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Un pôle d’innovation grenoblois « invisible » : autour du climatologue Charles-Pierre Péguy

Des lieux sporadiques accueillant des figures novatrices et un connecteur transatlantique — Les

1. Quelques lieux marqués par des modernistes isolés

1.6. Un pôle d’innovation grenoblois « invisible » : autour du climatologue Charles-Pierre Péguy

Plusieurs témoins tels que Jean-Pierre Marchand (entretien, 16/01/2012) ou encore Annick Douguedroit (entretien, 20/03/2013) nous ont indiqué qu’un pôle de recherche innovant en géographie quantitative se met en place à Grenoble durant les années 1960, mais en dehors de l’Institut de géographie alpine95. Selon des discours concordants, il se serait fédéré autour d’une

figure, Ch.-P. Péguy (1915-2005), et d’une spécialité, la climatologie statistique, portée par ce dernier. Comme le rappelle A. Douguedroit (née en 1946) (entretien, 20/03/2013), d’abord biogéographe, puis devenue climatologue au contact de Ch.-P. Péguy, ce dernier fut le premier géographe français à proposer une thèse secondaire de statistiques96. Plus précisément, J.-P.

Marchand nous rappelle qu’ayant fait sa thèse pendant la guerre (soutenue en 1947), « il ne pouvait pas faire beaucoup de terrain, vu l’occupation, ce qui explique qu’il ait fait des statistiques » (Marchand, entretien, 16/01/2012). C’est surtout sa thèse secondaire parue en 1948 dans la Revue de Géographie Alpine qui marqua les esprits de toute une génération après 1970. Elle s’intitule Introduction à l’emploi des méthodes statistiques en géographie physique et constitue dans la mémoire collective un moment essentiel d’innovation dont certains se souviennent comme étant le « premier manuel de statistiques appliqués à la géographie avant le Chadule (1974) » (ibid.).

Présenté par de nombreux acteurs comme le porte-étendard de la climatologie statistique, il demeura longtemps méconnu à Grenoble, où il était arrivé au milieu des années 1960, mais il exerça longtemps une influence novatrice à Rennes et dans le Sud-Est. En effet, il enseigna à

95 Voir aussi l’article de ces deux auteurs publiés en 2007 dans la Revue pour l’histoire du CNRS. 96 Ceci est d’autant plus remarquable qu’il avait obtenu un baccalauréat de philosophie.

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Rennes de 1947 à 1963 : dans son ancienne université, il représentait la figure tutélaire de la climatologie, mais y avait aussi travaillé en hydrologie et glaciologie. Les témoins rappellent notamment qu’en 1961, il édite pour la première fois un Précis de climatologie97, reconnu bien au-

delà de l’université de Rennes. J.-P. Marchand nous signale que Ch.-P. Péguy « a toujours donné des cours de statistiques à Rennes, soit directement soit indirectement dans ses cours de climatologie ou de géographie physique » (Marchand, entretien, 16/01/2012). Ayant gardé un fort ancrage local selon les géographes de l’époque, Ch.-P. Péguy continua après son départ de Rennes à avoir des élèves, tel J.-P. Marchand (né en 1942) qui n’avait néanmoins pas reçu ses enseignements :

« J'ai fait un mémoire de maîtrise de climatologie avec Jean Mounier (1928-2009) qui a fait une thèse de climatologie sous la direction de Charles-Pierre Péguy98. Ensuite, j'ai démarré

une thèse de climatologie avec Charles-Pierre Péguy qui n'était plus à Rennes mais à Grenoble. Je l’ai faite avec lui parce que Jean Mounier était Maître-assistant et ne pouvait pas diriger ma thèse. Il était logique à Rennes que tu ailles avec Charles-Pierre Péguy si tu voulais faire une thèse en climatologie. On t'envoyait à Péguy parce que Péguy était un ancien de la maison. André Meynier m'avait dit : « si vous voulez faire une thèse de climatologie, allez voir Péguy ! » (ibid.)

Nous avons relevé dans les entretiens que malgré les forts liens avec Ch.-P. Péguy et l’engagement de longue date de celui-ci pour les statistiques et le renouvellement de la géographie, la géographie enseignée à Rennes restait très classique, très vidalienne, même si, selon J.-P. Marchand (entretien, 16/01/2012), André Meynier introduisait une certaine originalité avec ses recherches sur les paysages agraires de l’Ouest. J.-P. Marchand (entretien, 16/01/2012) se souvient aussi que durant sa licence, en 1966-1967, M. Phlipponneau a rendu compte dans ses enseignements de géographie économique des travaux de W. Christaller (1933, traduit en anglais en 1966) sur la Théorie des lieux centraux mais surtout, qu’il pensait les statistiques utiles pour la géographie appliquée qui était sa spécialité.

