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Second Recueil du Lac de l’Ouest

1. Quand le prince apparaît au peuple

C’est une question d’ordre très pratique qui apparaît dans l’Histoire des Sui et Tang aussi bien que dans le Second Recueil : comment, dans quelles circonstances, est-ce que le souverain doit être visible à un peuple ? Un peuple, voire du peuple, c’est-à-dire un groupe de personnes qui sont présentées dans un texte comme non-individualisées, extérieures à

l’institution impériale, dont les noms particuliers et les histoires singulières sont traités comme dénuées de pertinence au sein d’un discours.

La question demande à être contextualisée, à partir des éléments dont on dispose grâce à l’historiographie sur la période. Les souverains des deux derniers siècles Ming sortent peu des palais impériaux, à part pour remplir leurs obligations rituelles, on l’a vu351. Il y a à cet égard un contraste très net avec la conduite d’un souverain des Qing comme Kangxi. Outre que le souverain est beaucoup plus souvent en dehors de la Cité Interdite ( que ce soit sur le champ de bataille, ou à la tête de ses armées ), il mène plusieurs tournées au Sud (nanxun 南 巡)352

.

Il s’agit là de la présence du souverain en dehors des palais impériaux, et non pas de sa visibilité au peuple, nous répondra-t-on. De fait, ces tournées au Sud sont présentées, et pensées comme la visite par le souverain d’une série de lieux et de personnes précises, et non pas comme une occasion de se faire voir d’une foule d’anonymes.

Pourtant, nous savons que cette présence hors du palais va de pair chez un souverain comme Kangxi avec un souci d’être vu et de voir le peuple (soit des groupes non qualifiés d’individus). Le Giornale de Ripa nous décrit, par exemple en 1713, lors du 60ème anniversaire de Kangxi, une procession depuis le Palais d’Eté jusqu’à la Cité Interdite, dans la liesse populaire353. Mieux : on sait que Kangxi donne des instructions pour être visible à la foule, au moins lorsqu’il se déplace pour aller accomplir les grands rites au Temple du Ciel. C’est un article de L. Gabbiani qui souligne cette évolution 354. Jusqu’alors, le souverain lors de ces processions restait systématiquement masqué à la foule, par un ensemble de tentures. Elles disparaissent sous les ordres de Kangxi ; Qianlong reprendra les instructions de son grand-père.

351 Voir Robinson , in Robinson, David M. (éd). Culture, Courtiers, and Competition: The Ming Court (1368– 1644), Cambridge : Ma, Harvard East Asian Monographs,2008 , p. 44-45.

352 Sous Kangxi, en 1684-85, 1689, 1699, 1704, 1705 et 1707.

353 Ripa, Giornale, ii, pp. 110-111. , cité in Arthur K Wardega (éd.) , In the Light and Shadow of an Emperor: Tomas Pereira, S.j .(16451708), the Kangxi Emperor and the Jesuit Mission in China, Newcastle-upon-Tyne : Cambridge scholar publishing, 2012. p. 209.

354 Luca Gabbiani, « Les déplacements impériaux dans la Chine du XVIIIème siècle : dimensions rituelles et politiques » in Agnès Bérenger et Eric Perrin-Saminadayar (éd.), Les entrées royales et impériales. Histoire, représentation et diffusion d'une cérémonie publique, de l'Orient ancien à Byzance, Paris : De Boccard, 2009, p. 255-282.

S’il y a bien ainsi une rupture dans l’ethos impérial avec les souverains des Qing, l’impression la plus forte qui reste est celle d’une grande continuité, celle d’un cadre théorique où il y a au moins une absence d’intérêt, sinon une gêne pour ces scènes où le souverain se donne à voir à un peuple, ou une foule informe355.

C’est en effet dans des notes administratives qu’il faut aller chercher des instructions à propos de tels moments. De la même manière, c’est chez Ripa, un occidental (qui doit d’ailleurs être, lui, bien habitué aux scènes d’apparition du prince à une foule), que l’on trouve, semble-t-il, le principal récit des liesses populaires lors du passage de Kangxi, dans les rues de Pékin, pour son anniversaire.

