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La vitesse de diffusion d'un mouvement scientifique

Encadré 1.2 Histoire d’un label

2. La Géographie théorique et quantitative en France et dans l’Europe francophone : état des connaissances

2.2. Une dynamique temporelle au centre des controverses

2.2.4. L’émergence d’un collectif

Si le terme de « mouvement » est très rarement employé pour qualifier la géographie théorique et quantitative, les auteurs s’intéressent néanmoins à l’une des caractéristiques des mouvements scientifiques : leur dynamique collective. Il est vrai que les années 1970 constituent un moment favorable à la constitution de collectifs, encouragé par le CNRS, comme l’ont notamment montré Olivier Orain et Marie-Pierre Sol dans un article sur « Les géographes et le travail collectif » paru au milieu des années 2000 dans la Revue pour l’histoire du CNRS :

« Les années 1970 apparaissent comme une période d’épanouissement des collectifs, en géographie comme dans d’autres disciplines. Le CNRS a vraisemblablement joué un rôle important dans cette dynamique : il a fourni des opportunités, des crédits et un affichage à différents projets, notamment à travers les Recherches coopératives sur programme (RCP). Quoique créées en 1958, celles-ci n’ont connu un réel développement qu’à partir de 1969, du moins en géographie. Dans ce cadre, des projets de recherches ont été entrepris qui, en se pérennisant, ont contribué au renouvellement des centres d’intérêt et des manières de faire, principalement en géographie humaine. » (Orain, Sol, 2007, p. 11)

Ils citent notamment la RCP 256 « Les systèmes d’organisation de l’espace » portée par R. Brunet (Reims) en indiquant qu’elle aurait « auguré de la formation d’[un] courant majeur de la géographie contemporaine qui [a] émergé durant les années 1970-1980 : […] l’analyse spatiale » et affirment que :

« On peut considérer finalement que les RCP ont accompagné et dans une certaine mesure contribué à une structuration plus générale de la recherche en géographie, dans une période où la discipline connaissait des transformations décisives.» (Orain, Sol, 2007, p. 14)

Parmi les publications qui traitent du mouvement théorique et quantitatif à proprement parler, certaines valorisent la constitution d’un collectif, notamment à travers la volonté de tout un groupe de personnes de se forger une culture commune. Cela permet de penser cette géographie comme un mouvement au sens de S. Frickel et N. Gross (2005). D. Pumain et M.-C. Robic (2002) caractérisent de manière assez systématique et précise ce collectif en formation, résumant les éléments présents de manière fragmentée dans le reste de la littérature :

« Inégalement représenté dans le champ universitaire français, ce mouvement repose avant tout sur des enseignants-chercheurs engagés en masse à l’Université à la fin des années 1960 et au tout début des années 1970. Depuis 1971, il s’est structuré en un vaste réseau informel

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de personnes, de groupes, et progressivement de laboratoires, qui organisent tour à tour les universités d’été, suscitent des recherches coopératives, créent de nouveaux lieux de débat, tissent des liens avec les géographes étrangers. Ainsi, sont nées en 1971 des associations nouvelles – le Groupe d’analyse géographique (GAG), plutôt parisien, de vie éphémère, créé à la fin du stage d’Aix-en-Provence, le Groupe Dupont, créé entre juin et décembre 1971 à Avignon, qui rassemble notamment des enseignants du grand Sud-Est41. Une

littérature grise : Brouillons Dupont (Avignon, à partir de 1977), Analyse spatiale quantitative et

appliquée (publié à Nice, à partir de 1974) par exemple, accompagne le mouvement. En

1975, la création d’une commission de travail intitulée Géographie théorique et quantitative l’officialise dans l’« institution » géographique constituée par le Comité national français de géographie (par comparaison, une telle commission a été créée en 1964 en Grande- Bretagne sous le nom de Quantitative Methods Study Group). Des rencontres périodiques sont organisées, d’abord sur un plan national : un colloque de géographie quantitative démarre à Besançon en 1972, et, à l’initiative des géographes strasbourgeois, un colloque européen de géographie théorique et quantitative est mis sur pied à partir de 1978. Sans programme préétabli, il vise à confronter tous les deux ans des pratiques qui étaient à l’origine fortement empreintes d’idiosyncrasies nationales. » (Pumain, Robic, 2002, p. 126-127)

Ces deux auteures estiment par ailleurs que « ce vaste réseau [comprend] une centaine de personnes », et elles remarquent ses composantes particulières, qui attirent l’attention sur des effets de marges militantes :

« À titre indicatif, le groupe de Géographie théorique et quantitative du Comité national de géographie comprend, en janvier 1981, 20 femmes sur 63 adhérents (la très classique commission de Géographie rurale, forte en octobre 1982 de 145 membres, comporte seulement 33 femmes), et seulement sept professeurs d’université et une directrice de recherches au CNRS. Sur les auteurs intervenant dans les trois publications de recherche indiquées, la parité hommes-femmes est pratiquement observée […]. On peut noter aussi la fréquence des signatures collectives.

