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Conclusion. Énonciation romanesque et discours ru sur l’organisation sociale

Essayons de saisir ces ruptures dans la manière d’imaginer la valeur sociale et morale de l’espace narratif au sein d’une histoire plus large, qui est celle des évolutions du néo-confucianisme entre la fin des Ming et le début des Qing.

Un recueil du début des Qing, les Propos oisifs sous la tonnelle aux haricots, (Doupeng xianhua⾖棚閑話) représente de manière spectaculaire un tel lien. On peut se rapporter ici à la présentation de C. Lebeaupin. Les contes qui sont racontés dans le récit trouvent leur lieu dans une tonnelle, faite, nous dit-elle :

« (de) matériaux communs : piquets de bambous et montants de bois, lianes enroulées et nouées d’un bout à l’autre pour faire tenir l’ensemble. On reconnaîtra dans ces éléments de base la langue vernaculaire, bien sûr, mais aussi un stock culturel qui appartient à tout le monde : historiettes archiconnues, clichés édifiants, lambeaux de textes plus ou moins anciens et d’origines diverses dont nous verrons l’auteur disposer en toute désinvolture205. »

Au cours du dernier conte, un recteur de collège très cultivé insiste pour pénétrer dans cette tonnelle, étonné de voir les foules qu’attirent les histoires qui y sont racontées. Le vieil instituteur qui avait narré les premiers contes tente de le dissuader : ces pauvres récits oisifs ne concordent pas avec les classiques206. Le recteur insiste, et pénètre finalement dans l’espace narratif. Il assomme alors l’auditoire avec un discours sur le principe, et vient contredire les croyances populaires. La tonnelle aux haricots est détruite, et le recueil s’achève.

Il y a ici l’illustration la plus frappante de ce qu’est le regain zhuxiste des années Kangxi. C’est l’occasion d’une « lune de miel », pour reprendre les termes de Chow, entre les années 1670 et 1690, entre ru et pouvoir impérial. C’est aussi le moment d’une réaction au sein de ces mouvements puristes zhuxistes, à l’égard de cet espace populaire (minjian), et des

205 Propos oisifs sous la tonnelle aux haricots, Aina jushi, (aut.), Claire Lebeaupin (trad.), Paris : Gallimard, Collection Connaissance de l’Orient, 2010., p. 25.

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discours qui y circulent. Ce mouvement zhuxiste détruit ici très littéralement le lieu depuis lequel il était possible au narrateur-conteur de parler.

Nous retrouvons, sous une forme différente, la même inflexion dans les manières de concevoir cet espace narratif, au sein du Récit complet. Nous pouvons saisir en premier lieu ce lien avec les formes de discours et de pratiques ru à travers la notion d’affect (qing). Le qing, inconstant, labile des héros de Yuan Yuling, qui passent en un instant des « accès de colère, aux éclats de rire » (hu yan nu fa, hu yan ge xiao忽焉怒发,忽焉咯笑207

), est devenu rouma – répugnant, condamnable, – comme le texte du Récit complet le souligne de manière assez didactique.

C’était au nom de cet imaginaire d’une spontanéité affective, et de cette valorisation des affects non éduqués, qu’il était possible de faire l’éloge des héros du peuple dans les

Écrits oubliés des Sui.

Ce qu’il s’agit de parodier avec ces héros bouffons dans le Récit complet, c’est aussi sans doute ces discours sur le qing non éduqué et spontané qui viennent de la fin des Ming.

Si c’est le cas, du moins, cette réaction du texte du Récit complet face au qing instable des héros épouse le grand mouvement mis en valeur par Huang, comme par Wai Yee Li, dans leurs études sur le qing amoureux208. Il y a une réaction morale omniprésente après 1644, à l’encontre de tous ces discours à propos de la spontanéité affective, qui sont associées aux conduites les plus débridées, et auxquels la chute des Ming (avec tous les stéréotypes négatifs qu’en vient à prendre au début des Qing l’expression « Fin des Ming » ( Mingmo 明末)) est, directement ou non, imputée : la rupture a lieu en même temps dans les champs néo-confucéens, et littéraire209.

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Préface, Suishi yiwen, ibid., p. 2

208 voir Martin Huang. Desire and Fictional Narrative in Late Imperial China, Cambridge: Harvard University Press, 2002.

209 Voir Wai-yee Li, 晚明時刻 ”The Late Ming Moment,” in Yingyu shijie de Tang Xianzu yanjiu lunzhu xuanyi (英語世界的湯顯祖研究論著選 Anthologie d’études critiques sur Tang Xianzu dans le monde anglophone), Hangzhou: Zhejiang guji chubanshe, 2013, pp. 28-64.

Plus généralement, nous passons, du Suishi au Shuo Tang, d’un imaginaire social où l’origine morale se trouve dans le peuple (dans les héros caoze, comme dans la voix su), à un discours où elle se situe en haut, dans une langue classique administrative, dans des figures de princes vertueux, nouveaux Yao, et nouveaux Shun.

Il faudrait reprendre à partir d’une notion de ce type d’autres romans « populaires » du XVIIIème siècle. Il semble (?) que nous ayons là l’image d’un mouvement plus général. Ouyang Jian notamment insiste sur le mouvement de « shisuhua », de vulgarisation des romans qui traitent d’un matériau historique, qu’il associe à des auteurs non lettrés, plus proches des imprimeurs commerciaux comme des conteurs professionnels (sans manifestement disposer d’élément biographique quant à ces auteurs anonymes) 210.

Laissons de côté ce discours sur la sociologie réelle de ces auteurs, et de leurs lecteurs, qui fait écran. Ouyang Jian désigne une forme de su qui se définit par contraste avec le ya – (il parle de suerbuya 俗⽽不雅)211

. Le vulgaire, et le populaire, se construisaient, par contraste, dans un roman comme celui de Yuan Yuling sur l’effacement de cette opposition et le refus des positions politiques et théorique qu’elle impliquait.

Il faudrait comprendre dans ces romans « suerbuya » du XVIIIème siècle, dans quelle mesure cette évolution correspond à un changement plus général dans les manières de hiérarchiser socialement les affects et les langues (de parler ou non des héros du peuple (caoze

yingxiong), de mettre ou non en scène des écarts de sociolectes, de faire intervenir des Yao et

des Shun ou de refuser ce type de représentations du pouvoir impérial et de la langue administrative, etc.), et dans quelle mesure ces transformations sont en prises sur les transformations dans le rapport au populaire et au vulgaire qui apparaissent chez les ritualistes puristes.

210 Ouyang Jian, 歐陽健, Lishi xiaoshuo shi (歷史⼩說史 « Histoire du roman historique »), Hangzhou : Zhejiang gujichubanshe, (杭州 浙江古籍出版社) 2003. p. 338-9. Il en donne pour exemple, notamment la Venue de l’Ouest de l’empereur les Liang (Liang Wudi xilai yanyi 梁武帝西來演義(1673) ; l’Histoire Complète de Yue Fei, (Shuo Yue Quanzhuan 說岳全傳(en 1684 ), le Shuo Tang ,(1736) et ses différentes suites sous le règne de Qianlong, entre autres, pp. 339.

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Deuxième partie : Ordonner l’espace