Selon plusieurs témoins présents dans le Sud-Est de la France dans les années 1960, l’arrivée de Ch.-P. Péguy à Grenoble amena des évolutions importantes. Il fit toute une série d’interventions pour initier les jeunes géographes aux statistiques intégrées à des problématiques de géographie. Ceux qui l’ont écouté s’accordent pour affirmer qu’il était une figure marquante parmi les rares géographes ayant rénové avant l’heure les recherches en géographie. André Dauphiné (né en 1942) se souvient avoir reçu des cours de statistiques de Ch.-P. Péguy « à Nice99

en 1965 et en 1966 au niveau de la maîtrise » :

97 Réédité en 1970 lorsqu’il est directeur de recherches CNRS à Grenoble et que l’ER30 de climatologie est

opérationnelle depuis trois ans.

98 Il est intéressant de rapporter ces propos émis par J.-P. Marchand : « J. Mounier était davantage de l'école

P. Pédelaborde. Il pratiquait les types de temps avec maestria » (Marchand, entretien, 16/01/2012). Mais il rapporte l’influence de Ch.-P. Péguy sur J. Mounier : « Il y ajoutait des traitements statistiques sur les précipitions quotidiennes, et des études du bilan de l'eau avec l'ETP, soit de Thornthwaite ou de Penmann » (ibid.).

99 Ch.-P. Péguy connaissait bien Jean Miège, le directeur du département de géographie de Nice, qualifié par

A. Dauphiné de patron fondateur de la géographie à Nice, puisqu’ils avaient tous les deux été formés à l’Institut de géographie alpine de Grenoble (Miège nomma le centre de recherche qu’il créa à Nice le Laboratoire Raoul Blanchard).

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« J’ai découvert la quantitative avec Péguy parce qu’il était au CNRS et donnait des cours dans les universités françaises. Il était venu donner des cours à Nice. » (Dauphiné, entretien, 5/10/2011)

Cette expérience l’amena en effet à entreprendre avec Péguy une thèse de troisième cycle, puisqu’il lui proposait « autre chose qu’une simple monographie, quelque chose de nouveau, de moderne » (ibid.). Puis, recruté assistant à l’université de Nice, il la transforma en thèse d’État, qu’il soutint en 1976.

Mais c’est donc principalement à Grenoble que Ch.-P. Péguy creuse son sillon et permet la rénovation des approches géographiques à travers la climatologie100. En effet, la

climatologie statistique se serait véritablement institutionnalisée avec la création en 1967 de l'ER 30 par Péguy, qui était devenu directeur de recherches au CNRS en 1963. Création institutionnelle jugée déterminante pour la plupart des géographes qui l'ont connue et qui en ont fait partie, l’ER 30 est indissociable de Ch.-P. Péguy, sa figure tutélaire. Ils nous ont rapporté que l'objectif premier de cette équipe de recherche avait été la réalisation de la carte climatique détaillée (CCD) de la France101, ce qui représentait une innovation thématique mais également méthodologique puisqu’elle nécessitait beaucoup de traitements statistiques102 tout

en ne négligeant pas les interactions avec l'hydrologie (hydroclimatologie) ou encore la glaciologie (du fait de la situation de Grenoble), ce qui souligne la volonté d’ouverture disciplinaire de son initiateur. Un article rétrospectif est d’ailleurs consacré à ce travail dans les Annales de géographie (Douguedroit, Mounier, Péguy, 1984). Pour mener à bien son entreprise, son équipe se composait de deux ingénieurs de recherche, non géographes, « très bons statisticiens qui raisonnaient en termes de lois de probabilité » (Marchand, entretien, 16/01/2012). L'équipe fut donc dès le départ non seulement composée de personnels techniques, mais aussi d'enseignants ; elle comprenait peu de climatologues car ils étaient assez rares à l'époque. Troisième personne à nous avoir évoqué le rôle important de l’ER30, A. Douguedroit (entretien, 20/03/2013) en fit partie dès ses débuts. Se jugeant isolée à Aix-en- Provence, et très à l'aise en statistiques, elle accepta immédiatement l’invitation de Ch-P. Péguy : « il a songé à moi parce que j'avais un rapport avec le milieu, j’étudiais les relations entre les formations végétales et leur milieu, dans lequel le climat jouait un grand rôle » (Douguedroit, entretien, 20/03/2013). Elle se remémore avec fierté les avancées thématiques et méthodologiques réalisées en son sein et qui étaient, selon elle, consubstantielles à sa création. Néanmoins, l’investissement de Ch.-P. Péguy dans l’innovation aurait été croissant mais discontinu. Ainsi, Joël Charre (entretien, 16/11/2012) se souvient que c'est avec ses deux ingénieurs, Serge Martin et Marie-Françoise de Saintignon, que Ch.-P. Péguy fit de plus en plus de mathématiques et pas vraiment avant.