Importance de la composante provinciale, jeunesse des participants, appartenance aux catégories les plus basses de la hiérarchie universitaire, féminisation, définissent globalement un groupe qui a intérêt à la « subversion » de la géographie classique en cette période qui suit un recrutement en masse d’enseignants [Cf. Bourdieu]. » (Pumain, Robic, 2002, p. 127)

Dans son ouvrage rédigé à partir de témoignages de géographes, C. Bataillon (2009) centre quant à lui les débuts de ce collectif sur le groupe Dupont en racontant sa genèse et les « alliances extérieures » qui se nouent à partir de 1972 autour d’événements scientifiques :

« Suite au constat d’insatisfaction face à une géographie bien formelle, descriptive, anecdotique, sans perspective, le déclic a lieu en 1970 aux très officielles Journées géographiques, à Aix-en-Provence cette année-là : un exposé de Bernard Marchand, alors géographe à l’université de Pennsylvanie, attire l’attention. Un petit groupe autour de Jean- Paul Ferrier suggère d’inventer un mode de fonctionnement indépendant de toute institution d’enseignement ou de recherche. Quelques réunions informelles sont programmées, René Grosso propose que ce soit à Avignon (d’où le nom de « groupe Dupont »… d’Avignon), bon endroit où utiliser de bonnes opportunités d’accueil, en un centre universitaire bien modeste alors et à l’abri de quelque « mandarinat » que ce soit. René Grosso est naturellement élu président du groupe (et constamment réélu). Daniel Bouzat, enseignant lui aussi à Avignon, en sera secrétaire, puis Christiane Lees, elle aussi enseignante à Avignon, plus tard trésorière. Dès 1972 des alliances extérieures se nouent : le premier colloque est de

41 Cf. Vigouroux M. (1978a), « Dans le renouvellement de la géographie française : le Groupe Dupont »,

Brouillons Dupont, 2, pp. 5-14.; Chamussy H. (1997), « Le groupe Dupont ou les enfants du paradigme », dans Knafou R. (dir.), L’état de la géographie. Autoscopie d’une science, Paris, Belin, pp. 134-144.; Collectif (1998-1999), « Vingt-Cinquième Millénaire. Groupe Dupont, Avignon », Brouillons Dupont, n°22.

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géographie quantitative, à Besançon ; en 1976 les universités de Genève et Lausanne organisent avec le Groupe Dupont le premier Géopoint, « Théories et géographie ». En 1978, même partenariat pour le second Géopoint « Concepts et construits de la géographie contemporaine », d’autres suivent en 1980 et 1982, puis en 1984 commence la série des Géopoints organisés par le seul Groupe Dupont, série toujours continuée en 2008. Chaque année le groupe tient à Avignon une réunion de deux jours, avec souvent invitation d’un intervenant extérieur, réunion qu’on exporte parfois (à Mâcon, Turin…). Au total en 2008, le bilan est de 23 Brouillons Dupont et 16 Géopoints publiés. Des partenariats viendront avec le GIP Reclus, avec la Maison de la géographie de Montpellier, avec un appui toujours renouvelé de Roger Brunet. François Durand-Dastès est entré au groupe Dupont en 1979 et il ne cesse d’y jouer un rôle essentiel, tant au Comité exécutif qu’au Comité scientifique : exposant, animateur ou modérateur de débats » (Bataillon, 2009, p. 92).

