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Troisième partie : Légitimités publiques

1. Des conflits politiques des Ming aux Qing

Plusieurs options sont possibles si l’on veut penser une vie politique dans le cadre impérial au XVIIème siècle. Le premier découpage est le plus restreint et le plus spectaculaire. Il se concentre sur les confrontations entre des individus et le pouvoir : les attaques ouvertes, les pamphlets, les condamnations d’individus par le pouvoir, les manifestations mêmes, puisqu’il y en a. Arrêtons-nous sur les évolutions que font apparaître cette première lecture avant d’élargir notre définition d’une vie publique.

Des confrontations entre lettrés et pouvoir et de leur disparition

À la fin des Ming, de manière fameuse, les académies sont devenues des lieux hautement politisés (au sens restreint ici de discours à propos de l’exercice du pouvoir par le souverain). Ce sont des espaces où l’on peut critiquer publiquement l’empereur, et où l’on prend en tout cas position sur les affaires qui ont lieu à la Cour388. Si les académies (et notamment la plus active, Donglin (東林) à Wuxi, ouverte en 1604) sont interdites en 1622, leur disparition laisse la place à d’autres formes d’activisme, plus virulentes encore389. L’organisation la plus singulière à cet égard est la très large Société du renouveau, la « Fushe » (復社), qui s’organise durant les années 1620. Les dimensions de cette organisation

388 Sur la vie politique de la fin des Ming, voir les chapitre 9 et 10, par R. Huang, et W. Atwell, in Mote, Frederick W. et Twitchett, Denis, (éds.), The Ming Dynasty 1368-1644, volume 1, collection Cambridge history of China, Cabridge : Cambridge University Press, 1988, pp. 511-640.

389 Sur Donglin, voir Dardess, John. Blood and History in China: The Donglin Faction and Its Repression, 1620-1627. Honolulu: University of Hawai'i Press, 2002.

sont sans commune mesure avec les factions traditionnelles, qui ne concernaient qu’un groupe restreint de personnes associées à la Cour. La Société a des antennes dans l’ensemble des préfectures du pays, elle demande à ses membres de s’engager sur une série de principes généraux, et elle organise une activité de pression sur le gouvernement central, et le processus de sélection des mandarins, afin d’avantager ses membres. On a pu parler du premier parti politique de l’histoire chinoise ; il y a au moins ici un groupe organisé et massif, qui trouve son centre à l’extérieur de l’institution impériale elle-même, et qui vise à agir sur celle-ci.

Il y a là un phénomène sans précédent. C’est aussi un phénomène sans postérité. Wakeman a les formules les plus brutales quant à la disparition de toutes ces formes organisées de pression sur (et d’opposition à) l’institution impériale. Ce qu’il nomme une « sphère publique critique » disparaîtrait avec l’arrivée au pouvoir des souverains mandchous, en 1644390.

Présentons rapidement la rupture qui a lieu au début des Qing sur ces questions. On peut évidemment être condamné pour ce que l’on écrit au début des Qing, avec une dureté qui varie selon les souverains, puisqu’il faut distinguer entre la violence des condamnations qui ont lieu sous la régence de Dorgon (entre 1643 et 1650), de leur clémence relative sous Kangxi (r. 1661-1722). Il est difficile pourtant, dans ces termes, de saisir une rupture radicale avec la dynastie des Ming (il est évidemment ardu de mesurer les terreurs qui restent tacites et leurs fluctuations). S’il y a des épisodes de condamnation plus violents et spectaculaires au début des Qing que sous la dynastie Ming, c’est aussi que ceux qui sont condamnées durant ce second XVIIème siècle n’ont pas simplement mis en cause la manière dont le pouvoir impérial s’exerce, mais plus profondément qu’ils remettent en question la légitimité même des souverains Qing à régner sur le pays391. Si l’on suspecte un durcissement, les pratiques de la censure, ses méthodes, en tout cas, ne changent pas avec l’arrivée au pouvoir de cette dynastie. La vraie rupture sur ce point aura lieu plus tard, sous le règne de Qianlong 392.

390 Frederic Wakeman, 'Boundaries of the Public Sphere in Ming and Qing China', in Daedalus, 127:3 (1998), pp. 167–89.

391 Ng et Wang font une synthèse de ces condamnations littéraire par le pouvoir impérial, pour des critiques ou des remises en causes de celui-ci au début des Qing, voir Ng,On-cho, et Q. Edward Wang, Mirroring the Past: The Writing and Use of History in Imperial China. Honolulu: University of Hawaii Press, 2005, p. 240-241.

392 C’est sous le règne de Qianlong en effet, que pour la première fois, il y a une liste systématique des ouvrages autorisés et interdits. Voir la synthèse proposée à l’entrée « Qing dynasty », dans Derek Jones (éd.), Censorship, A world encyclopedia, Routledge, 2001, p. 483.