Essayons de comprendre comment, dans les discours néo-confucéens eux-mêmes, cette soustraction visuelle est justifiée. Il n’y a à ce propos rien à voir – ni à lire : nous n’avons pas trouvé de mise au point d’ensemble quant au discours ru à propos de la visibilité du prince à une foule, et les problèmes qu’elle pose. Ce que nous avons trouvé en revanche, ce sont des mémoires composés par des fonctionnaires qui abordent ponctuellement cette question sous le règne de Zhengde des Ming, un souverain atypique sous les Ming, entre autres parce qu’il souhaite renouer avec la pratique ancienne des tournées au Sud356.

La réticence des fonctionnaires face au projet de Zhengde s’explique en partie par le caractère fantasque du souverain ; elle donne du moins les éléments d’un argumentaire néo-confucéen sur ces questions357. Outre que de telles tournées auraient un coût considérable, et accableraient financièrement la population, elles mettraient en danger le souverain lui-même. À rebours, et il y a là une formule que nous allons retrouver dans les romans, la vision du souverain risquerait de perturber la foule (jingdong zhongren 驚動眾⼈). Au sein de ce

355 Wilt Idema s’intéresse aux tanci (彈詞)- une littérature versifiée associée au minjian (l’espace du peuple), non datée et anonyme. Il note l’omniprésence au sein de ces textes de récits de voyages de souverains incognito dans le peuple ; il souligne que les souverains Kangxi et Qianlong incarnent l’aspect positif de tels épisodes; alors que les récits associés à Zhengde sont négatifs ( il y a là une masse immense de textes manifestement peu étudiée). Voir Wilt Idema, « Prosimetric and verse narrative », in Cambridge History of Chinese Literature, vol. 2, pp 343-345.

356

Sur le règne de Zhengde et ses voyages, voir J. Geiss « The Cheng-te reign, 1506-1521 », in The Cambridge History of China, Vol 7 : The Ming Dynasty, 1368-1644, p. 1, F. W. Mote, Denis Twitchett, (éd), Cambridge : Cambridge University Press, 1988, pp. 418-423 ; et pp. 430-440.

357 Voir le mémoire envoyé au trône par Huang Gong⿈鞏 et Lu Zhen 陸震, en 1519, in Zhang Tingyu, 张廷⽟, Mingshi (明史 Histoire des Ming), juan 189, Beijing : Zhonghua shuju, (中华书局),2011, vol. 16, p . 5016 – 5020.

discours, ce n’est donc pas seulement qu’il ne se passe rien quand le souverain paraît à la « foule », c’est qu’il s’y passe quelque chose de gênant, de perturbant. Le terme de jingdong, au moment où ces fonctionnaires écrivent ces propos peut avoir un sens fort : ainsi, dans les

Trois Royaumes, le fait de ne pas avoir de souverain, situation impensable, risquerait-t-il de

« jingdong » déstabiliser, stupéfier le monde 358.

C’est dans ce contexte que nous voudrions relire le Sui Tang, et le Second Recueil. Commençons par bien préciser notre objet, en distinguant les scènes où la personne du souverain apparaît à des troupes militaires (bing 兵), et les scènes où il est présent devant le peuple, une foule non qualifiée (min, 民, zhong, 眾).

Nous trouvons dans le Sui Tang yanyi une scène larmoyante, où le souverain se présente à ses soldats. La scène intervient au chapitre 92, lors d’un épisode fameux. La capitale, Chang’an, vient de tomber aux mains d’An Lushan, l’empereur Xuanzong est en fuite avec ses soldats, qui menacent de se rebeller, et exigent la mise à mort de sa concubine, Yang Guifei.

L’auteur insère au sein de cet épisode une intervention du souverain. Xuanzong, conscient de la fatigue de son armée, et de l’atmosphère de défiance qui règne, se montre à ses soldats et s’adresse à eux. Son discours est capable de les émouvoir (gan 感), et permet de restaurer leur pleine loyauté envers le prince. C’est ici une émotion bonne qui naît de la vision du souverain : elle permet de renforcer l’ordre impérial, alors qu’il est menacé 359.

Quand il s’agit non plus de soldats, et de loyauté durant les combats, mais du peuple, dans sa vie quotidienne, le discours romanesque sur ces apparitions directes du souverain apparaît infiniment plus ambigu.

