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Étude d’un mouvement scientifique : Cadrage théorique et méthodologique, état des connaissances,

1. Positionnement théorique et méthodologique

1.2. Pour une analyse spatiale d'un mouvement scientifique

1.2.2. Pour une géographie de la science

Dans un premier article intitulé « Le lieu en histoire des sciences », assorti d’une application aux savoirs géographiques de XVIe siècle, et dans un article plus récent consacré aux

« Approches spatiales dans l’histoire des sciences et des arts », J.-M. Besse (2004 et 2010) a proposé une synthèse et des perspectives de recherche en géographie de la science. Deux points ont particulièrement retenu notre attention et seront mobilisés dans notre analyse de la géographie théorique et quantitative européenne francophone : 1) les modèles d’analyse spatiale à mettre en œuvre et 2) la cartographie des résultats. Premièrement, il indique l’intérêt de l’utilisation des modèles d’analyse spatiale qui ont été mobilisés en histoire des arts et des sciences, tel que le modèle de diffusion hiérarchique, qui posent néanmoins selon lui un certain nombre de problèmes car ils se fondent souvent sur la considération d’un centre hégémonique sans tenir compte des innombrables circulations entre lieux de production :

« D’un côté, la description des mécanismes de concentration spatiale des activités culturelles permet d’en faire apparaître l’organisation hiérarchique, et aussi de révéler les dissymétries, les inégalités liées à la distance au « centre » (quelle que soit l’échelle d’analyse où l’on se place : du niveau intra-urbain aux relations spatiales entre « métropoles » et espaces colonisés), et plus généralement elle permet de montrer en quoi les questions culturelles (sciences, arts, littérature) sont en même temps des questions d’autorité et de pouvoir (réel et symbolique), et plus encore en quoi les questions culturelles sont indissolublement liées à celles du gouvernement des distances et des échelles […]. Mais d’un autre côté, on peut reprocher à ce modèle de manquer un aspect marquant de l’histoire des pratiques artistiques et savantes : la circulation. L’enjeu est décisif, dans la mesure où il s’agit de redessiner quelques-uns des axiomes fondateurs de l’écriture de l’histoire des sciences […] mis en place dans la modernité (le discours auto-légitimant des Lumières européennes se diffusant à la surface de la planète). On ne peut se contenter, en effet, d’envisager l’histoire des pratiques et des idées selon le modèle exclusif de la diffusion à partir d’un centre. De

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nouveaux agendas se sont ouverts, sensibles à la fois à la dispersion des lieux de production artistique et scientifique, à la créativité des « périphéries », à leur connectivité plus ou moins directe, et de manière générale à l’essentielle circulation des objets et des hommes, c’est-à- dire aussi des pratiques et des idées dont ils sont les véhicules. Les savoirs et les modèles artistiques circulent en tous sens, et non seulement du centre vers les périphéries. L’analyse de ces circulations incessantes nécessite de la part de l’historien la mise en œuvre d’une conceptualité nouvelle, que les géographes pourraient bien leur proposer […] » (Besse, 2010b, p. 8)

Par ailleurs, J.-M. Besse insiste sur l’intérêt de la représentation cartographique en analyse spatiale des sciences :

« Grâce à [elle], il est possible de produire une image de la répartition spatiale des activités […] scientifiques et qui permet ainsi […] d’installer une forme de compréhension de ces activités. L’utilisation de la cartographie dans l’histoire […] de la science, loin d’être un palliatif ou un ornement, permet ainsi, semble-t-il, de « révéler », au sens photographique du terme, une dimension constitutive, déterminante de ces activités, à savoir, entre autres choses, leur localisation, leur dispersion et leur organisation spatiale, leur inscription territoriale, leur circulation, et l’échelle de leur développement » (Besse, 2010a, p. 218).

Ces éléments (modèles d’analyse spatiale et cartographie) font écho avec le lieu où J.-M. Besse a souhaité publier son article : l’Espace géographique. En effet, cette revue est considérée par beaucoup comme l’un des supports de publication de la géographie « moderniste » depuis la décennie 1970, et notamment celle des acteurs de la géographie théorique et quantitative francophone16. Elle est également le lieu de nombreux débats et dossiers et propose donc des

articles programmatiques tels que cet article. C’est dans ce support éditorial que J.-M. Besse met les géographes au défi d’investir un champ selon lui prometteur, celui de « la prise en considération de l’espace comme outil de compréhension » pour les sciences de la culture :

