une série de chiasmes visuels, qui prennent pour point de départ la décision de Gaozong de venir au bord du lac, pour être vu par le peuple, et le voir. Le texte nous raconte ainsi, successivement, que le souverain a, tel jour, récompensé la cinquième tante Song (Song Wusou宋五嫂) une marchande dont l’étal est au bord du lac pour sa soupe de poisson, qu’il a, tel autre jour, fait chercher un poète dont les vers, sur les murs d’une taverne l’ont ému, tel autre jour enfin, distribué des aumônes aux vieillards qui ont eu l’heur de le rencontrer lors de ses promenades, etc.

Ces fascinations à l’égard des figures d’empereurs populaires (qui viennent du peuple, et circulent dans l’espace du peuple) demandent à être réinsérées dans l’économie générale de l’ouvrage de Zhou Qingyuan. L’ouvrage est organisé autour de la haine et du mépris de l’auteur à l’endroit des caizhu wushamao (財主紗帽) les richards et les fonctionnaires ou les richards qui sont fonctionnaires. Ce sont eux qui corrompent l’empire, le guo, ne se soucient pas du peuple, et coupent le souverain de celui-ci 301.

Élargissons notre champ d’étude, et réinsérons ces manières de hiérarchiser les souverains, de les évaluer, et de les inscrire dans l’espace au sein d’une histoire des ruptures de l’ethos impérial, puisque l’ouvrage de Zhou Qingyuan s’écrit à un moment charnière.

Au moment où le Second Recueil est composé, les souverains Ming ont cessé d’être présents sur le champ de bataille depuis un siècle et demi. Ils commandent à leurs généraux et prennent les décisions qui ont trait à ces conflits depuis le palais impérial. Ces souverains des Ming, d’autre part, en dehors de leurs obligations rituelles (culte au temple du Ciel, etc.), ne sortent pas ou peu des palais impériaux (nous revenons sur les raisons possibles au chapitre suivant)302.

300 La source (sans qu’il soit évidemment possible d’affirmer qu’il s’agit d’une source directe) de Zhou Qingyuan apparaît être le Wulin Jiushi,(武林舊事 Les Anciennes Affaire de Hangzhou). Le texte d’origine, compilé par un fonctionnaire, fait la chronique de la vie de l’empereur Gaozong, après qu’il a abdiqué, tout autant pour consigner les institutions de la Cour, que pour garder la mémoire d’une époque révolue. L’incipit du septième jua n marque très clairement cette ambivalence du texte entre deux fonctions : fixer les institutions de la famille impériale, et fixer les souvenirs d’une époque révolue avec la chute de la dynastie (此书丛脞无⾜⾔, 然间有典章⼀⼆可观,故事事者或取之,然遗阙故不少也)

301 Nous reprenons longuement le texte sur ces questions au premier chapitre de la troisième partie.

302

Voir D. Robinson in Robinson, David. (éd). Culture, Courtiers, and Competition: The Ming Court (1368– 1644), Cambridge : Ma, Harvard East Asian Monographs, 2008, p. 43-45.

La rupture avec l’ethos impérial des Ming apparaît complète, trente ans après l’écriture du recueil. Les souverains des Qing – et plus particulièrement Kangxi – s’affirment comme des figures d’empereurs wu, martiaux, dont les chasses sont mises en scènes. Ils sillonnent, Kangxi notamment, l’empire pour diriger les combats. Ces souverains, plus généralement, sont infiniment plus présents qu’auparavant en dehors des palais impériaux. Kangxi retrouve la pratique ancienne des Tournées d’inspection au Sud (Nanxun 南巡) que son petit-fils, Qianlong, perpétuera303. Dans ce cadre, ils visitent d’ailleurs le Lac de l’ouest, venue qui est commémorée par un ensemble de stèles.

Il est frappant, en ce sens, de constater combien le discours de Zhou Qingyuan anticipe les évolutions qui vont avoir lieu immédiatement ensuite. Son discours s’inscrit sans doute dans une fascination renouvelée pour le martial, tout ce qui est de l’ordre du wu, qui est très présente à la fin des Ming304. Le propos de Zhou Qingyuan peut aussi être interprété comme la traduction d’un sentiment d’éloignement du pouvoir chez un habitant du bas-Yangzi, le cœur économique du royaume, qui est attaché à sa région, et au passé de capitale de l’Empire de Hangzhou. Il n’est pas impossible que, quand les souverains mandchous investissent ce lac, il y ait aussi ce type d’enjeux.

