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Étude d’un mouvement scientifique : Cadrage théorique et méthodologique, état des connaissances,

1. Positionnement théorique et méthodologique

1.1. L’objet d’étude : un « mouvement scientifique ou intellectuel » (MSI)

1.1.1. Qu'appelle-t-on mouvement scientifique ou intellectuel ?

Dans leur article intitulé « A General Theory of Scientific/Intellectual Movements », Scott Frickel et Neil Gross (2005) ont élaboré une théorie générale d'un MSI. Ils fondent leur travail sur une synthèse des recherches parues en sociologie des sciences. Les deux auteurs estiment qu’un « mouvement scientifique » ou un « mouvement intellectuel » relèvent de la même logique. Dans son sens le plus synthétique, un MSI serait « un effort collectif pour poursuivre un programme de recherche pour une communauté scientifique ou intellectuelle » 7 (Frickel, Gross,

2005, p. 206). Cette définition met donc l'accent sur le caractère social d'un mouvement tout autant que sur son axiologie programmatique. Un mouvement scientifique est programmatique, son programme consiste à produire et à diffuser un « cœur de connaissances » (knowledge core). En effet, au centre d’un mouvement scientifique existe un programme cohérent visant à des changements et des avancées scientifiques. Ces changements supposent la circulation des idées et donc des interactions entre les acteurs de la communauté scientifique. Ces idées véhiculées seraient alors embrassées par certains et rejetées par d'autres. L'objectif principal des acteurs d'un mouvement scientifique serait de produire puis de diffuser de nouvelles idées, théories ou méthodes, ce qui remettrait en cause celles déjà existantes. Plus précisément, le programme du MSI entre en collision avec les pratiques normatives en vigueur dans le champ disciplinaire. Au moins au moment de son émergence, il crée donc une controverse sur le contenu scientifique du champ. Les acteurs d’un MSI sont différemment investis dans le mouvement. Selon nous, seulement une partie d’entre eux, qui revendiquent explicitement leur appartenance à ce mouvement et font preuve de militantisme, font partie du « noyau central » du mouvement. Au contraire, des personnes peuvent utiliser plus ou moins régulièrement dans leurs recherches des méthodologies ou des théories relevant du mouvement en question sans revendiquer d'appartenance particulière au dit mouvement.

Brigitte Chamak (2011) a testé cette théorie dans le cadre de l’étude des sciences cognitives. Elle affirme qu'un MSI ne remet pas toujours en cause l'orthodoxie scientifique mais qu’il peut davantage orienter la résolution des problèmes posés en mettant en place des approches particulières, différentes ou complémentaires de celles qui existaient. Mais son exemple ne correspond pas exactement à celui que nous visons, puisque les sciences cognitives sont issues de plusieurs disciplines et visent la construction d'une nouvelle science.

Un deuxième élément de la théorie du MSI affirme que le cœur de connaissances « consiste en des pratiques intellectuelles qui sont en conflit avec les attentes normatives du domaine intellectuel de référence8 » (Frickel, Gross, 2005, p. 207).

Selon un troisième postulat, les MSI ont une teneur politique, et pas seulement scientifique : « précisément parce que les pratiques intellectuelles recommandées par les mouvements sont sujet de conflit, les mouvements sont politiques »9 (Frickel, Gross, 2005, p. 207).

7 Traduit de l’anglais original : “a collective effort to pursue research program for scientific or intellectual community”. 8 Traduit de l’anglais original : “consists of intellectual practices that are contentious relative to normative

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Le MSI est politique au sens défini par Bourdieu (1997) pour appréhender le champ scientifique : il altère la configuration des positions sociales et des ressources dans le champ disciplinaire. Lors de son émergence, le MSI ne prend pas position seulement sur le contenu scientifique du champ, il prend position dans son espace politique et institutionnel, en particulier au travers de l’attribution de postes dans les universités et les centres de recherche. B. Chamak (2011) précise que les acteurs qu’elle a étudiés croient profondément au mérite intellectuel de leur programme sans visée forcément carriériste. Mais elle confirme que, pour mettre en place un MSI, ses acteurs doivent acquérir du pouvoir afin de contrebalancer celui de l'orthodoxie (ou du paradigme dominant) au sein même de la discipline, et, plus largement, d’acquérir une reconnaissance au sein de la société, celle-ci étant recherchée dans le but de légitimer et d’asseoir le mouvement.

Un quatrième point de la théorie précise que les MSI sont constitués en une action collective organisée (Frickel, Gross, 2005, p. 207). Selon les auteurs, pour qu'un mouvement scientifique émerge, il faut « différents niveaux de coordination, spatial, temporel, et social10 »

(ibid.), en particulier des formations, des revues et des colloques. Les acteurs du mouvement doivent se distribuer des rôles, ont besoin d’obtenir des soutiens dans des revues ou chez des éditeurs. Sans cette coordination visant au développement et à la légitimation du MSI, rien ne saurait exister. Bruno Latour développe à ce sujet la notion d' « inscription » des acteurs dans le développement d’un mouvement (1987). Ces facteurs de durée montrent bien que l'étude d'un mouvement scientifique touche autant à l'histoire des sciences qu'à la sociologie des sciences.

Selon un cinquième principe, un MSI aurait une durée finie. Le MSI est en effet un phénomène temporaire, soumis à une naissance, un développement et une disparition. Sa naissance est annoncée comme un bouleversement scientifique, sa mort se traduit soit par sa disparition effective du champ disciplinaire, soit par sa transformation en une forme stable et institutionnalisée. Il ne s’agit alors plus d’un mouvement mais d’un sous-champ ou d’une spécialité. Les auteurs ne précisent pas de manière claire quelle serait la frontière entre un MSI et sa transformation en une entité institutionnalisée, devenant une norme codifiée de la discipline. Autrement dit, les auteurs ne s'intéressent pas au mouvement une fois qu’il est institutionnalisé.

Dans notre travail nous essaierons de déterminer, premièrement, dans quelle mesure nous pouvons identifier les étapes de l'émergence et du développement du mouvement de géographie théorique et quantitative, avec les marques de passage de l'une à l'autre, et deuxièmement, nous essaierons de savoir si sa disparition est envisageable, en interrogeant notamment le sens ou l'absence de sens qu'a pu avoir le mouvement pour ses acteurs à partir d'un certain stade de son développement. Autrement dit, pour ce qui est des acteurs, nous pourrons nous demander à son propos si, dans la vie d'un mouvement, le type d'action des acteurs change au cours du temps et s’il demeure obligatoirement un centre et une périphérie du mouvement. Avec la diffusion du mouvement, l'organisation des acteurs pourrait mener à un certain polycentrisme, avec des limites de plus en plus floues entre membres du mouvement, et une expansion amenant à une certaine

9 Traduit de l’anglais original : “precisely because the intellectual practices recommended by SIMs are contentious,

SIMs are inherently political”.

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banalisation des idées prônées par le mouvement (donc une certaine indistinction entre les tenants du mouvement et le reste des géographes). Cette banalisation du programme pourrait aller jusqu'à la disparition du mouvement en tant que tel.

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