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exemplaire des Tang

3. De l’élégance morale et linguistique des Odes (ya)

Si l’on veut caractériser cette opposition nouvelle, dans le Récit complet, entre la langue ordurière et les affects débridés des héros, et le maintien du souverain et de son propos, le couple pertinent ici est celui formé par les deux termes de 雅 ya (la correction) , et 俗 su (la vulgarité). Le ya, soit le nom des Odes qui sont composées à la Cour, dans le Classique de

Poésie. La préface de ce Classique nous dit que ces odes servent, depuis le centre que

constitue la Cour du souverain, à « donner forme aux mœurs des quatre orients » (xing sifang

zhifeng 形四⽅之風) : ce qu’il s’agit de mettre en forme ici, c’est le su, les mœurs du peuple d’en bas, dont Shan Xiongxin et sa logorrhée constituent l’image195..

Ce qui disparaît, dans cette réécriture c’est non seulement un usage politique du vulgaire (la voix du conteur était le lieu, dans les Écrits oubliés de Sui, où les différences de langue et de titre étaient suspendues) ; c’est peut-être aussi plus profondément, une manière de concevoir ce qu’est le vulgaire. Le terme ne désigne plus la pureté morale de « ceux d’en bas », mais ce qui chez eux, appelle la correction vertueuse du souverain (ya).

Au sein du Récit complet, Gaozong est particulièrement « ya », et sa figure illustre le rôle moral bénéfique que doit avoir le souverain pour le peuple des lecteurs de romans en langue vulgaire.

Il est intéressant, dans un tel contexte, de noter ce qu’il advient du discours sur les héros du peuple, qui ouvrait les Écrits oubliés des Sui. Les deux romans partagent bien un même poème d’introduction, et un même incipit. Là, où il était question, dans les Ecrits, de

caoze yingxiong, et de leur capacité à régénérer l’ordre social, il n’y a plus qu’un blanc196. Le mot même de caoze yingxiong a tout simplement disparu du Récit complet. Si le monde est renouvelé ici, ce n’est pas les héros du peuple, leurs affects et leur langue pure, mais par le prince et son discours néo-confucéen, auquel le narrateur-conteur fait écho.

195 Voir Daxu (大序 « la grande préface »), Shijing (詩經 Classique de poésie), Shiji zhuan(诗 传),Zhuzi Quanshu (朱子 書), Shanghai : Shanghai guji chubanshe ( 海 籍出版社), 2010, vol. 1, p. 254.

196

Nous retrouvons le même basculement au sein du desinit du roman. Ce qu’il faudrait appeler une économie sociale de l’autorité morale, s’est absolument inversé dans le poème de clôture du Récit complet 197:

唐家景运从兹盛,舜⽇尧天喜再逢

Le destin de la maison des Tang d’ici s’affirme Soleil de Shun ! Ciel de Yao ! Joie de leur retour.

En clôture du texte, nous ne trouvons donc plus la référence à Yang Hu, et à la stèle qui lui était élevée depuis l’espace du peuple, mais à la place, le nom de deux empereurs sages de l’antiquité.

Il nous faut surtout noter que Yuan Yuling, s’il donne de Taizu l’image d’un souverain vertueux ne compare jamais, le souverain des Tang à Yao ou à Shun ; nous ne retrouvons évidemment pas non plus de telles appellations dans le Sui Tang. Cette distinction est en apparence ténue. Elle est importante puisqu’au sein du cadre néo-confucéen où ces auteurs écrivent, le temps de Yao et de Shun est le temps d’avant Confucius, l’époque, où les souverains étaient sages, et où les confucéens n’avaient pas à exercer leur magistère moral à la place du pouvoir198.

Il faut noter, d’autre part, que cette référence à Yao et à Shun, dans le Récit complet, et si le roman date bien du début des Qing, est contemporaine d’évolutions dans la manière de s’adresser au pouvoir impérial et d’en parler, qui sont notées par Huang Chin-Shing. Il est possible, sous le règne de Kangxi, pour des ru de présenter, justement, le souverain comme un nouveau Yao et un nouveau Shun, - ce qui ne l’était manifestement pas sous les Ming. Ceci parce que la sagesse du souverain fait disparaître la distinction entre daotong (道統 continuité morale), et zhengtong (正統 continuité politique), qui fondait le magistère moral des néo-confucéens.199.

