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Reims et Roger Brunet, figure charismatique du renouvellement théorique

Des lieux sporadiques accueillant des figures novatrices et un connecteur transatlantique — Les

1. Quelques lieux marqués par des modernistes isolés

1.3. Reims et Roger Brunet, figure charismatique du renouvellement théorique

Reims, c’est pour Roger Brunet, venu de l’université de Toulouse, la « liberté d’innover » (Bataillon, 2009). Non loin de Paris mais sans interaction avec la Sorbonne, le département de géographie de Reims est créé en 1964 et animé à partir de 1966 par R. Brunet (né en 1931), qui est vu par beaucoup comme l’un des moteurs du renouvellement théorique du champ disciplinaire. Plusieurs jeunes géographes des années 1960 (et après), en ont été fortement inspirés comme le souligne Pierre Dumolard (né en 1941), formé à Grenoble et qui fut l’un de ses doctorants de la fin des années 1960 :

« En géographie, j’ai lu tous les auteurs valables de la fin des années 1960. Des géographes comme Raymond Dugrand de Montpellier, Michel Rochefort de Paris, Michel Phlipponneau de Rennes, Paul Claval de Besançon. Ce sont des géographes que je lisais avec intérêt mais c’est véritablement Roger Brunet qui m’a marqué en géographie. […] Il m’encouragea fortement à apprendre tout ce qu’est l’informatique, les bases de données, les statistiques. Mon envie d’analyse spatiale vient de lui. Sans lui, je n’aurais pas su, c’est très clairement lui. » (Dumolard, 13/05/2011)

Intéressons-nous au parcours de celui que la plupart des interviewés témoins de rénovateur. R. Brunet (entretien, 5/04/2012) se souvient avoir reçu, à Toulouse, dans les années 1950, un enseignement « médiocre » en géographie humaine et déplore, tout comme P. Claval (cf. ci-dessous), l'absence de « livre intéressant » dans cette spécialité de la discipline. C'était une époque où « la géomorphologie dominait tout » (Brunet, entretien, 5/04/2012). R. Brunet réprouvait la domination institutionnelle et intellectuelle des géomorphologues. Mais comme la géomorphologie proposait des méthodes qui selon lui tendaient à devenir rigoureuses (au contraire de la géographie humaine), il s'y est rapidement intéressé, ce qui montre son souci relativement précoce de la modernité et de la scientificité au sens des sciences naturelles. Il décida finalement de faire une thèse en géographie rurale75 sous la direction de François Taillefer pour y développer sa vision de la science :

« La géomorphologie, c’était très amusant mais c’était un peu gratuit. J'ai eu envie de faire de la géographie humaine parce qu'elle me paraissait dans un état lamentable. » (Brunet, entretien, 5/04/2012)

C’est donc par défi qu’il accepta de se lancer dans une telle thèse, qu’il considère davantage comme une contribution à la géographie régionale. Fait marquant pour l'époque, R. Brunet souhaita baser sa thèse sur une hypothèse de travail76, des arguments et des documents

pour réaliser un travail scientifique, position explicitée qui est plutôt originale à ce moment-là de l’histoire de la discipline. Il est fier d’avoir terminé sa thèse d’État en seulement sept ans tout en enseignant à l'université, et relève l’aspect novateur de son travail : une thèse davantage

75 Il indique qu'il avait cependant conscience que de nombreux travaux débutaient alors en géographie urbaine sous

la direction de Pierre George « qui avait un thésard dans chaque grande ville, ou presque » (Brunet, entretien, 5/04/2012) et F. Taillefer lui conseilla donc la géographie rurale.

76 Hypothèse : « le retard des campagnes toulousaines n'était pas dû au climat, comme le soutenait la tradition, mais à

des phénomènes d'ordre social » (Brunet, entretien, 5/04/2012). Il montra par la suite que la responsabilité incombait aux propriétaires fonciers.

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scientifique que les monographies régionales classiques. En parallèle, il se documentait sur la cybernétique et la théorie des systèmes (début des années 1960) et lut des publications anglo- américaines sur les modèles77. Ces lectures n'ont pas été réellement valorisées dans sa thèse

principale, même si quelques éléments de calcul et de traitements de données assez rudimentaires y ont été incorporés, appris lors de contacts avec des naturalistes ou des ingénieurs agronomes lorsqu'il travaillait en géographie physique78. Elles tiennent au contraire une place essentielle dans

sa thèse dite complémentaire sur les phénomènes de discontinuité (publiée au CNRS en 1967). Par ailleurs, autour de 1965, vers la fin de sa thèse, toujours à Toulouse, il commença des travaux systémiques sur les « quartiers ruraux » avec ses étudiants de maîtrise. Ces différents éléments attestent de sa volonté d’être à la pointe en matière scientifique.