Quoiqu’il en soit, l’ironie de l’histoire est frappante : ces évolutions que Zhou Qingyuan espère ne seront pas mise en œuvre par un souverain Ming, mais par certains de ces « boucs puants » barbares envers lesquels il clame sa haine.

5. Conclusion

Laissons ici de côté ces questions d’évolutions de l’ethos du souverain.

Quant à l’ethos militaire du souverain, voir Clunas, Craig, Empire of Great Brightness : visual and material cultures of Ming China, 1368-1644, Honolulu : University of Hawai ‘i press, 2007 , pp. 165-170

303

Sous Kangxi, 1684-85, 1689, 1699, 1704, 1705 et 1707. Pour une vue d’ensemble sur ces tournées, et leurs évolutions, et leurs enjeux ; voir Michael G. Chang, 'Fathoming Qianlong: Imperial activism, the southern tours, and the politics of water control, 1736-1765,' in Late Imperial China, The Johns Hopkins University Press, v.24, no.2, December 2003.

304

Sur le goût pour le wu, à la fin des Ming voir le chapitre composé par Kathleen Ryor, « Wen and Wu in Elite Cultural Practices during the Late Ming », in Nicola di Cosmo, (éd), Military Culture in Imperial China, Cambridge, MA : Harvard University Press, 2009

Nous avons repris ici une lecture du roman comme geste rituel. Nous pourrions dire, à la suite de Meulenbeld, que les romans en langue vulgaire s’apparentent souvent plus à un tel type d’acte, qu’à ce que l’on entend spontanément lorsque l’on parle de littérature (des œuvres consacrées au beau, au sein d’une sphère esthétique autonome, etc.). La majorité de ces œuvres traite d’un matériau religieux, et répond à des problèmes religieux.

Encore s’agit-il de distinguer selon les cas. Le Second Recueil foisonne de divinités et d’immortels attachés au souverain. Dans un recueil de contes du début des Qing comme les

Belles Histoires du Lac de l’Ouest (Xihu Jiahua,西湖佳話, préface 1673) on ne trouve plus du tout la même prégnance d’un tel matériau305. Le lac est devenu un espace élégiaque, associé à des figures de poètes. Le 12ème conte du recueil raconte une biographie du roi de Wu Yue. Cette biographie, nous dit l’auteur dans sa conclusion, fait pendant à celle de Yue Fei, les deux visant à montrer que le Lac de l’Ouest n’est pas seulement un lieu d’élégance (xiumei秀美), mais aussi de droiture (zhengqi 正氣). Ces deux chapitres sont bien les deux seuls à s’attacher à un matériau politique ; encore y apparaît-il dissocié de tout le référentiel religieux qui les accompagnait chez Zhou Qingyuan.

Depuis un tel point de départ, nous pouvons saisir le plein sens, et les enjeux qu’il y a dans ces romans politico-religieux à situer des souverains dans l’espace : cela permet d’instituer symboliquement la géographie du guo au sein duquel ces auteurs et leurs lecteurs vivent.

Zhou Qingyuan écrit en tant que Chen (臣, sujet politique, capable de penser le bon rapport entre le souverain, et son peuple) des Ming, dynastie dont la légitimité n’est jamais remise en cause dans le texte.

Il écrit aussi en tant que chen d’un royaume imaginaire, centré sur le lac de l’Ouest. Le préfacier donne d’ailleurs à l’auteur le titre fantaisiste de « sujet méritant du Lac de l’Ouest » (xihu zhi gongchen 西湖之功臣). Ce royaume imaginaire permet probablement, au moment où l’auteur écrit, de se représenter un futur possible, alors que l’Empire est en train de se

305 Xihu jiahua, Doupeng xianhua, (西湖佳话. ⾖棚闲话, « Belles Histoires du Lac de l’Ouest, » / « Propos oisifs sous la tonnelle aux haricots », Harbin : Heilongjiang meishu chubanshe (⿊龙江美术出版社), 2015. Sur ce texte voir sur ce texte voir A. Lévy, Le conte en langue vulgaire du xviie siècle. Paris: Collège de France, Institut des hautes études chinoises, 1981, pp. 404-407.

décomposer. Pour imaginer ce futur, ici, l’auteur puise dans les ressources d’un passé distant de près d’un millier d’années. Assurément, le roi de Wu-Yue continue, depuis les cieux, à guetter les moments de crise et de décomposition, où il s’incarnera à Hangzhou pour la troisième fois pour veiller sur son peuple.

Chapitre 3. Quelle exemplarité de l’histoire des