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La suite du mouvement ou le règne du flou : désaccords sur son évolution et stéréotypes sur une éventuelle disparition

La vitesse de diffusion d'un mouvement scientifique

Encadré 1.2 Histoire d’un label

2. La Géographie théorique et quantitative en France et dans l’Europe francophone : état des connaissances

2.2. Une dynamique temporelle au centre des controverses

2.2.5. La suite du mouvement ou le règne du flou : désaccords sur son évolution et stéréotypes sur une éventuelle disparition

Si les auteurs traitent largement des années 1970 (moment précis, raisons d’émergence, et constitution d’un collectif), la plupart analyse peu l’évolution du mouvement des années 1980 à nos jours. Par exemple, parmi les auteurs qui se sont intéressés à la plus large période, M.-C. Robic (1998) a publié à la fin des années 1990 dans les Brouillons Dupont un tableau montrant les différentes créations (« colloques et organismes », « équipes de recherche », « revues ») liées au mouvement théorique et quantitatif français et plus spécifiquement au « mouvement géographique autour de la naissance des Duponts » 42. Elle semble considérer qu’un changement

de régime intervient à partir de 1990 et clôt son analyse à ce moment-là, comme si ce mouvement prenait fin (fig 1.2).

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Il est donc très difficile de connaître l’évolution du mouvement théorique et quantitatif après cette période. Certains auteurs justifient de ne pas traiter la période récente en raison de la fin des débats épistémologiques internes à la géographie française :

« Discussions et polémiques constituent un espace commun de débat qui a contribué à la formulation sinon d’un paradigme unique, du moins d’une réorientation d’ensemble de la géographie française, qui est acquise au début des années 1980. » (Pumain, Robic, 2002, p. 130)

Au-delà des années 1960 et 1970, à en croire les auteurs, et pour donner une fourchette large, le mouvement théorique et quantitatif ne serait plus intéressant à étudier. Les manuels et quelques écrits scientifiques décrivent rapidement ce que recouvre le mouvement, ses théories, ses méthodes, ses objets sans donner de plus amples explications sur une évolution particulière, un développement ou un déclin important43.

Certains auteurs prennent cependant position quant à l’évolution du rôle, de la place, de l'importance de ce mouvement dans la géographie française, ce qui se caractérise par des visions assez divergentes. D'une part, un certain nombre d'auteurs de cette historiographie, surtout parmi les acteurs du mouvement, affirme que la géographie théorique et quantitative a poursuivi son développement et sa diffusion, tout en relevant l'éclosion d'autres mouvements. D'un autre côté, certains auteurs de manuels, plutôt en dehors du mouvement, semblent dater le déclin de ce mouvement théorique et quantitatif à la fin des années 1970. Ils décrivent en effet des limites et un manque d'intérêt supposés du mouvement, qui aurait été dépassé par l'éclosion d'autres nouveautés comme les géographies sociale, humaniste, culturelle ou postmoderne.

Au début des années 2000, J.-J. Bavoux affirme que le mouvement « s’est progressivement imposé ». Il qualifie ainsi sa structuration progressive :

« Comme souvent, le nouveau paradigme a été proposé par un petit nombre de chercheurs plus ou moins marginaux. D’abord indépendants entre eux, ils se sont organisés peu à peu en réseau lâche, puis en un groupe constitué qui s’est progressivement imposé » (Bavoux, 2002, p. 13).

À la même époque, J.-F. Staszak affirme au contraire que la « géographie néopositiviste » a été « très rapidement remise en cause en France » après avoir occupé « une place hégémonique dans la recherche géographique dans les années 1970 » :

« À la fin des années 1970, des géographes issus de courants très divers se démarquent de la géographie néopositiviste en abandonnant une vision trop réductrice de l'homme. » (Staszak, 2001, p. 110)

43 Nous verrons par exemple que D. Pumain et M.-C. Robic (2002) consacrent tout de même la moitié de leur article aux années 1980 et 1990 en analysant l’évolution des contenus étudiés par les acteurs du mouvement, quand l’autre moitié est consacrée à l’émergence du mouvement.

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Fig 1.2 - News égotiques ou petite chronique du mouvement géographique autour de la naissance des Duponts

Source : Robic, 1998.

Cependant, elle resterait selon lui « un courant important de la discipline » (Staszak, 2001, p. 105). Le spécialiste de géographie culturelle le justifie par « l'importance de ses acquis » et sa compatibilité avec le modèle culturel français :

« Le cartésianisme caractéristique de la culture française fait bon accueil à une approche qui se fonde sur une logique très cohérente et sur l'universalité de la Raison. » (ibid.)

O. Orain (2009) montre que la géographie théorique et quantitative n’est qu’un mouvement parmi ceux qui ont participé au renouvellement de la discipline dans les années 1970, mais il souligne sa précocité. Il indique que cette géographie aurait été critiquée par les autres courants naissants, surtout ceux dont les acteurs étaient d’obédience marxiste, ces derniers lui

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reprochant trop de « formalisme ». Son analyse s’arrêtant en 1984, l’auteur ne dit rien sur l’évolution récente du mouvement. Semble-t-il dans la même optique, mais étudiant également la période récente, J.-F. Deneux indique que :

« Aux effets des influences anglaises et américaines s’ajoutèrent plusieurs approches novatrices (P. Gourou, A. Frémont). Différentes de la « pensée unique » [de la nouvelle géographie] de l’époque, ces pistes n’ont été que tardivement suivies, au moment où l’on redécouvrait aussi E. Dardel et J. Gottmann. Face à la mondialisation, une géographie des territoires, souvent subjective, culturelle et post-moderne se développe (chapitre 6). » (Deneux, 2006, p. 7).