R. Brunet (entretien, 5/04/2012) insiste sur le fait que cette rénovation qu'il souhaitait réaliser supposait une émancipation de sa part et ceci fut possible au collège universitaire de Reims79, où il créa dès son arrivée, en 1966, un enseignement de « géographie quantitative » avec

une initiation aux traitements statistiques dès la première année universitaire, ce qu’il n’était pas possible d’entreprendre selon lui à Toulouse. Il souhaitait transformer et former. Pour ce faire, il s’appuie sur « quelques documents, comme les cours d’André Libault (Paris) et de Ch.-P. Péguy au CDU » (Brunet, entretien, 5/04/2012), ce qui montre des relations avec les autres novateurs vivant dans des lieux différents, auxquels s’ajoutent les ouvrages en anglais des William Bunge (1962), Peter Haggett (1965), Torsten Hägerstrand (1967), et Peter Gould (1969), et auxquels fit écho au tout début des années 1970 La Géographie, méthodes et perspectives de J. Beaujeu-Garnier (1971). De manière directe, il souligne qu’il n’y avait aucune relation particulière avec Paris, concédant toutefois modestement avoir « simplement veillé à ce que l'on puisse inviter des collègues (de diverses universités) à donner quelques leçons et tel ou tel (dont François Durand- Dastès) a accepté de donner une heure hebdomadaire en renfort » (ibid.). Dans la même logique de reconstruction de la discipline, il prépare dès 1969 ses étudiants à l'agrégation en introduisant des « questionnements nouveaux et des modèles dans un concours très représentatif de la géographie classique » (ibid.). Enfin, il est à cette époque-là en contact notamment avec Jean- Bernard Racine, alors à Ottawa, qui lui envoie en 1971 son livre Quantitative and Qualitative Geography, la nécessité d’un dialogue, publié avec Hugh M. French (1971), puis l'un de ses doctorants, Guy Lemay, pour se former à Reims à la théorie en géographie où, en échange, il apporte quelques bases de calcul acquises à Ottawa.

77 Il avait accès à Toulouse aux Annals of the Association of American Geographers, voire à The Geographical Review.

78 Il a par exemple des souvenirs des calculs de régression pratiqués par Paul Rey au laboratoire du naturaliste Henri

Gaussen, centre de la Carte de la végétation qui fut, selon Jean-Louis Tissier (échange informel), une entreprise exemplaire.

79 Il s’y est installé grâce à une permutation de poste avec Jean Chardonnet, professeur à Reims (Bataillon, 2009,

p. 76). D’un point de vue institutionnel, la faculté de lettres de Reims a été créée comme Collège littéraire universitaire (CLU) rattaché à l'université de Nancy. Puis l'université de Reims est créée dans le sillage de la loi Faure de novembre 1968. R. Brunet précise que « les relations avec Nancy étaient purement formelles et administratives au temps du CLU et [qu’il n’avait selon lui] aucune raison d'avoir des contacts avec les géographes nancéens » (Brunet, entretien, 5/04/2012).

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Si la « géographie quantitative »80 lui semblait importante pour faire du travail « sérieux », il

affirme que sa préoccupation était surtout de travailler sur la théorie de la géographie, pensant implicitement que l’innovation passait par une théorie (re)nouvelée. Son souci fut donc avant tout théorique et non pas méthodologique. Il publie d'ailleurs un article intitulé « Pour une théorie de la géographie régionale » en 1972 (dans les Mélanges Meynier) ainsi que ses premières représentations graphiques qu’il nomme « modèles graphiques » en 1969 (« Quartiers ruraux du Midi toulousain »)81.

Les circonstances locales permirent par exemple de mener avec ses étudiants un travail de terrain assorti de la constitution et d’un traitement sophistiqué de données dans le cadre de recherches des Groupes d'Étude et de Programmation (GEP) du ministère de l'Équipement et de l’application de la Loi foncière (Brunet, entretien, 5/04/2012). La petite taille de l'université permettait une grande liberté mais comportait également des limites, avec notamment l’absence de moyens techniques pour mener les calculs, tels les calculs de régression qui devaient être faits à la main jusqu’en 1972, et surtout les analyses factorielles82.

Avec des moyens limités mais une grande liberté d’entreprendre, R. Brunet se souvient donc avoir aspiré ardemment à la rénovation de la discipline dans les années 1960, aspiration limitée un temps à l’horizon rémois, d’où un sentiment d’aventure individuelle, comme ce fut le cas de P. Claval dans une structure un peu similaire : l’université de Besançon.

1.4. Besançon et Paul Claval, un novateur à l’écoute de

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