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associées, entre le XVI ème et le XVIII ème siècle

4. Des communautés morales avec les rustauds

Les phénomènes qui sont étudiés par les spécialistes de la vulgarisation comme du roman lettré prennent un sens très différent quand on les ramène aux évolutions qui leurs sont contemporaines dans le champ des formes d’activisme des ru. Nous pouvons nous appuyer ici sur une série de travaux très riches, notamment ceux de Chow. Ils vont nous permettre de mieux saisir ce qui se produit au sein des romans lettrés au cours du XVIIème siècle.

73 McLaren, ibid, p. 176 « This allowed for the rhetorical upgrading of the common reader to a pseudoliterati status – after all, he or she was reading the essence of the classics ».

Afin de penser le lien entre ces romans, leurs évolutions, et les transformations étudiées par Chow dans son étude sur l’essor des discours ritualistes puristes, il nous faut une notion. Nous proposons ici la notion d’imaginaire des communautés morales. Nous désignons par ce terme la manière dont des auteurs déterminent ce qu’il y a et ce qu’il doit y avoir de commun entre les hommes, par-delà les différences d’éducation et d’affiliation doctrinale (ou sous une forme négative de la définition, ce qui les distingue et doit les distinguer en fonction de ces différences). Cette notion nous servira à nous orienter au sein d’une série de ruptures qui ont lieu durant la période.

Partons d’une première manière d’instituer un imaginaire des communautés morales, qui apparaît chez un auteur néo-confucéen central au cours des XVIème siècle, et de la première moitié du XVIIème siècle, Wang Yangming (1472-1529). L’influence officielle de Wang Shouren lui-même culmine dans les années 1570-8074. Ses discours irradient pourtant sur un temps beaucoup plus long, à travers la multitude de mouvements, de contre-mouvements, et d’oppositions qu’ils suscitent. Ce legs de Wang Shouren est encore au cœur des discours au début de la dynastie des Qing, à travers la réaction zhuxiste qu’il suscite. Pour citer Gu Yanwu (顧炎武, 1613-1682), qui écrit alors, Wang Shouren est « l’homme qui a changé le monde »75.

Au cours d’un dialogue avec ses disciples, Wang propose à ceux-ci de prendre pour aune à partir de laquelle évaluer la qualité orthodoxe ou hétérodoxe d’un discours, la capacité de compréhension des « rustauds et des rustaudes » (ainsi, nous retrouvons un terme des préfaces de roman), de manière assez provocante :

« Ce qui est commun avec les rustauds et les rustaudes, renvoie à une vertu commune. Ce qui diffère d’eux, doit être tenu pour hétérodoxe. » (与愚夫愚妇同的,是谓同德 与

愚夫愚妇异的,是谓异端,)76

.

74 Wang Shouren est inclus dans le mausolée de Confucius en 1684, voir Chu, Hung-lam. “The Debate over Recognition of Wang Yang-ming,” Harvard Journal of Asiatic Studies, 48.1 (1988), pp. 47-70.

75

以⼀⼈⽽易天下 ,” Gu Yanwu, Rizhi lu jishi (⽇知錄集釋 « Version annotée du journal de la connaissance quotidienne ») ;annoté par Huang Rucheng ⿈汝成 (1834). Ré-imprimé Shanghai: Shanghai guji chubanshe, 1985), p. 1423.

76

Pour la citation originale, voir Wang Shouren, Wang Yangming quanji 王阳明全集 “Œuvres complètes de Wang Yangming”), vol. 1, Shanghai : Shanghai guji chubanshe ,1992, p. 107.

La distinction même entre orthodoxe et hétérodoxe se formule donc, dans une telle citation, à partir d’un imaginaire sociologique. Les rustauds et les rustaudes, ce qu’ils peuvent comprendre, et la manière dont ils agissent et jugent, donnent la mesure de ce qui reste authentique dans le discours moral. Le propos est radical; il permet bien de comprendre une série de mouvements qui animent cette école. Suivons les conséquences qu’a ce type de prise de position sur les manières de construire socialement des formes d’autorité, et ce qu’elles permettent de comprendre de l’histoire des romans.

En premier lieu, nous pouvons comprendre, au sein d’un tel cadre théorique, qu’il puisse y avoir une forme de gain de légitimité pour les romanciers qui nous intéressent ici, à se mettre en scène en train de parler au vulgaire. Le geste même, pour un auteur, d’en passer par une voix populaire (de jouer la performance d’un conteur professionnel, et de citer des dictons vulgaires (suyu俗語) signe aussi l’authenticité d’une voix, et d’une intention morale, sa capacité à refuser l’artificiel, le spécieux, ou le spéculatif.

En deuxième lieu, cette position de Wang Yangming a des conséquences quant aux manières de hiérarchiser des langues et des œuvres : ce n’est pas la proximité de la langue classique qui définit ici la valeur d’un texte. Nous avons ici un élément pour comprendre comment il est possible, dans certaines préfaces de roman du XVIIème siècle, de présenter des œuvres en langue su, vulgaire, comme équivalents aux Classiques.