Reprenons ici une thématique qui apparaît dans l’Histoire exemplaire, comme dans le

Second Recueil, qui est celle des réjouissances partagées entre le souverain et le peuple

(yumin tongle與民同樂).

Nous nous sommes déjà arrêtés sur le deuxième conte du recueil de Zhou Qingyuan. Il est tout entier construit autour d’un éloge de la capacité de Gaozong des Song à partager les

358 Chapitre 6. Voir l’entrée jingdong, dans Luo Zhufeng (éd.)羅⽵風 Hanyu dacidian 漢語⼤詞典, Hanyu dacidian chubanshe, 1988.

359

joies du peuple, idéal mencien par excellence360. Cette bonté du souverain se manifeste dans des scènes où il apparaît dans l’espace populaire (minjian 民間). Voilà qui est l’objet d’éloges très explicite de la part de l’auteur.

Zhou Qingyuan entretient pourtant un rapport beaucoup plus inquiet aux conséquences de cette visibilité directe du prince sur le peuple qui le voit. L’auteur insère ainsi, entre les récits de ces apparitions du souverain à la population de Hangzhou des anecdotes au ton grinçant. Ainsi, après que le souverain, de passage au bord du lac, y fut tombé sur les poèmes d’un lettré anonyme, et eut récompensé son auteur :

⾃此之後,歌樓酒館 庵院亭台粉壁之上,往往有⽂⼈才⼦之筆, 也有⽂理⽋通之⼈,假學東坡姓蘇,希圖君王龍⽬觀看 重瞳鑒賞, 胡謅亂謅,做幾句歪詩句在上,臭穢不堪,只好送與君王⼀笑⽽已 361

Dès lors, dans les cabarets et les auberges, sur les murs blanchis des pagodes, des terrasses et des bonzeries, on trouvait souvent inscrites quelques lignes d’un lettré de talent, mais aussi de personnes sans lettres. Ceux-ci, qui imitaient mal Su Dongpo, espéraient attirer l’attention du prince, avoir sa reconnaissance, en affabulant n’importe comment, et en ajoutant quelques vers biscornus et ignobles au plus haut point. Vraiment, on ne pouvait donner cela à lire au prince qu’en manière de plaisanterie !

Ce ton grinçant se fait aussi entendre alors que les récompenses de l’empereur ont suscité des vanités au sein du peuple :

⾃此之後,每每遊幸湖山聚景園諸處,便遊⼈簇擁如山如海之多 如有曾經君王宣喚賞賜過的,便錦衣花帽以⾃異於眾⼈ 每至⽇晚, 聖駕進城,諸⼈挨擠,爭前看視,竟至踏死數⼗⼈ 太上次⽇聞知,

甚是懊恨,⾃此便不欲出來遊山玩⽔ 362

Dés lors, à chaque fois qu’il se rendait au Mont du Lac ou au Parc des Paysages Rassemblés363, une mer de promeneurs se formait autour de lui. Ceux qui avaient déjà été récompensés par lui se paraient de brocards et de

360 Voir Liang Huiwang Shang (梁 王 « Première partie du chapitre Liang Huiwang »), Mengzi jizhu ( 孟 註) in Sishu Zhangju Jizhu, 四書章 註, in Zhuzi Quanshu (朱子 書),vol. 6 Shanghai : Shanghai guji chubanshe ( 海 籍出版社), 2010, p. 246.

361

Xihu erji, chapitre 2, ibid, p. 33.

362

Xihu erji, chapitre 2, ibid, p. 35

363

chapeaux ornés pour se distinguer de la foule. À chaque fois, à la fin de la journée, quand le cortège impérial entrait dans la ville, les gens se pressaient et se battaient pour le voir, au point que plusieurs dizaines de personnes moururent piétinées. Le lendemain quand l’empereur retiré l’apprit, il le regretta profondément, et dès lors il ne voulut plus aller se promener au milieu des montagnes et des lacs.

Cette présence immédiate du souverain à son peuple a semble-t-il partie liée avec les désordres ; elle suscite des excitations dangereuses, et des aspirations insensées. Ainsi, si l’auteur fait l’éloge de cette proximité du souverain à son peuple, c’est par l’intermédiaire d’un texte qu’elle doit se produire, en l’occurrence du roman qu’il fait imprimer. Entre le prince, et le n’importe qui du lectorat du roman, il faut la médiation d’un livre et d’un auteur raisonnable.

