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Besançon et Paul Claval, un novateur à l’écoute de l’international

Des lieux sporadiques accueillant des figures novatrices et un connecteur transatlantique — Les

1. Quelques lieux marqués par des modernistes isolés

1.4. Besançon et Paul Claval, un novateur à l’écoute de l’international

En 1960, Paul Claval est nommé à l'université de Besançon83. Il y enseigne dans un

premier temps dans le prolongement des cours qu'il a reçus à Toulouse (explication de cartes et cartographie thématique), mais introduit également un cours d'initiation à l’histoire de la

80 Il emploie ici une acception méthodologique du label « géographie quantitative », en pensant « traitements

statistiques ».

81 Par ailleurs, il ne garda que très peu de contacts avec Toulouse, estimant que la faculté de géographie « avait mal

vécu Mai-68 » — même s'il y garde de « bons amis » tels que Georges Bertrand, le géographe physicien qui a développé en France la notion de géosystème.

82 À noter qu’il conduit au tout début des années 1970, au-delà de Reims, des entreprises nationales telles que la RCP

Organisation de l’espace (Orain, Sol, 2007) ou encore la création de l’Espace géographique (1972), événements que nous traitons par ailleurs dans ce travail.

83 En 1959, pour des raisons personnelles, P. Claval déménage de Bordeaux à Montpellier et se retrouve affecté au

lycée Joffre (entretien, 20/06/2012). Il se met alors en relation avec l'université de Montpellier. Paul Marres, alors directeur du département, et faute de postes disponibles sur place, lui transmet une lettre de Michel Chevalier, directeur du département de géographie de Besançon, lui indiquant l'ouverture d'un poste d'assistant. Malgré une lettre défavorable de F. Taillefer, son ancien professeur toulousain, transmise à M. Chevalier (lui-même ancien de Toulouse), P. Claval est recruté à Besançon, puisqu'il est le seul candidat au poste.

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géographie humaine destiné aux étudiants de propédeutique, enseignement qui n’existait à l’époque dans aucune université française84.

Dans un entretien réalisé le 20/06/2012, P. Claval fait référence à un contexte bisontin qui lui était très favorable, lui permettant d'initier la nouveauté :

« Mes collègues à Besançon étaient des personnes sur qui on pouvait compter, qui vous aidaient et vous faisaient confiance. J'ai eu la chance de tomber sur des collègues qui m'ont permis de faire ce que je voulais et de donner aux enseignements l'orientation qui m'intéressait. » (Claval, entretien, 20/06/2012)

Ainsi, à partir de l’année universitaire 1964-1965 et durant trois ans, il offre aux étudiants de géographie une initiation à la géographie quantitative ainsi que, très rapidement, à la théorie des lieux centraux et au modèle de gravitation. Parmi ses premiers étudiants figurait Antoine Bailly85. Son envie d’enseigner ce qu’il nomme la géographie quantitative vient de ses lectures

nord-américaines :

« Il y avait toute une série d'éléments qui me paraissaient utiles à propos des statistiques classiques ou de la variance ainsi que des recherches sur les champs de gravitation et de potentiel au travers d’une série de publications de William Warntz, un géographe quantitativiste, et de John Q. Stewart, un astronome américain, sur les mesures d'attractivité, de champ et de potentiel. » (ibid.)

En comparaison des études universitaires dans le monde anglophone, P. Claval constate que les étudiants français n'ont pas de programme de lecture : on ne leur apprend pas suffisamment à « se construire un point de vue en partant de lectures comparées et en en faisant la critique » (Claval, entretien, 20/06/2012). Lié à sa volonté d’innover et de rénover la formation universitaire, il achète personnellement de nombreux ouvrages géographiques de langue anglaise qui sont en vente à la Librairie Étrangère des Presses universitaires de France (PUF), à Paris, ou

84 Il indique que c'est à ce moment-là que naît son intérêt pour l'histoire de la géographie. Ce cours donna lieu à la

publication en 1964 d’un Essai sur l'évolution de la géographie humaine synthétisant la littérature réflexive sur l'histoire et l'épistémologie de la géographie qui existait à cette époque-là. Il relève la pauvreté des productions dans ce domaine en français et la plus grande richesse de la littérature en anglais.