« On observe dans différents secteurs des sciences de la culture, un mouvement et un intérêt croissants vers la prise en considération de l’espace comme outil de compréhension et d’interprétation. La question serait alors de savoir si les géographes sont disposés, et de quelle manière, à participer à ces nouvelles directions de l’opération historiographique et à élaborer les outils conceptuels et méthodologiques qui lui seraient appropriés. Ou bien faut- il se résoudre à voir se développer, dans ces domaines, une géographie sans géographes? » (Besse, 2010b, p. 11)

En fait, l’expérience d’une géographie de la science a déjà été menée, et parmi les premières esquisses figure l’étude de l’expansion de la « new geography » dans le monde anglophone, menée par Peter Haggett (1990), qui a proposé une esquisse de sa diffusion spatiale, et dont nous reparlerons. En France, à côté de plusieurs autres travaux de recherche appliqués à la géographie, elle vient de donner lieu à un programme de recherche dont témoigne la publication d’un dossier de la revue Mappemonde intitulé « La science, l’espace et les cartes » (Eckert, Baron (dir.), 2013). L’article introductif du dossier en présente ainsi les objectifs :

« Il s’agit d’exposer les possibilités, et de défendre la pertinence, d’une approche spatialisée des activités scientifiques fondée sur la mesure et la localisation : mesure de l’activité (publications, bibliométrie), mesure de l’implantation des communautés scientifiques

16 Il avait déjà publié un article programmatique en 2004 sous le titre « Le lieu en histoire des sciences. Hypothèses

pour une approche spatiale du savoir géographique au XVIe siècle » (MEFRIM, tome 116, pp. 401-422), dans un lieu

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(individus, collectifs). Notre ambition est de présenter à la fois des méthodes de repérage et de spatialisation de corpus importants à des échelles fines, tout en montrant les résultats et les structurations géographiques qui émergent. Il s’agit ici de traiter donc des corpus de données, parfois considérables, qui ont pour particularité de prendre en compte un ensemble cohérent d’entités géographiques. » (Eckert, Baron, 2013)

Ce dossier s’inscrit « dans la continuité d’un programme financé par l’Agence nationale de la recherche et qui s’est achevé au printemps 2013 : le projet GÉOSCIENCE, dont l’objectif était de contribuer à une analyse des logiques spatiales de l’évolution de la science, tant d’un point de vue actuel que dans une dimension diachronique de moyen et long termes » (Baron, Eckert, 2013). Comme le soulignent les auteurs, ce dossier « n’inaugure pas la thématique mais la rend visible » puisque des publications antérieures visant les mêmes objectifs ont été publiés dans cette revue dans les années 2000. Les auteurs partent du constat selon lequel :

« Si l’intérêt d’une analyse spatiale des activités scientifiques a été plusieurs fois affirmé par des géographes — dans la tradition francophone on peut citer notamment Jean Gottmann (1974), Olivier Dollfus (2001) et Roger Brunet (2001) — les travaux ont été rares. En France, ceux de Madeleine Brocard dans les années 1970-1980 et jusqu’au début des années 1990 n’ont guère eu de postérité (Brocard, 1991 ; Brocard et al., 1996). » (Eckert, Baron, 2013)

Dans son état actuel, le dossier « a pour vocation à convaincre de l’intérêt d’une analyse spatialisée de la science, et de la possibilité et de l’utilité de la représentation cartographique » (Eckert, Baron, 2013), les auteurs estimant eux aussi que :

« Les faits de localisation, la structuration spatiale des réseaux, la mesure du poids des ancrages locaux comme des ouvertures internationales gagnent à être pris en compte, mesurés et, plus que jamais, analysés. » (Eckert, Baron, 2013)

L’un des quatre articles de ce dossier (Maisonobe, 2013) a particulièrement attiré notre attention puisqu’il est proche de notre programme d’analyse d’un mouvement scientifique et de notre démarche de recherche. En effet, Marion Maisonobe, doctorante en géographie, y présente un essai d’analyse de la « Diffusion et [de la] structuration spatiale d’une question de recherche en biologie moléculaire ». Elle s’intéresse donc à la diffusion d’une « question de recherche » et non pas d’un « mouvement », mais qui n’en mobilise pas moins un certain nombre de personnes, des scientifiques qui peuvent constituer un collectif en faisant émerger une communauté de recherche (il s’agissait dans ce cas de problèmes touchant à la « réparation » et à la « transcription » de l’ADN). Autre différence importante, elle étudie cette diffusion à l’échelle mondiale alors que nous avons fait l’hypothèse que le mouvement scientifique que nous étudions s’inscrit de manière significative dans le cadre de l’Europe francophone puisque nous supposons qu’il transgresse les frontières nationales pour exister en tant que communauté de langue. La temporalité de son objet de recherche, que Diana Crane (1969) a nommé aussi « problem area », peut être semblable à celle d’un mouvement scientifique soit d’ « une ou plusieurs décennies » même si ce dernier devrait avoir une plus grande longévité. La principale différence c’est qu’un mouvement scientifique peut avoir une organisation sociale saisissable, structurée et durable, contrairement à une simple « question de recherche » qui peut néanmoins évoluer et se transformer.