L’Histoire des Sui et des Tang reprend la thématique des joies partagées entre le

souverain et son peuple, et l’ensemble de situations du souverain en dehors de la cité impériale qui y correspondent, à propos de Xuanzong des Tang.

Ainsi, Xuanzong décrète-t-il, pour célébrer la période de paix que connaît l’empire, qu’il accordait au peuple un festival (cimin dafu : 賜民⼤酺)364

. Le récit de ces festivités commence sous les meilleurs auspices. C’est l’occasion pour l’auteur, Chu Renhuo, de citer des poèmes rédigés à l’occasion de ce festival, en 690, qui décrivent l’atmosphère joyeuse, les différentes attractions qui attirent une foule bigarrée, où se mêlent, nous dit le texte, lettrés et peuple, garçons et filles365. Ces descriptions sont ponctuées par des références au regard du souverain sur cette assemblée.

L’atmosphère festive est pourtant ternie par les signes de plus en plus insistants d’un désordre. Le peuple qui est venu assister à la fête, et contempler les lanternes est bruyant, comme un chaudron porté à ébullition (rensheng dingfei⼈聲鼎沸), du bruit « des rires de ceux qui plaisantent, des cris de ceux qui s’interpellent, et des rixes de ceux qui s’insultent », précise le texte. Le souverain en vient à être gêné par ce « tapage » (caoza 嘈雜) populaire. Ses conseillers lui annoncent qu’il est impossible de restaurer le calme, le peuple étant trop excité par le spectacle des lanternes366.

364

Sui Tang yanyi , Chapitre 86, ibid, p. 1069

365

loc.cit.

366

Le souverain menace d’abord de punir la foule367. C’est finalement une autre solution qui est trouvée : le flûtiste Li Mu (李謨), du son de sa flûte, un son parfait qui « s’élève jusqu’au plus haut des cieux, fait danser les phénix, et les grues », réussit à pacifier les milliers de badauds qui se tiennent désormais dans le silence le plus absolu368.

Laissons de côté ici l’opposition entre châtiments et musique. Nous retrouvons au cœur de cette anecdote le même présupposé, soit que la présence directe du souverain à son peuple crée des situations grosses de violence, et de chaos potentiel. Ce qui permet de rendre ces plaisirs partagés soutenables, moraux, non plus menaçants pour l’ordre social, mais apaisants, c’est une référence au principe. Le texte retrouve le double sens du terme le (樂) à la fois plaisir et musique. Ici c’est la musique, et la flûte de Li Mu qui lui a été donnée par un immortel, qui permet de réinsérer une expérience du principe dans le désordre du plaisir.

Ce motif textuel réapparaît alors que Xuanzong s’est retiré du pouvoir et réside au sein du palais Xinei (西內). Le palais surplombe une ruelle où vit le petit peuple de Hangzhou369

. Xuanzong fait parfois distribuer les restes de ses repas à ce voisinage ; il observe les passants depuis sa demeure, ceux-ci répondant par des prosternations, nous dit le texte. Si la scène maintient une distance spatiale et symbolique entre le souverain et ses sujets, c’est ici un ministre, Li Fuguo (李輔國) qui force le souverain retiré à déménager, puisqu’il ne convient pas que le souverain réside à côté du peuple : il y a là une menace pour la dignité du souverain (youxie zhizun 有褻至尊 ).

Si le ministre Li Fuguo a, dans le récit de Chu Renhuo, l’image calamiteuse d’un ministre immoral, l’auteur du Sui Tang manifeste, de fait, tout au long de son texte, une forme de gêne à l’égard des désordres symboliques que produisent les apparitions du souverain à un peuple.

On perçoit au mieux les désordres potentiels que ces moments contiennent pour un auteur comme Chu Renhuo, dans une scène qui a lieu sous Zhongzong des Tang. 370 Zhongzong est un souverain confus (xinzhi guhuo ⼼志蠱惑), qui vit sous l’influence nocive de l’impératrice Wei et de ses pensées folles (kuangnian狂念), mais aussi d’un ensemble de

367

Sui Tang yanyi ,Chapitre 86, ibid., p. 1071.