Nous avons retenu un exemple de critique et une sorte d’acte de décès précoce du mouvement, parmi d’autres : au début des années 1980, dans les Annales de Géographie, André- Louis Sanguin, géographe français en poste au Québec et riche de son expérience outre- Atlantique, affirme que dès les années 1970, « un « ras-le-bol » [se serait] graduellement manifesté contre la dictature intellectuelle des méthodes quantitatives de la nouvelle géographie sur toute autre forme de pensée dans la discipline » (Sanguin, 1981, pp. 560-561), et que c'est directement cette « réaction » qui aurait « donné naissance à deux courants importants apparus à peu près en même temps : la géographie radicale et la géographie humaniste » (ibid., p. 561). L'auteur n'emploie pas le conditionnel lorsqu'il utilise les termes d'enfermement, d'hermétisme ou encore d'abus. Il affirme que « vingt ans d'analyse factorielle à tout va ont abouti à un résultat pour le moins paradoxal : une bonne partie des travaux ainsi obtenus est sans valeur, faute de précaution et de compétence dans le domaine statistique » (ibid.). La charge est forte. Il pense que « l'alternative humaniste est une réaction contre la logique néo-positiviste » (ibid.) et il qualifie les géographes quantitativistes de « scientistes » (ibid.). La géographie humaniste serait une « anti »- géographie théorique et quantitative : « l'approche phénoménologique est résolument antiscientiste, antipositiviste et antiréductionniste » (Sanguin, 1981, p. 563).

À la fin de la décennie 1980, P. Claval emploie quant à lui l'expression de « déclin rapide » (Claval, 1998, p. 100) à l’échelle mondiale (ce qui englobe l’Europe francophone)44. Il relativise

néanmoins en affirmant que cette géographie « n'est pas morte » et met en valeur le champ de la géographie urbaine qui s’appuie sur la théorie des systèmes (ibid.). Il affirme même que « le recours aux méthodes statistiques et au traitement mathématique des données devient systématique » (ibid., p. 101), ce qui n’est par ailleurs pas contradictoire avec un déclin du mouvement. En effet, le mouvement théorique et quantitatif peut disparaître alors même que les méthodes qu’il a portées se sont généralisées.

Enfin, J. Scheibling (1994) analyse le mouvement comme une simple étape et une composante de la « nouvelle géographie » française, en minimisant le rôle qu’il a pu jouer. Comme nous l’avons écrit plus haut, dans une réponse parue dans l’Espace géographique, H. Reymond (1996) estimait que le texte de J. Scheibling proposait une « vision erronée » de la géographie théorique et quantitative qui serait selon lui « en plein essor » dans les années 1990,

44 Comme souvent, les historiens de la géographie mêlent de manière plus ou moins claire échelle nationale, européenne et mondiale. Cela peut poser des problèmes de compréhension, notamment en ce qui concerne les questions de temporalité.

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grâce notamment à l'informatique et à la simulation. J. Scheibling affirme dans la deuxième édition de son livre (revue et augmentée) que la « nouvelle géographie dont il était beaucoup question dans l’édition précédente n’est plus nouvelle. Elle reste cependant vivace, flanquée sur un versant par la géographie culturelle, inspirée de l’idéologie postmoderniste et sur l’autre, par le « développement durable » sous la pression de l’idéologie écologiste » (Scheibling, 2011, p. 4). Les remaniements de l’organisation de l’ouvrage tendent à montrer que la « géographie quantitative » et la « géographie théorique » (datant semble-t-il des années 1970 et 1980) ont été dépassées par les approches culturelle, post-moderne et le « tournant » individualiste, et par le « foisonnement théorique d’une équipe » (ibid., pp. 252-255)45.

Les différentes attaques et les tentatives de disqualification du mouvement théorique et quantitatif effectués dans les productions des années 2000 suggèrent qu’un mouvement existe toujours, mais face à des concurrents qui sont de nouveaux concurrents et qui renouvellent la critique en se positionnant de façon un peu différente de ce qui était fait dans les années 1970, en valorisant leur propre programme : notamment la valorisation de l’individu ou du sujet, par le dénigrement d’une géographie qu’ils qualifient d’inhumaine. Ron Johnston (2006), dans son articles sur “The Politics of Changing Human Geography’s Agenda”, souligne la portée de ce type de stratégie en période de pluralité des points de vue défendus dans une discipline.

Les différents écrits sur l’histoire du mouvement théorique et quantitatif ne livrent donc pas de consensus sur son évolution récente, et au total en traitent peu, mais permettent de dresser un portrait assez complet de son émergence.

2.3. Le programme théorique et méthodologique du mouvement

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