Outre ces condamnations littéraires, il y a, dès les premières années du pouvoir des Qing à Pékin, et c’est une rupture plus tangible, un contrôle beaucoup plus efficace des lieux d’où émergent et se diffusent les contestations. Nous savons que des luttes factionnelles à la Cour ont toujours lieu sous les règnes de Shunzhi et Kangxi ; elles sont désormais feutrées, et ne filtrent plus hors du palais impérial, au contraire de ce qui se passait à la fin des Ming393. Les académies, qui avaient été des relais centraux de ces conflits factionnels, mais aussi et plus généralement de formes de politisation (on y parlait à la fin des Ming des affaires à la Cour) sont fermement reprises en main par le pouvoir, puisqu’elles doivent désormais toujours être encadrées par un fonctionnaire local (1652).394

Nous pouvons ici reprendre le témoignage d’un de ces anciens académiciens, qui laisse saisir pleinement ce que produit ces évolutions d’un climat politique :

« À l’origine (i.e sous les Ming), lorsque nous organisions des sessions d’étude, il y avait des réunions annuelles, des réunions mensuelles, des réunions chaque décade, des réunions chaque saison, tout le monde réfléchissait à son propre comportement et participait au travail érudit, nous étions emplis de crainte lorsque nous nous examinions mutuellement (…) À l’époque, nous avions l’impression que cette mentalité nous mettait en communication avec le ciel et la terre et nous connectait avec les sages et les (anciens) rois. Nous ne pouvions nous empêcher d’en concevoir de folles espérances. Lorsque nous quittions (nos réunions), c’est pour aller aider le souverain (à devenir un Sage), et secourir le peuple, c’était une entreprise à soulever le ciel et la terre ; sur place, nous rassemblions les meilleurs talents de l’empire, et nous leur dispensions notre enseignement, à l’instar des écoles de Lianxi, de Luoyang, du Guanzhong, et du Fujian (les quatre grands centres du néo-confucianisme des Song). Je n’aurais jamais pensé que les temps changeraient à ce point et que les choses seraient aussi différentes (i.e. depuis la conquête mandchoue), que nous n’aurions plus les moyens de poursuivre cette double ambition, et que nous en serions réduits à fermer nos portes et cesser nos échanges, à réserver nos opinions aux livres que nous écrivions. Cela fait plus de dix ans maintenant… » 395.

393 voir la section « Court Factions » dans F. W. Mote, Imperial China: 900–1800, Cambridge: Harvard University Press. 1999, p. 879-881.

394

Voir Benjamin A. Elman, « Imperial Politics and Confucian Societies in Late Imperial China: The Hanlin and Donglin Academies », Modern China, Vol. 15, No. 4. (Oct., 1989), pp. 379-418

395

Il s’agit d’un extrait d’un discours de Chen Hu (陳瑚, 1613-1675), à l’académie Bailudong(⽩鹿洞 ) au Jianxi. La traduction, les notes sont de P.E. Will. Voir « Entre présent et passé », Introduction à Philip A. Kuhn, Les origines de l'État chinois moderne (Paris, Éditions de l'EHESS, 1999, traduit par Pierre-Étienne Will), p.56.

Il y a, tout simplement, une vie politique, qui se pensait à l’échelle de l’empire (on s’y inquiétait de la mise en ordre du guo, et du tianxia, et de la politique menée par le souverain lui-même), qui disparaît au début des Qing.

Une deuxième série de ruptures apparaît, avec cette nouvelle dynastie, qui porte sur la manière dont le souverain légitime ses actes, et est reçu par les lettrés, et qui permet de relativiser cette image d’une terreur imposée par le pouvoir mandchou.

Les souverains Qing, de Huang Taiji (r. 1626 à 1643), à Shunzhi (1643-1661) ont, avec constance, présenté et justifié leurs choix politiques à partir d’une rhétorique néo-confucéenne. Les différents chercheurs qui ont travaillé sur la question s’accordent pourtant pour souligner qu’il y a une rupture nette dans la perception du pouvoir Qing par les lettrés confucéens, qui a lieu sous le règne de Kangxi396. Le souverain parvient à capter dans la manière dont il présente son gouvernement, et dont son gouvernement est reçu dans le pays, un idéal néo-confucéen du prince-sage. On a pu parler de « lune de miel » entre les zhuxistes puristes et Kangxi397. Huang Chin-shing note qu’il est décrit par des particuliers qui sont ses contemporains, en dehors d’un discours officiel, selon une rhétorique qui est nouvelle et ne serait pas apparue possible au moins durant le dernier siècle des Ming : il est l’égal des souverains sages de l’Antiquité, Yao et Shun, etc398.

Il y a donc une rupture majeure au cœur de ce travail. Dans la société du début des Qing, ce cadre néo-confucéen de discours a cessé d’être opérant pour organiser des forces politiques extérieures à l’institution impériale, et en confrontation avec le pouvoir. Dans le

396Kessler, Lawrence D. K'ang-hsi and the Consolidation of Ch'ing Rule, 1661-1684. Chicago: University of Chicago Press, 1976. Et plus récemment, Miller, Harry, State versus gentry in early Qing dynasty China, 1644-1699 , Palgrave Macmillan, 2013.

397 Voir Chow, Kai-wing. The Rise of Confucian Ritualism in Late Imperial China. Stanford: Stanford University Press, 1994, p. 7.

398 C’est présenté très clairement chez Huang Chin-Shing “Since they saw themselves as representatives of the Way, Confucians were theoretically justified in opposing political authorities whenever the situation required. Authentic Confucians since Confucius and Mencius had upheld this idea, and Sung and Ming Confucians with their sense of “continuity” or “tradition” further reinforced it. By and large, the role of the Confucian Way in checking government was very much alive in the minds of Confucians until the early Ch’ing period. Nevertheless this concept was eliminated when the K’ang-his emperor successfully appropriated the long-aspired Confucian political ideal – the unity of power and truth.”

Voir Huang, Chin-shing. Philosophy, Philology, and Politics in Eighteenth-Century China. Cambridge: Cambridge University Press, 1995, p. 143-144.

même temps, il reste omniprésent dans les discours de la période, qu’il s’agisse des romans, ou d’une série de discours néo-confucéens bien diffusés.