100 Même si des cours de « statistiques en géographie de la population », enseignés par J. Billet, existaient par ailleurs

(Intergeo Bulletin, 1969, n°14).

101 Si les cartes étaient réalisées à Grenoble, des connexions fortes avec Rennes existaient bien puisque J. Mounier, élève

de Ch.-P. Péguy, comme nous l’avons écrit précédemment, dirigeait la mise en œuvre de cartes de l'Ouest de la France.

102 J.-P. Marchand rappelle notamment qu’elle fut réalisée « sur la construction cartographique statistique du gisement

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Mais l’équipe était à l’écart de l’Institut de géographie alpine. Faute de locaux, l’ER30 créée par Ch.-P. Péguy a été accueillie jusqu’au milieu des années 1970 par le laboratoire de biologie végétale de Grenoble, alors dirigé par Paul Ozenda. Sur les documents officiels, les membres de l’ER30 appartiennent donc durant une décennie à ce laboratoire de biologie végétale. Cet isolement et les conflits personnels entre Ch.-P. Péguy et les directeurs de l’Institut de Géographie alpine de Grenoble, Germaine (1913-1973) et Paul Veyret (1912-1988), rapportés notamment par H. Chamussy (né en 1934) (entretien, 17/10/2011) et J. Charre (né en 1946) (entretien, 16/11/2012), ont eu pour conséquence que de nombreux jeunes géographes en poste à Grenoble ignoraient l’existence de l’ER30, telle Maryvonne Le Berre (1940-2012), , qui pourtant avait eu Ch.-P. Péguy comme professeur à Rennes :

« Charles-Pierre Péguy était l'ennemi intime. Il n'a jamais eu le droit de venir faire cours à l'Institut de géographie alpine. » (Chamussy, entretien, 17/102011)

Si J.Charre, jeune étudiant à cette époque-là, ignorait aussi l’existence de Ch.-P. Péguy, H. Chamussy, enseignant dans le secondaire, ne l’a pas non plus connu tout de suite en raison de ces conflits. Il nous a rapporté une anecdote assez révélatrice de cette coupure : ce sont ses parents qui l'ont mis en contact avec Ch.-P. Péguy en 1967, par l’intermédiaire d’un ami à eux alors qu’il était en contact avec l’université.

Mais une autre hypothèse pouvant expliquer son manque d’influence dans la géographie française serait son conflit avec l’un des patrons de la climatologie de l’époque, P. Pédelaborde, qui exerçait en Sorbonne. A. Dauphiné (entretien, 5/10/2011) précise que les divergences profondes entre P. Pédelaborde et Ch.-P. Péguy ne portaient pas sur les mathématiques : tous deux avaient publié des ouvrages sur les mathématiques ou sur les statistiques appliquées à la climatologie, et « c’était peut-être leur seul point d’accord ». F. Durand-Dastès (né en 1931) (entretien, 17/03/2010) justifie la préférence d’un certain nombre de jeunes pour la climatologie de Ch.-P. Péguy : le premier courant de climatologie, représenté par Pédelaborde consistait en une vision assez synthétique du climat, étudié par la combinaison de types de temps, alors que celui représenté par Ch.-P. Péguy était de la pure statistique du climat. F. Durand-Dastès justifie sa propre prise de distance avec Pédelaborde par une volonté de distinguer le type de temps et le type de circulation donnant naissance au temps qu’il fait, tout en les pensant en interaction, là où, selon lui, P. Pédelaborde mélangeait les deux niveaux.

103 Lire en complément l'article réalisé sur lui dans Géographes Générations 1930, de Claude Bataillon paru en 2009.

Encadré 2.1 - François Durand-Dastès : sa rencontre avec Ch.-P. Péguy et son

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