En français : « rien sur l’épistémologie de la discipline et fort peu de choses sur son histoire, en dehors de la thèse de François de Dainville, qui datait de 1940, et d'une ou deux thèses sur des cartographes de la Renaissance, thèses secondaires des années 1920. Il n'y avait rien d’autre, sauf une préface de de Martonne, en 1931 » ;

En anglais : « il y avait un peu plus : un excellent ouvrage de Walter Freeman sur A Hundred Years of Geography (1962) ; il y montrait que la géographie humaine était née comme spécialité au sein de la discipline, à la suite du choc causé par le darwinisme, l'évolutionnisme ayant obligé à se poser la question : « Est-ce que les hommes sont marqués par l'environnement ? Est-ce qu'ils sont réellement libres ? » Je m'inspire de Walter Freeman en choisissant comme date de naissance de la géographie humaine la période de Ratzel et Vidal. J'en tire l'idée qu'il y a une tradition géographique qui s'est développée des années 1880-1890 jusqu'aux années 1940-1950 et que je qualifie de géographie classique. Et puis quelque chose d’autre émerge ; cela constitue la seconde partie de mon livre. Je l’intitule : « Vers une géographie appliquée » ; j’y dessine les traits de ce que l'on se met à appeler quelques années plus tard, et à la suite de Peter Gould : la Nouvelle Géographie.

Ce qui me retenait davantage que l'article de Ian Burton à ce moment-là [il ne le cite effectivement pas], c'étaient le livre de William Bunge, Theoretical geography qui paraît en 1962 et dont je tiens compte dans mon Essai sur l'évolution de la géographie humaine : je cite sept ou huit fois Bunge, abondamment donc. Il y a Hartshorne (1939), que je cite. C'est au cœur du débat sur l’approche théorique. Les discussions qu’il y menait étaient liées à la publication de l'article de Fred K. Schaefer sur « L’exceptionnalisme en géographie », publié dans les Annals of the Association of American Geographers en 1953. C'est au cœur du débat sur la géographie théorique. » (Claval, entretien, 20/06/2012)

85 A. Bailly fit partie de ses tous premiers étudiants en statistiques et fut donc dès le départ impliqué dans la

« Nouvelle Géographie ». P. Claval indique avoir « réussi à l'envoyer à Philadelphie, à l'école de Science Régionale de Walter Isard, où il est parti en 1967 » (Claval, entretien, 20/06/2012).

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lors de voyages qu’il fait en Irlande et en Angleterre en 1964 et 1967. Il prend parallèlement la décision de faire acquérir tous ces ouvrages par la bibliothèque universitaire de Besançon. Il souligne avec fierté avoir fait connaître aux étudiants bisontins, dès les années 1960, en langue anglaise, les travaux de Peter Haggett (1965), David Harvey (1969) ou encore ceux de Torsten Hägerstrand (1967). Les travaux de ce dernier sont pour lui les plus originaux :

« D'abord parce qu'il propose un modèle d'interprétation de la diffusion qui n'est pas directement inspiré de l'économie spatiale, sur la diffusion hiérarchique, sur la diffusion de proche en proche, sur le rôle des contacts ; ensuite parce qu'il imagine, pour le tester, des démarches originales, avec l'idée de champ spatial qui est très féconde. Avec cette idée de champ, on est dans la géographie quantitative. On l’est aussi parce qu'il imagine, comme moyen de tester ses hypothèses, des simulations à la Monte-Carlo. Il y a donc chez Hägerstrand une dimension qui est différente, mais parallèle, à celle de Brian Berry et ses collègues. J'en prends conscience en 1966-1967. Je crois que c'est après avoir enseigné à Chicago que sa thèse est traduite en anglais et publiée en 1968. C'est à travers ce livre que j’ai appris à réellement la connaître. » (Claval, entretien, 20/06/2012)