368

(響徹雲霄,鸞翔鶴舞)ibid, p. 1072.

369

Sui Tang yanyi, chapitre 100, ibid, pp. 1228-1229.

370

courtisans cauteleux ; il ne songe plus qu’à son propre plaisir égoïste (si 私) ; à cet égard, il est diamétralement opposé à Xuanzong.

Désireux de se distraire, Zhongzong descend lors du premier jour de l’année, pour contempler dans les rues de la capitale les lanternes qui sont disposées par chaque famille, riche ou pauvre, nous dit le texte. Il se mêle ainsi à la dense foule de badauds (youren遊⼈), dans une atmosphère de fête rythmée par les chants et le son des flûtes.

L’empereur, l’impératrice et les concubines sont déguisés, de manière à passer incognito. Parmi la foule où « se mélangent les soldats, le peuple, les lettrés, et les hommes du commun », on ne s’y trompe pourtant pas et l’on devine sous les déguisements qu’il y a là des membres de la maison impériale. Voilà qui suscite de la réprobation : « Dans une telle mer humaine, mélanger ainsi les hommes et les femmes, le noble et le vil, quel manque de tenue! ».371 Les habitants de la ville fixent ce spectacle, résume le narrateur, et en sont stupéfaits, choqués (shiren zhumu jin jingxin市⼈矚⽬盡驚⼼) : nous retrouvons le terme

jing utilisés par les fonctionnaires qui censuraient Zhengde. 372 Dans l’économie du roman lui-même, c’est d’un désordre beaucoup plus grand, que dans le cas de Xuanzong qu’il s’agit ici. Mais c’est bien le même problème symbolique qu’il y avait dans l’excitation du peuple devant ce souverain.

Essayons de comprendre ce qui gêne Chu Renhuo comme Zhou Qingyuan dans la présence directe du souverain à un peuple.

Cette gêne, tout d’abord, se manifeste en premier lieu sur un point précis : la foule stupéfaite, chaotique, excitée ou désordonnée. Il y a là évidemment un malaise néo-confucéen face aux situations de foule. Ce sont des situations où toutes les distinctions s’effacent, où il y a côte à côte, et sans hiérarchie, des hommes, des femmes, des riches, des pauvres, des lettrés, et des hommes sans titre. La foule est le contraire d’un espace rituel.

Le problème, tel qu’il apparaît dans ces textes, ne réside pourtant pas tant dans l’attroupement lui-même, que dans sa cause, soit le fait que des hommes soient assemblés autour du spectacle d’un souverain.

On notera qu’il y a probablement pour ces auteurs, quelque chose d’anormal dans l’idée de voir la personne-même du souverain. Dans le contexte où ils écrivent, il n’y a tout

371

Sui Tang yanyi, ibid, p. 946 (如此⼈山⼈海,男女混雜,貴賤無分,成何體統)

372

simplement (à de rares exceptions, et manifestement uniquement chez des membres de la famille impériale) pas de portraits de souverains qui circulent373 ; alors même que les calligraphies de souverain sont partout, et que son nom est omniprésent374. Zhou Qingyuan comme Chu Renhuo savent évidemment sous quel souverain ils vivent. Ils seraient en revanche probablement bien en peine de décrire son apparence, en contraste complet avec leurs contemporains occidentaux. Cette invisibilité du corps du souverain, nous dit C. Wang, dans un travail magnifique de précision, prend sous les Ming un caractère beaucoup plus radical que celui qu’elle avait sous les Song375.

Des discours critiques ont pu expliquer cette situation en partie par un interdit impérial sous les Ming376. Il faudrait probablemement, d’autre part, associer cette réticence envers les images du souverain à un iconoclasme néo-confucéen beaucoup plus général, qui a été bien étudié377. Ce qu’il faut voir quand on prête un culte à un ancêtre ou un sage, ce n’est pas une représentation de son apparence, qui risque de détourner des vrais enjeux moraux, mais une tablette rituelle, qui signifie des vertus désincarnées. Dans ce contexte néo-confucéen, pour rendre le souverain exemplaire aux hommes qui vivent dans le monde impérial, on suspecte ainsi qu’il faille effacer son corps, et les images de son corps.