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Troisième partie : Légitimités publiques

2. Des représentations des légitimités

Élargissons notre définition de la vie politique pour nous intéresser non plus aux confrontations entre individus, mais aux représentations en matière de légitimité politique : pour ces hommes du XVIIème siècle, qui a le droit de juger de quelles questions en matière de mise en ordre du guo, et de pacification du tianxia, et peut faire autorité en ces affaires ?399

Il nous faut d’abord saisir une évolution magnifiquement soulignée par Chow, qui a trait au développement de l’imprimerie. Dans Print, Power and Cultural Authority in Late

Imperial China, celui-ci s’attache à étudier notamment la masse des commentaires aux

Classiques, ainsi que les modèles de dissertation pour les examens mandarinaux qui sont publiés durant le dernier siècle de l’histoire Ming400. Il s’intéresse en particulier à ce qu’indique le paratexte --- titres, préfaces, commentaires, discours publicitaires sur les livres imprimés---- des glissements d’autorité qui ont lieu durant cette période401. Son ouvrage nous intéresse particulièrement, parce qu’il est un des rares à proposer de prendre la mesure des effets de la diffusion de l’imprimerie sur les manières de prendre autorité en matière culturelle au sein de cet espace dynastique où les livres imprimés sont désormais partout, circulent mieux et plus vite.

Chow note notamment deux phénomènes qui apparaissent liés. Le premier point est la « dépréciation » relative des titres officiels dans les publications – bien souvent, les auteurs qui publient ne mentionnent pas le titre qui leur a été conféré au sein de l’institution

399 Il faut évidemment souligner que cette notion de gong ne prend pas uniquement sens au sein du cadre géographique, social et politique qui est formé par les deux notions guo et tianxia (la dynastie et le monde). On peut manifester son souci public, et mettre en scène son souci public à des échelles locales, et sur des enjeux locaux, au sein d’associations philanthropiques.

Voir par exemple Craig Clunas, in Empire of Great Brightness: Visual and Material Cultures of Ming China, 1368–1644, Honolulu : Hawaï University Press, 2007, p. 119.

400 Chow, Kai-wing. Publishing, Culture, and Power in Early Modern China. Stanford : Stanford University Press, 2004

401 Chow, « The production of meaning no longer took place in the official edition of the Sishu daquan. A new materialized text, packaged with paratext that multiplied the points of intervention, rendered ineffective the circuit of communcation the civil service examination sought to impose on th esemantic field of the confucian canon »,ibid., p. 188.

impériale, quand bien même il s’agit des titres les plus prestigieux402. Au moment où ces titres se déprécient, ces ouvrages, souligne l’auteur, ne cessent de parler de la célébrité (littéraire) des auteurs et des critiques fameux, « minggong » (名公)403

. La reconnaissance, et l’autorité ne dépendent pas ici de l’institution impériale, mais se construisent bien à l’intérieur des publications, et à travers celles-ci.

C’est à partir de ces considérations qu’une évolution sémantique de la période prend son sens plein. Chow note, dans l’introduction de son ouvrage, le développement d’un nouvel usage du terme gong 公 (public-sens public) à partir de la fin des Ming ; celui-ci prend désormais aussi le sens verbal d’« imprimer »404. Il y a là l’indice du développement considérable de l’imprimerie qui a lieu à partir de la fin du XVIème siècle. Il y a là aussi l’indice du fait que cette technologie, et les formes de diffusion qu’elle permet sont pensées selon des catégories confucéennes. Le terme de gong, en effet, dans ce contexte néo-confucéen, renvoie à l’idée d’un sens public. Parler au nom du gong, selon le gong, c’est faire autorité dans un tel cadre. Il y a bien là de nouvelles formes de légitimités, liées au développement de l’imprimerie, qui sont autonomes par rapport au pouvoir impérial405.

Pour nommer ce tissu de relations, d’identités, et d’autorités qui naissent à propos d’objets généraux, et sur des questions communes à tous, et en reprenant une référence

402

« The depreciation of official titles of authors suggests the growing sense that intellectual authority was not the monopoly of scholars sanctioned by the imperial governement », nous dit Chow, ibid., p. 168, ibid.

On trouve bien, dans la liste de titres de commentaires aux classiques et d’aide aux examens, que Chow place en appendice de son ouvrage, des manières de désigner l’auteur par des titres officiels. Il y a ainsi, dans ces titres, des « membres de l’académie Hanlin »(翰林), des « grands historiens » (taishi 太史) des majors de l’examen métropolitain (huiyuan會元 ou huikui 會魁).

Il est frappant pourtant de constater que les auteurs de ces textes sont surtout et d’abord présentés comme des messieurs – (gong公, ou xiansheng 先⽣), qu’ils soient ou non par ailleurs des fonctionnaires. Yuan Huang, 袁黄(1533-1606) un fonctionnaire local, que nous retrouverons au cours de ce travail, est dans le titre de son commentaire, simplement un Monsieur Yuan (Yuan Xiansheng dans le titre d’un commentaire publié en 1615). Un lauréat de l’examen métropolitain (jinshi進⼠) et ancien membre de l’académie Hanlin, que nous retrouverons aussi parce qu’il est au cœur d’une société littéraire centrale de la fin des Ming, Zhang Pu, 張溥 (1602-1641). est simplement présenté sous son nom de Zhang Tianru.(張天如).