P. Claval abonne également Besançon à des revues anglo-américaines telles que Economic Geography (Londres), The Geographical Review (New-York) ou encore Annals of the Association of American Geographers (Washington). Il fait découvrir en 1969 ses livres, Géographie générale des marchés (1962) et Essai sur l’évolution de la géographie humaine (1964) à Jean-Bernard Racine (ce que nous confie ce dernier). Celui-ci était alors au Canada et à son retour en France il les fait découvrir à son tour à son ami Jean-Paul Ferrier, contribuant à mettre à jour leurs enseignements, notamment en géographie économique, en y incorporant les nouvelles orientations de la géographie nord- américaine intégrées dans les ouvrages de Paul Claval (1962, 1964) (Racine, entretien, 9/12/2011).

Multipliant les occasions d’ouverture et de renouvellement de la discipline, P. Claval (entretien, 20/06/2012) affirme qu’il a très tôt favorisé à Besançon (dès 1966) la tenue de réunions comptant une quinzaine de personnes et incluant des géographes néerlandais, belges, allemands, italiens, suisses et anglo-saxons. Il se souvient notamment de plusieurs visites de Giuseppe Dematteis de Turin, Dietrich Bartels de Karlsruhe (jusqu'en 1969 puis de Kiel) ou encore Jean-Luc Piveteau de Fribourg (Suisse). Si les moyens du département de géographie étaient d’après lui limités, la situation quasi frontalière de Besançon favorisait ce type d'échanges internationaux. Son ambition, tel qu'il la décrit aujourd'hui, était de faire de Besançon un centre européen. Son objectif plus global était de moderniser les sciences et d'en faire directement profiter les étudiants. Pour cela, il affirme avoir toujours cherché « des références hors de la

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discipline (Claude Ponsard86 et Walter Isard en économie spatiale) et hors de l'Hexagone (surtout

des travaux anglo-saxons) pour essayer de [s']ouvrir des perspectives ». Individuellement, P. Claval découvre ce qu'il nomme rétrospectivement « l'école de Seattle devenant école du Middle West87 » dès le début des années 1960 grâce à ses lectures d'articles dans Economic Geography. Il en

rend compte entre 1966 et 1985 dans ses chroniques de géographie économique publiées dans la Revue géographique de l’Est. Lors d'un congrès, il rencontre en 1965 ou 1966 une des figures essentielles de cette école, Edward Ullman, après l'avoir lu et s'y être intéressé dès 1963. Il l’a découvert par l'intermédiaire d'Anne Buttimer88 dont E. Ullman avait dirigé la thèse. P. Claval fait

référence aux travaux d'E. Ullman (1956) sur les transports et la circulation dans son Essai sur l’évolution de la géographie humaine (1964, pp. 133, 137, 143)89. Il y cite “The role of transportation as

a basis for interaction” où E. Ullman présente la géographie comme la science de l'interaction spatiale ; il convient donc de réfléchir aux relations ‘horizontales’ que les hommes tissent entre eux : ce serait, selon E. Ullman, la voie du renouvellement de la discipline. P. Claval est également en correspondance avec Brian Berry dans ces mêmes années90.

Autre forme d’orientation vers la modernité et sa diffusion : P. Claval accueille à Besançon, à la fin des années 1960, un certain nombre de jeunes géographes désireux de renouvellement, comme le Canadien Harry Swain ou Vincent Berdoulay. En 1970, il reçoit également la visite de Marie-Claire Robic, Denise Pumain et Chantal Balley, venues de Paris sur les recommandations de P. Pinchemel pour explorer les ressources bibliographiques anglo- américaines rassemblées par P. Claval et y trouver d’éventuelles perspectives novatrices en géographie urbaine, ce que nous ont rappelé ces différents acteurs lors des entretiens, D. Pumain qualifiant ce moment d’important.

