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La vitesse de diffusion d'un mouvement scientifique

Encadré 1.2 Histoire d’un label

1.4.2. Des objections de plusieurs ordres

Différentes discussions ont été amorcées par des historiens de périodes plus anciennes, mais aussi émises par les historiens du temps présent pour théoriser leur travail (Wolikow, 1997). Tout d'abord, la question de la clôture historique de l'objet étudié se pose. D’un côté, ceci rend la recherche historique délicate, le chercheur analysant un phénomène qui n'est pas achevé (il en va évidemment ainsi pour la géographie théorique et quantitative européenne francophone). Le chercheur doit donc traiter d'un processus en devenir. Il est dans l'obligation de s'en accommoder : « face à un passé tronqué de son futur, il ne dispose pas du fin mot de l'histoire » (Bédarida, p. 156). Dans l'histoire d'un mouvement scientifique, il paraît plus aisé de traiter d’une période ancienne, ou bien, pour un mouvement contemporain, de son émergence et de ses premiers développements, que d'analyser et d'interpréter une période du passé immédiat qui se prolonge dans le présent de l’analyse. La nôtre doit retenir, dans les témoignages, les événements et les dimensions les plus structurantes, mais cela paraît difficile dans la mesure où nous ne connaissons pas encore aujourd'hui le « fin mot de l’histoire ». F. Bédarida se demande « comment donner rétroactivement sa portée et son sens à l'événement quand on ne connaît pas la suite » (ibid.). D’un autre côté, ceci semble être une bonne occasion de « défataliser l'Histoire », selon l’analyse de Patrick Garcia (2003). Ainsi, « travailler sur des processus non-clos doit permettre aux historiens de renoncer aux rationalisations a posteriori qui conduisent à un

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durcissement causal fondé sur la succession chronologique, à un durcissement de l'histoire et ouvrent les portes au déterminisme » (Garcia, 2003, p. 6). L'apparition et le développement d'un mouvement scientifique ne sont pas inéluctables. L'histoire d'un mouvement est constituée de hasards, de conjonctions d'événements liés à des initiatives personnelles ou collectives et finalement à une certaine complexité d'interactions dont l’issue était largement imprévisible. Travailler sur un phénomène ouvert favorise une attitude de recherche qui se garde de téléologie, et qui soit attentive à cette complexité.

Un deuxième point de discussion tient à la supposée carence des sources. En effet, dans bien des champs appartenant au temps présent, il est difficile d'accéder aux sources qui traitent d'un événement ou d'un sujet qui suit encore son cours, compte tenu des mesures de confidentialité et de protection. Mais si les archives du domaine public ne sont pas forcément accessibles, bien d'autres existent. En plus des témoignages des acteurs interviewés, il existe une très importante masse de ressources à disposition (archives privées, presse, littérature grise, rapports, etc.).

Enfin, il s’agit de recueillir des informations sensibles, qui comportent des risques pour les acteurs comme pour le chercheur qui les recueille et les mobilise. Les témoins peuvent être réticents à délivrer certaines informations pourtant importantes pour la recherche mise en œuvre. Les problèmes spécifiques au type de sources que constituent les témoignages ne concernent pas seulement les historiens du temps présent mais également les sociologues, les ethnologues ou encore les géographes, c'est-à-dire tous les chercheurs faisant appel aux sources orales. Par exemple, dans l'étude d'un mouvement scientifique, certains chercheurs ou enseignants- chercheurs en cours de carrière peuvent hésiter à livrer les faits tels qu'ils les ont en mémoire, dans la mesure où ils sont dans un parcours professionnel dépendant en partie de leurs pairs. Il peut être par ailleurs reproché à l'historien du temps présent de prendre parti dans des débats encore ouverts. Un risque d’interférence stratégique des acteurs participants est possible. En conséquence, les acteurs du mouvement, comme ses éventuels opposants, peuvent dénoncer une interprétation erronée ou partielle de l’histoire du mouvement scientifique et remettre en cause le travail de recherche réalisé.

L'histoire du temps présent, champ de l'histoire dans lequel nous nous inscrivons pour analyser la dynamique d'un mouvement scientifique, possède donc une grande richesse, notamment grâce à la mobilisation des témoignages des acteurs qui ont vécu le phénomène historique étudié et, grâce à la critique qu’ont menée ses praticiens eux-mêmes, dispose d’un pouvoir réflexif important, qui incite à un effort de rigueur redoublé dans la construction de notre objet de recherche. Nous traiterons des méthodes que nous avons choisies pour l’étude du mouvement, et en particulier du rôle que nous avons accordé à des entretiens, pour tenir compte de l’insertion de notre étude dans une dynamique scientifique contemporaine, qui peut relever des avantages et des risques de l’histoire du temps présent.

Comprendre la dynamique d'un mouvement scientifique suppose une analyse opérée au moyen de différentes entrées. Un mouvement scientifique est en effet un objet complexe. Pour ce faire, un corpus doit être constitué pour analyser les réseaux d’acteurs du mouvement

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scientifique étudié. Il est constitué de personnes et des liens que ces personnes entretiennent entre elles. Nous faisons l'hypothèse que pour qu'un mouvement se développe et perdure, il faut de la cohésion, cette dernière se manifestant à travers l’interaction entre les acteurs. Ces derniers peuvent en effet parfois évoluer seuls, mais dans la majorité des cas, ils se sont progressivement organisés en réseaux. Nous étudions donc leurs liens et réalisons une analyse formelle des réseaux à partir des documents disponibles.

L'objet étudié n'est pas clos. Sa diffusion spatiale n'est pas terminée et la configuration observée est amenée à évoluer dans un champ disciplinaire pluriel. Ces considérations générales issues de différents champs disciplinaires (sociologie, histoire, géographie, économie) permettent de poser les bases d'une étude de la diffusion spatiale d'un mouvement scientifique. Les particularités de la géographie théorique et quantitative européenne francophone nécessitent néanmoins d'adapter les questionnements entrevus ici, en fonction de la nature de ce mouvement mais également de la littérature réflexive qui s’est consacrée à son étude, qui nous permettra également de déterminer dans quelle mesure cette géographie peut être considérée comme un mouvement scientifique au sens de S. Frickel et N. Gross (2005).

2. La Géographie théorique et quantitative en France et

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