197

Chapitre 68, ibid. p. 1221.

198 Nous revenons sur la centralité de cette distinction au chapitre quatre de la partie 2. « Faire voir le souverain ».

199

voir Huang, Chin-shing. Philosophy, Philology, and Politics in Eighteenth-Century China. Cambridge: Cambridge University Press, 1995, p. 143. Il en présente très clairement les enjeux. “Since they saw themselves as representatives of the Way, Confucians were theoretically justified in opposing political authorities whenever the situation required. Authentic Confucians since Confucius and Mencius had upheld this idea, and Sung and Ming Confucians with their sense of “continuity” or “tradition” further reinforced it. By and large, the role of the

Que l’on lise ou non un lien du Récit complet avec ces évolutions contemporaines, il ne semble pas exagéré de dire que ce roman se donne comme la répétition, l’écho affaibli d’une ode (ya), qui est écrite depuis le lieu du pouvoir (un nouveau Yao, et un nouveau Shun), et dans sa langue classique administrative.

Traduire les Saintes Instructions

Nous pouvons rapprocher la manière d’agencer et de hiérarchiser les langues (classique vs vulgaire) et les affects (impérial vs populaire) qui apparaît progressivement au sein du Récit complet, au fur et à mesure que se dévoile ce nouveau Yao et ce nouveau Shun qu’est Li Shimin, d’un genre de texte et d’une pratique sociale.

Il y a en effet là exactement le même dispositif que celui que l’on trouve dans les

Saintes Instructions (shengyu 聖諭) du fondateur des Ming, comme dans leur reprise au début des Qing par Kangxi (Shengyu Shiliu tiao 聖諭⼗六條)200

.

Ce sont des textes, que le pouvoir impérial fait diffuser pour éduquer le su. Ces étranges constructions ont plusieurs niveaux. Elles s’ouvrent sur une maxime en chinois classique, poursuivent avec son explication dans une langue moyenne, complètent avec un poème ou une chanson sur le même thème, et s’achèvent sur une illustration gravée, et une anecdote en langue vernaculaire201.

Nous savons que ces Saintes instructions et les anecdotes qui les accompagnent sont associées aux conteurs professionnels. Elles constituent une ressource, parmi les matériaux possibles (puisque les conteurs sont apparemment spécialisés dans un matériau narratif, par exemple l’histoire des Trois Royaumes, ou encore celle des héros du Bord de l’eau, etc.)202.

Confucian Way in checking government was very much alive in the minds of Confucians until the early Ch’ing period. Nevertheless this concept was eliminated when the K’ang-his emperor successfully appropriated the long-aspired Confucian political ideal – the unity of power and truth”, ibid., p. 143-144.

200 Sous les Qing, voir Victor Mair, "Language and Ideology in the Sacred Edict," in Andrew J. Nathan David G. Johnson, Evelyn Sakakida Rawski, eds,, Popular Culture in Late Imperial China (Berkeley: University of California Press, Voir sa conclusion p.327-360. .

201 Voir Edouard Chavannes « Les Saintes Instructions », Bulletin de l’école française d’Extrême Orient, III, 04, 1903 p 549-563.

202 On trouve une riche synthèse à propos du conteur le plus fameux de la fin des Ming, et du début des Qing, 柳 敬亭 Liu Jinting, et du rapport des discours néo-confucéens contemporains à ces figures de conteurs , dans la thèse de Hongyu Huang sur Wu Weiye. Voir Huang, Hongyu, History, Romance and Identity: Wu Weiye (1609-1672) and His Literary Legacy, thèse de doctorat, Université Yale, 2007, p. 160-190.

Nous pourrions dire ainsi que l’auteur du Récit complet couple dans la dernière partie de son récit deux matériaux : le Bord de l’eau, et les Saintes instructions dans un récit unique. On pourrait aussi dire que l’auteur reprend le lieu imaginaire de discours du conteur qui est associé à ces shengyu, puisque nous savons que, parmi la multitude de lieux possibles où un conteur professionnel peut officier, se trouvent les kiosques qui hébergent ces instructions impériales203

Sur ce point aussi, nous disposons d’éléments d’un contexte politique immédiat (on a vu que la préface du roman est datée de 1736), sans savoir dans quelle mesure ils influent : Yongzheng (r. 1723-1735) durant la deuxième année de son règne, dans le Shengyu Guangxu 聖諭廣訓 (« Larges enseignements des Saintes Instructions »), reprend les Seize Instructions de Kangxi, qu’il fait développer à travers des exemples, et insiste sur la diffusion de celle-ci auprès du peuple, relançant ce type de pratiques à travers l’empire 204.