J.-F. Deneux (2006) met également en avant le rôle déterminant du groupe Dupont dans la définition du mouvement théorique et quantitatif :

« Proche de cette revue [l’Espace géographique], […] un groupe d’affinité se forme dans le Sud- Est de la France, le groupe Dupont, avec Chamussy, Dumolard, Le Berre, Auriac, Ferras… À partir de 1976, les colloques Géopoint réuniront des géographes de toutes tendances autour de thèmes théoriques proposés par ce groupe, fortement caractérisé par la mise en œuvre de méthodes mathématiques et statistiques. C’est à partir de ces acteurs et en fonction des réflexions proposées par les Anglo-Saxons que se définit l’analyse spatiale. » (Deneux, 2006, p. 130)

Plus largement, pour expliquer la réussite des débuts du mouvement et la constitution d’un collectif, D. Pumain et M.-C. Robic (2002) évoquent « l’ampleur de l’investissement de jeunes géographes dans la formation mathématique, statistique et informatique » (Pumain, Robic, 2002, p. 125). Les stages de formation aux méthodes mathématiques sont donc une autre facette que C. Cauvin étudie récemment (2007), dans un article intitulé « Géographie et mathématique statistique, une rencontre d’un nouveau genre » paru dans la Revue pour l’histoire du CNRS. Ces trois auteurs indiquent que des stages sont organisés dès 1971. Ces événements ont été encadrés pendant quinze ans par les mathématiciens du Centre de mathématique sociale de l’EHESS, avec l'appui du CNRS.

L’analyse faite par ces auteurs montre bien l’existence d’une dynamique collective à travers l’organisation et la pratique d’événements récurrents. Cependant, comme nous l’avons affirmé, les auteurs qui ont traité de l’histoire de la géographie théorique et quantitative en Europe francophone mettent peu en valeur la constitution d’un groupe. Dans son rapport du milieu des années 1970, R. Brunet indique simplement que « de solides noyaux existent maintenant dans plus de la moitié des universités » (Brunet, 1976, p. 40) mais à ce moment-là, il ne voit pas de constitution d’un réseau ou d’un mouvement.

Des informations sont néanmoins présentes dans les manuels de référence. Par exemple, P. Claval (2001) souligne aussi le travail de formation collective et de diffusion entrepris par les nouveaux géographes en appuyant notamment sur le « rôle important » joué par le groupe Dupont, sous-estimant par ailleurs peut-être les autres pôles. Pour accélérer la diffusion de la géographie théorique et quantitative, les acteurs du renouvellement auraient largement opté pour la réalisation de textes moins élaborés que les articles de revue obéissant à des règles jugées trop lourdes. Les Brouillons Dupont (créés en 1977) sont régulièrement cités comme un lieu important de cette

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diffusion. Mais la plupart des auteurs souligne surtout la création par R. Brunet de l'Espace géographique en 1972. P. Claval souligne également, comme d'autres, la mise en place d'événements scientifiques comme les Géopoint (créés en 1976) qui réunissent « tous les ans la jeune génération autour des questions épistémologiques considérées comme brûlantes » (Claval, 2001, p. 200), mais il n'évoque pas l'existence des autres événements tels que les colloques de Besançon (créés en 1972) ou les colloques européens de géographie théorique et quantitative (créés en 1978).

Enfin, encore une fois, les auteurs qui traitent de ces éléments se placent principalement dans le cadre français avec des événements qui se passent en France et qui sont soutenus par des institutions françaises. Néanmoins, D. Pumain et M.-C. Robic, en plus de l’évocation des colloques européens, révèlent aussi « la participation à des écoles thématiques organisées au niveau européen par l’OTAN » (Pumain, Robic, 2002, p. 125). Elles mettent également en avant, comme d'autres, la production rapide de « manuels de statistiques destinés à l'enseignement [des statistiques] dès 1974, suivis par des manuels plus nettement orientés vers l'analyse spatiale, et accompagnés de manuels plus spécialisés d'analyse quantitative » (Pumain, Robic, 2002, p. 126). Ces différentes entreprises participeraient donc à la constitution d’un collectif et permettraient plus largement le développement de la géographie théorique et quantitative en France.

Très peu d’auteurs s’intéressent spécifiquement à la structuration hiérarchique de ce mouvement, et l’on sait très peu de choses sur l’existence ou non d’innovateurs et primo- adoptants d’une part et d’adoptants tardifs d’autre part – pour reprendre la catégorisation mise au point par Everett Rogers (1962) –, même si certains noms de personnes (Roger Brunet, Bernard Marchand ou encore Denise Pumain) ou de groupes (Dupont) apparaissent de manière sporadique.

Finalement, en nous appuyant sur la littérature existante, notre démarche de recherche s’inscrit notamment dans la volonté de déterminer précisément comment s’est développée une dynamique collective autour de la géographie théorique et quantitative, à l’échelle de l’Europe francophone, et de son émergence jusqu’aux années 2000, ce que ne fait pas la littérature existante.

2.2.5. La suite du mouvement ou le règne du flou : désaccords sur son

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