Il faut noter que cet imaginaire sociologique des communautés morales (ce que comprennent et font les rustauds est un guide pour distinguer l’orthodoxe de l’hétérodoxe, le bon et le mauvais texte) apparaît associé, au sein de l’École de l’esprit, avec des formes d’activisme social qui sont centrées sur les discours, et qui s’adressent à des publics larges d’une manière non discriminante. C’est bien ce même modèle qui se retrouve au sein des vastes conférences sur le principe (jianghui 講會) qui réunissent à la fin du XVIème

siècle un public mélangé, comme dans les ouvrages didactiques qui sont associés aux membres de cette école. Ces formes ouvertes de public sont possibles et souhaitables, dans un contexte théorique, où nous dit Wang Shouren, les quatre classes du peuple (shi, nong, gong, shang) ont des professions différentes, mais partagent la même Voie (simin yiye er tongdao四民异

业⽽同道 )77

.

77 Voir Wang Yangming Quanji ( 王陽明全集 Œuvres complètes de Wang Yangmin), Shanghai : Shanghai guji chubanshe(上海古籍出版社) ,1992, p. 491.

Ce type d’imaginaire des communautés morales, peut être relié a une deuxième série de conséquences, en matière d’affiliations doctrinales, et d’intertexte. En définissant ce qui est commun aux rustauds et aux rustaudes comme l’orthodoxie, le discours de Wang Yangming ouvre la porte à tous les mélanges entre néo-confucianisme, bouddhisme, et taoïsme. De fait, cette fluidité dans les rapports entre les enseignements apparaît, aux XVIème et XVIIème siècle, intimement associée à la référence à cette école78.

Ce sont bien de tels types de mélanges que nous retrouvons dans des romans comme

l’Histoire Des Sui et des Tang, comme l’Histoire Non-Officielle des Immortelles : les

boddhisattvas y voisinent avec les références à Zhu Xi, et les immortels taoïstes79.

Les auteurs des œuvres romanesques qui nous occuperont ici reprennent un matériau (essentiellement des sources écrites, faut-il préciser) divers, hétérogène, qui renvoie à plusieurs enseignements, ou à un statut doctrinal flou. Chu Renhuo et Lü Xiong apparaissant piocher indifféremment dans toute sorte de textes, qu’ils réécrivent selon leur conception de ce qu’est le principe et de ce qu’est une conduite selon le principe ; qu’importe son origine, et qu’elle soit formulée dans le récit par un homme authentique taoïste, un disciple de bouddha, ou un ministre néo-confucéen vertueux80.

Nous pouvons ainsi saisir une cohérence entre un discours ru sur les rustauds et les rustaudes, et ce qui est commun avec eux, et une série de traits qui sont au cœur des romans qui nous occupent: la manière dont leurs auteurs hiérarchisent les langues et les publics,

78 Voir Chow, ibid, p. 25 et seq.

79

Nous pouvons prendre l’exemple ici des immortelles de l’Histoire Non Officielle, sur lequel nous reviendrons plus longuement au cours de la quatrième partie parce qu’il est très riche. Parmi les immortelles centrales du récit nous trouvons Xiwang mu (西王母 la Reine-mère de l’Ouest), Zhinü (織女 la Tisserande), Bao xiangu (鮑 仙姑 la jeune fille immortelle Bao), Jiutian Xuannü,(九天玄女 la Fille sombre du Neuvième Ciel), Guanyin (觀 ⾳⼤⼠), Guimutianzun (鬼母天尊, la vénérable mère démone). Ces six immortelles circulent entre corpus taoïste et bouddhique.

On ne trouve pas au sein de ce roman, comme de la majorité des œuvres qui nous intéresseront ici, d’articulation nette entre les trois enseignements eux-mêmes, et entre le propos du romancier et ceux-ci. Les « vingt notes d’appréciations » (pinti ershi ze品題⼆⼗則) d’un des critiques, nous disent simplement que le roman met en lumière « bouddhisme, taoïsme, et confucianisme » (p. 1108). Les trois enseignements ne sont pas hiérarchisés, leur rapport n’est pas précisé : nous parlerons, au plus neutre, de mélanges doctrinaux au sein d’un cadre néo-confucéen (que nous distinguerons du néo-confucianisme puriste et du confucianisme puriste).

Pour une vue d’ensemble sur ces questions, voir Brook : « Rethinking syncretism : The Unity of the Three Teachings and their Joint worship in Late-Imperial China » in Journal of Chinese Religions, 21 (Automne 1993) pp. 13-44.

80

Nous reprenons ces questions sur ces romans dans deux chapitres de la partie 4 (le chapitre 2 « intertextualité et reconnaissance du principe », et le chapitre 3 « perdre l’esprit »).

fictionnels ou non, mais aussi choisissent un intertexte. Sur toutes ces questions, les romans du début de la dynastie Qing que nous étudions ici se trouvent dans une très forte continuité avec ce qui s’écrivait durant les dernières décennies des Ming81. S’ils s’en distinguent, c’est surtout par une forme de durcissement moral des propos qui apparaissent au sein des récits eux-mêmes, quant à l’importance de la piété filiale, de la chasteté féminine, le rapport au désir physique, la responsabilité par rapport au sort du prince, etc. : les marques de la réaction morale du début des Qing sont partout, et nous les retrouverons tout au long de cette étude. 82. Déplaçons-nous maintenant à la fin de la période qui nous intéresse, puisque c’est l’intérêt de cette notion d’imaginaire des communautés morales : elle nous permet de saisir des ruptures, et d’apercevoir les cohérences d’évolutions qui ont lieu à travers différents types de discours et de pratiques.