86 Paul Claval : « Un jour de février 1958, je me suis dit qu'à partir de Claude Ponsard, il était possible d’écrire une

géographie économique qui ne soit pas simplement descriptive, mais qui s'appuierait sur les acquis de l'économie spatiale, de la micro-économie (les mécanismes de marché) et sur ceux de la macro-économie (l’affectation des revenus, l'épargne, les effets de l'investissement, le rôle des multiplicateurs). J'ai envoyé le compte-rendu de l'ouvrage de Claude Ponsard (1955) à François Taillefer. Il m'a écrit : « ce n'est pas de la géographie ! » C'était net. Ce que je voyais dans les revues que je lisais, c'était également net : cela n'existait pas ! Pour mettre en œuvre ce projet, j'ai publié la Géographie générale des marchés en 1963 et Régions, nations, grands espaces en 1968. Mon idée était de rebâtir la géographie économique à partir de ce qu'apportait l'économie spatiale » (Claval, entretien, 20/06/2012).

Par ailleurs, P. Claval (entretien, 20/06/2012) avoue n'avoir eu qu'une seule relation suivie et c'était avec Claude Ponsard. Il a en effet donné à la Faculté libre de droit de Besançon un cours d’économie internationale ; ce cours était placé sous le contrôle de la Faculté de Droit de Dijon, et plus particulièrement, de Claude Ponsard. Il a participé avec lui à des jurys de maîtrise ou de doctorat.

87 Le groupe pionnier de l’Université de Washington (Seattle) s’étant vite dispersé pour s’implanter dans plusieurs

universités de la région de Chicago et en Iowa.

88 En passant un an à l'université de Louvain/Leuven qui était encore francophone, Anne Buttimer y a appris le

français. Elle préparait alors sa thèse, publiée en 1971, sous le titre Society and milieu in the French geographical tradition, et s’est entretenue pour ce faire avec plusieurs géographes français. P. Claval (entretien, 20/06/2012) et elle se rencontrèrent aux Journées géographiques de Caen en 1966.

89 Dans cet ouvrage, il présente également ses réflexions sur la relation entre la géographie et la cybernétique. Mais

très tôt, P. Claval s'intéresse aussi aux dimensions sociales et culturelles de la géographie en lisant les « grands classiques » de l'ethnologie. Par exemple, il publie en 1967 un article intitulé « Géographie et profondeur sociale » dans les Annales. Économies, sociétés, civilisations.

90 À ce propos, il relate ceci, ce qui démontre certaines tensions : « dans son compte-rendu de la traduction française

de la Géographie du commerce de détail de Brian Berry, Philippe Pinchemel avait écrit : « il est révélateur que Brian Berry ne cite aucun géographe d'Europe continentale ». En fait, il y en citait un : moi ! »

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Plusieurs témoins nous ont relaté le rôle de précurseur de P. Claval à Besançon dans les années 1960 ; très peu ont en revanche parlé du rôle tenu, à Besançon également, par deux figures à l’origine d’une des premières collaborations entre un mathématicien et un géographe, respectivement Jean-Philippe Massonnie et Jean-Claude Wieber91. Peu de liens sont apparus entre ces deux formes d’innovation, qui diffèrent par le degré d’intégration de nouvelles pratiques méthodologiques dans l’avancée de la réflexion épistémologique. Or, parallèlement à l’aventure novatrice de P. Claval, la collaboration entre J.-P. Massonie et J.-C. Wieber est à l’origine de l’un des premiers pôles de géographie quantitative en France. Les balbutiements de cette aventure collective marquent une discontinuité avec ce qui se faisait alors à Besançon. Ils commencent à travailler en commun sur des analyses de paysages développées par J.-C. Wieber, combinant toute une série de facteurs et utilisant l’analyse des correspondances maîtrisée au départ par J.-P. Massonie. P. Claval, qui fit la connaissance de ce mathématicien par l’intermédiaire de J.-C. Wieber en 1968, souligne qu'il n'a pas fait « l'effort d'assimiler les techniques » utilisées par J.-C. Wieber et J.-P. Massonie, d’autant plus qu’en étant « directeur du département à ce moment-là, tout [son] temps était réservé à l’administratif ». C’est à partir de là, selon lui, qu'il n'a « plus essayé de participer activement au développement des méthodes quantitatives » (Claval, entretien, 20/06/2012).

1.5. Strasbourg et Sylvie Rimbert : comment la cartographie peut

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