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Pour analyser la structure relationnelle du réseau de collaboration entre les chercheurs qui se posent la même question de recherche, elle a choisi une approche bibliométrique, ce qui lui permet de « saisir la naissance, l’évolution et la diffusion d’un groupe assez restreint de scientifiques et de centres de recherche » à travers l’étude de ses publications (Maisonobe, 2013, p. 1). Comme elle, nous pensons que « les publications sont un révélateur intéressant bien que partiel du fonctionnement des collectifs scientifiques » et surtout qu’« elles sont un moyen de renseigner la dynamique d’un groupe de recherche dans le temps et dans l’espace » (ibid.). Comme nous le verrons ci-dessous, nous faisons appel à d’autres sources pour analyser la géographie théorique et quantitative, tels les témoignages de ses acteurs.

La conclusion de son article résume bien sa démarche et montre tout l’intérêt pour un géographe d’étudier la spatialité des sciences et plus particulièrement la diffusion spatiale des savoirs scientifiques :

« On a pu montrer que le passage d’un stade de recherche à un autre dans le cadre de l’évolution d’une question scientifique a une influence sur la diffusion dans l’espace géographique ainsi que sur l’organisation spatiale de son réseau de collaboration. La diffusion de la question s’organise essentiellement au voisinage géographique des pionniers. S’il y a de nouveaux pays qui participent au cours de la seconde période, leur niveau de participation et son intensité ne témoignent pas, en général, d’un engagement fort mais plutôt d’une prise de connaissance de la question scientifique et éventuellement d’une exploitation des résultats. Ainsi, du fait de l’épuisement progressif de cette question, la diffusion reste relativement limitée dans l’espace géographique, d’autant plus que le sujet n’est pas aisément appropriable pour un nouveau venu. Ainsi, du fait de l’épuisement progressif de cette question, la diffusion reste relativement limitée dans l’espace géographique, d’autant plus que le sujet n’est pas aisément appropriable pour un nouveau venu. Il y a un coût à l’entrée qui ne se limite pas à acquérir le savoir-faire mais suppose aussi de se procurer le matériel et les données nécessaires. Ce dernier requisit exige d’être en contact avec une équipe disposant d’une bibliothèque de cellules. Pour cette raison, les productions « autonomes » sont essentiellement les principaux contributeurs qui ont à leur disposition tout ce qui est nécessaire pour l’avancement des recherches. Ainsi, le réseau va en se densifiant et rares sont les agglomérations qui n’y sont pas connectées à un moment donné. » (ibid., p. 14)

Par rapport à des recherches antérieures qui ont montré que la structure d’un réseau scientifique est sensible au passage d’un stade de recherche à un autre (dans le cadre du groupe du

phage, Mullins (1972) avait identifié quatre stades, de l’émergence à la stabilisation), M. Maisonobe (2013) a insisté sur l’évolution de la « structure spatiale d’un tel réseau », montrant

notamment que « à mesure que la question s’épuise, les agglomérations se replient sur leur contexte national », de sorte que « le niveau national est toujours pertinent pour comprendre la structuration des collectifs scientifiques et ne devrait pas être éliminé des réflexions portant sur les réseaux scientifiques » (ibid., p. 14).

Au total, ces différentes positions programmatiques (Besse, 2004, 2010 ; Eckert, Baron, 2013) et l’investissement récent et important des géographes (Baron, 2005, Berroir et al., 2009, Clerc, 2013, Cuyala, 2013, Eckert, Baron, Jégou, 2013, Levy, Sibertin-Blanc, Jégou, 2013, Maisonobe, 2013, Sigrist, 2013, Robic, 2013) montrent tout l’intérêt pour un scientifique et surtout un géographe de :

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« considérer l’espace comme une dimension déterminante dans la fabrication du savoir scientifique, et, surtout, comme une clé pour la compréhension des mécanismes de cette fabrication. […] S’intéresser plus précisément aux spatialités, matérielles et symboliques, qui sont mises en œuvre dans la production, la diffusion, et la réception des idées scientifiques, plus généralement dans l’activité scientifique considérée du point de vue social mais aussi logique et méthodologique. » (Besse, 2004, pp. 405-406)

Tout un champ de recherche s'ouvre dans ce domaine et par conséquent conforte notre volonté d’analyser la diffusion temporelle et spatiale d’un mouvement scientifique.

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