Conclusion

Résumons ce que nous a livré cette étude.

Certains passages du Shuo Tang apparaissent construits autour d’un jeu de rupture entre la valeur de sujet moral que les personnages du roman (et ses lecteurs) tendent à accorder aux héros, et le statut que leur accorde le récit. Ainsi la mère de Qin Qiong s’attendait-elle à rencontrer des sieurs et des damoiseaux ; elle découvre, stupéfaite, dans les frères jurés de son fils des monstres de théâtre qui jurent à tout va.

Ce jeu avec différentes valeurs possibles des représentations littéraires des héros nous invite à souscrire au jugement de Hegel : sans que l’on puisse savoir si l’auteur s’appuie sur une lecture des Ecrits oubliés de Sui, ou du Sui Tang, nous avons ici, manifestement une parodie de l’un de ces textes.

Le propos de Hegel semble pourtant incomplet. Le texte nous invite à replacer cette parodie dans une économie linguistique et politique plus générale. A cet égard, il est

203 « Sacred Edict Lecturing », in de Sources of Chinese Tradition: Volume 2: From 1600 Through the Twentieth Century Wm. T. de Bary, Richard Lufrano, eds. (2000). Sources of Chinese Tradition. Vol 2. Columbia University Press. pp. 70–72 ; voir aussi p. 125-126

204 Voir Kung-Yu Yuan 袁公瑜, Yongzhengdi tongzhishu zhi yanjiu ( 雍正帝統治術之研究 « Une étude des techniques de gouvernement de Yongzheng »), thèse de doctorat, Zhongguo wenhua daxue shehui kexue yuan, zhengzhi xuexi(中國⽂化⼤學社會科學院政治學系), Juin 2012, pp. 157-166.

intéressant de constater que cette réécriture des héros est marquée par trois changements : la disparition du discours sur les caoze yingxiong, et la régénération de l’ordre social par eux, (le terme même disparaît) ; un nouveau statut du souverain des Tang qui est devenu dans ce roman du début des Qing un prince sage, un nouveau Yao et nouveau Shun ; un jeu de contraste entre langue et affects associés au pouvoir (une langue administrative néo-confucéenne (ya)), et une parole vulgaire et sans tenue (su) qui n’était pas présent dans les

Ecrits oubliés des Sui.

Ainsi, on suspecte que s’il faut faire des héros des bouffons, c’est bien probablement pour mieux faire apparaître la vertu rayonnante du nouveau Yao et du nouveau Shun qu’est l’empereur ; que s’il faut moquer, vider de toute réalité et de toute valeur morale les précédentes représentations littéraires des héros, c’est aussi qu’il s’agit de refuser tout un imaginaire du populaire et du vulgaire qui empêchait de voir la vertu du prince.

On gagnerait à l’heure de lire ces romans, il semble, à se défaire de l’idée que leur langue constitue un reflet transparent de l’origine ou de la situation sociale de leurs auteurs et de leurs lecteurs.

Nous n’avons pas besoin d’imaginer que l’auteur du Récit complet est en fait un lettré (qui s’amuse à parodier les codes de la vraisemblance qui sont ceux de son milieu) comme c’était le cas chez Hegel, ou que l’auteur est véritablement un conteur qui vient du peuple (et dont on peut savourer la langue populaire et authentique) comme chez Qi Yukun. Il faut s’habituer à l’idée que l’on n’en sait rien. Nous ne disposons ici d’aucun élément biographique, ni même d’une introuvable édition princeps.

Surtout, ce désir d’attribuer une origine sociale à l’auteur masque ce qui semble important : le fait que le peuple et sa langue sont des objets de fantasme, fantasmes qui ont une histoire. Ici nous trouvons bien, chez ces deux auteurs, des manières divergentes de se représenter ce que sont les voix ou les figures du peuple, des manières opposées de déterminer leur valeur par rapport à la langue classique et à l’institution impériale, et, partant, une réécriture qui est chargée idéologiquement.

Conclusion. Énonciation romanesque et