403

Voir le chapitre 5, ibid., p. 235-240.

404

Voir, ibid. , pp. 15 à 17

405 « The formation of literary societies and the use to create cultural authority based on organized power enabled critics and authors to negotiate with the imperial governement over the interpretation of the confucian canon, as well as the standards of literary excellence » , ibid., p. 240.

proposée par Chow, nous parlerons ici de sphère publique littéraire406. Chow lui-même concentre son étude sur la fin des Ming, au moment où ce type de légitimités peuvent être utilisés par des individus ou des groupes d’individus pour peser sur le pouvoir, et entrer en confrontation directe avec des membres de l’institution impériale (nous y reviendrons au premier chapitre). Ce type de situations n’apparaît plus sous la dynastie Qing ; cette sphère publique littéraire, reste en elle-même, pourtant, bien vivante.

Poursuivons sur ces questions de légitimité publique en matière de mise en ordre du

guo et du tianxia, à un niveau plus théorique, puisque le néo-confucianisme du début des

Qing est le lieu d’une très riche série de remises en question de la part de néo-confucéens, d’une série de représentations sur ces questions, dont nous allons retrouver la marque dans les romans qui nous occupent. Nous nous appuyons ici en premier lieu sur Lü Liuliang (呂留良 1629-1683), et à titre secondaire sur Huang Zongxi (⿈宗羲 1610-1695) 407

.

406 Si nous n’utilisons la notion de sphère publique littéraire ici que comme outil (il s’agit de saisir des jeux en matière de légitimité qui apparaissent au sein de ces œuvres, et comprendre comment ils sont possibles), le choix d’une telle référence demande un détour théorique et historiographique par Habermas et ses usages sinologiques. La construction proposée par J. Habermas pour penser une sphère publique critique est monumentale. Elle couple une théorisation de la raison qui permet au philosophe de fonder une éthique de la discussion, et une configuration sociale (la société bourgeoise) qui donne l’occasion à cette éthique de se manifester historiquement sous la forme d’un principe de publicité (soit exigence revendiqué d’un usage public et critique de la raison). Cette construction est monumentale, mais aussi très lourde, puisqu’elle implique des aller-retours incessants entre philosophies morale et politique, événements historiques et références historiographiques. (voir L'espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, 1962).

Cette référence à Habermas reste bizarrement centrale chez les chercheurs qui ont proposé de parler d’une sphère publique au XVIIème siècle. Le paradoxe est que quand elle apparaît dans ces travaux cette référence à Habermas est sévèrement amputée pour être ensuite rejetée (voir par exemple l’introduction de l’ouvrage de Miller cité plus haut, qui est exemplaire).

C’est ici que la référence que choisit Chow nous semble particulièrement pertinente, et permettre de saisir le lien entre cette « sphère publique critique », la diffusion de l’imprimerie, et les usages qui en sont faits. La notion de sphère publique littéraire se formule chez R. Chartier dans Les origines culturelles de la Révolution Française. Il la définit par deux traits, « d'une part, la constitution d'un public dont les jugements critiques et les pratiques lettrées ne sont pas commandés par les seuls décrets du goût de la cour ou de l'autorité académique ; d'autre part, l'affirmation d'un marché des biens culturels qui inscrit sa logique propre à l’intérieur, et souvent à l'encontre, des soumissions et hiérarchies imposées par les formes anciennes du patronage ». Voir R. Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française, Editions du Seuil, 1990, p. 220.

Plus généralement, s’il y a bien eu un débat en matière de « sphère publique », notamment à propos du XIXème siècle chinois ; il s’est peu répercuté au sein des études du XVIIème siècle chinois. (A notre connaissance, et si l’on suit du moins ce qu’indique l’ouvrage récent de Miller, après ce faux départ habermassien, la notion de public ne semble plus guère exciter l’intérêt du discours historiographique sur la période(?)).

407 Pour une introduction sur ces deux auteurs : Voir « Lü Liuliang’s Radical Orthodoxy » in Wm. Theodore de Bary,Richard Lufrano (éds.), Sources of Chinese Tradition: Volume 2: From 1600 Through the Twentieth Century, New-York : Columbia University Press, 2000, p. 18-26.

Cet auteur est d’une originalité moins manifeste que ses pairs les plus fameux (le trio Huang Zongxi, Wang Fuzhi (王夫之 1619-1692), Gu Yanwu (顧炎武 1613-1682)). Nous le privilégions, parce que c’est un zhuxiste, soit l’école qui domine à l’époque, et un zhuxiste qui est influent et bien diffusé (avant l’affaire Zeng Jing (曾靜 1679–1735) en 1730)408

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