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La vitesse de diffusion d'un mouvement scientifique

Encadré 1.1 Connaissances codifiées et connaissances tacites

2. Connaissances tacites

Différents auteurs (Polanyi, 1966 ; Baumard, 1999) ont montré que dans une organisation (et, par extension, dans un mouvement scientifique), la plus grande partie de la connaissance se présente sous forme tacite. E. Rogers (1995 [1962]) parle alors d’ « interpersonnal channels » dont il souligne la plus grande efficacité dans la diffusion d’une innovation. Cette fraction ne doit donc pas être sous-estimée dans l'étude de la diffusion et de la configuration qui en résulte. Cependant, peu de recherches dans cette voie ont été menées jusqu'à présent parce que ces connaissances, par leur nature, sont difficilement analysables, au contraire des connaissances codifiées. Les caractéristiques données sur ces connaissances tacites montrent qu'une formalisation serait difficile : elles « sont souvent vagues et indéterminées » (Memml, 2003, p. 247) et correspondent à des aptitudes, des savoir-faire, des habiletés, des intuitions, de l'heuristique, etc. Elles se transmettent (et perdurent) par l'expérimentation en commun, la vie de laboratoire, les rencontres face-à-face, le contact direct et l'apprentissage pratique. Elles circulent en effet grâce à des formes d'interaction sociale de proximité.

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encore ingénieurs de recherche qui entretiennent entre eux des relations spécifiques liées à la nature de leur activité. Cela implique des relations potentiellement nombreuses et de nature différente : institutionnelles, amicales, formelles ou informelles, ponctuelles ou répétitives, de domination ou encore concurrentielles, et ce à travers l'appartenance à un même laboratoire, ou à un même comité de rédaction, ou encore une co-publication dans une revue, ou la participation à un événement scientifique.

Dans quels lieux un scientifique ayant adopté de nouvelles approches va-t-il pouvoir diffuser les recherches qu'il mène ? Et dans quels lieux un chercheur ignorant de telles approches serait-il susceptible de découvrir de telles études et leur intérêt ? Les universités d’attache, les laboratoires, les colloques, ou encore les publications dans des revues constituent les lieux d’interaction possibles comme nous l’avons énoncé plus haut.

Le choix de mener une analyse formelle de tels réseaux sociaux participe d’une volonté d’objectiver, autant que faire se peut, certaines des relations diachroniques et synchroniques qui existent entre les scientifiques du mouvement étudié. La formalisation est forcément une simplification et une réduction donnant accès à un certain type d’outils formels dont on escompte des retours interprétatifs, pour découvrir des éléments intéressants qui ne seraient pas nécessairement visibles si on ne formalisait pas : il s’agit en effet de faire émerger des structures. À travers la construction d’une information objectivée, nous essayons d’identifier un système de relations. La formalisation réalisée révèle des constructions en réseaux et ces réseaux présentent à certains moments certaines configurations analysables comme autant de structures partielles. Ces structures peuvent être identifiées en travaillant sur les types de liens qui unissent les scientifiques.

1.3.1. Des types d’interactions scientifiques

Pour analyser les relations entre chercheurs, cinq types d'interactions ont été identifiés. Ils sont caractéristiques des relations que peuvent entretenir des acteurs d’une communauté scientifique, et ils sont inégalement importants dans le cas d’un mouvement scientifique. Nous avons envisagé a priori plusieurs types d’interactions interpersonnelles, que nous considérons comme des liens qui construisent les réseaux d’acteurs du mouvement :

1) Le premier type d'interactions, et a priori le plus stable, regroupe les interactions de proximité à travers l’appartenance à une même université, un même laboratoire et/ou une même ville (la ville de résidence pouvant être différente de la ville de travail). Comme l’affirment différents auteurs, l'efficacité des réseaux nécessite « des lieux de rencontre ou tout au moins des moyens de circulation de l’information » (Memml, 2003, p. 239).

2) Un deuxième type d'interactions concerne la formation. Il s’agit de la participation à des stages de formation et à des écoles d’été initiant aux méthodes et aux théories choisies et portées par les acteurs du mouvement scientifique. Nous supposons que ces manifestations, dont la durée peut être relativement importante (de l’ordre de la semaine ou plus), permettent des interactions et la création de liens forts entre les individus.

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3) Le troisième type découle de la participation à des groupes ou associations spécialisés, avec des rencontres périodiques. Par exemple, il s’agit des éventuelles participations à un groupe de recherches, à des commissions officielles des institutions du champ scientifique dans lequel se situe le mouvement, ou encore à des comités de lecture de revues. Les relations créées peuvent être moins ténues et plus temporaires.

4) Le quatrième type a trait aux échanges liés dans les différents lieux d’expression des chercheurs tels que les colloques, les journées d’études ou encore les séminaires de recherche consacrés au mouvement scientifique d’un point de vue théorique, méthodologique ou thématique.

5) Cinquièmement, les liens de filiation scientifique sont utiles pour comprendre les logiques spatiales de diffusion du mouvement puisqu’ils mettent en lumière des relations entre les directeurs de thèse et leurs doctorants. Ces processus de filiation aboutissent régulièrement à des phénomènes d’essaimage du mouvement à travers le territoire, avec des processus de renforcement de ses lieux préférentiels.

Des relations de travail effectives découlent de ces différents types. Pour les analyser, plusieurs supports peuvent être examinés, tels que des ouvrages collectifs, des revues ou encore les listes de communication à des colloques étiquetés du mouvement scientifique. Classiquement, dans la littérature scientifique, les co-signatures sont analysées en particulier parce que l’information est facile à mobiliser en termes de bibliométrie. Par bibliométrie, on entend l’application des mathématiques et des méthodes statistiques aux livres, articles et autres moyens de communication (Pritchard, 1969). Dans le dossier de la revue Mappemonde intitulé « La science, l’espace et les cartes » (Eckert, Baron (dir.), 2013), les auteurs indiquent dès l’introduction que parmi les objectifs poursuivis figure la volonté de défendre la pertinence « d’une approche spatialisée des activités scientifiques fondée sur la mesure et la localisation » et notamment la « mesure de l’activité (publications, bibliométrie) » (Eckert, Baron, 2013). D’ailleurs, l’article de M. Maisonobe (2013) présente les résultats d’une analyse bibliométrique permise grâce à « l’accès en ligne Web of Science [qui] permet d’isoler et d’étudier de vastes corpus de publications scientifiques (Cristofoli, 2008) et ainsi d’interroger différentes facettes de l’activité de recherche. Comme nous et d’autres chercheurs en étude sur la science, elle pense que :

« Les publications sont un révélateur intéressant bien que partiel du fonctionnement des collectifs scientifiques. En particulier, […] elles sont un moyen de renseigner la dynamique d’un groupe de recherche dans le temps et dans l’espace. » (Maisonobe, 2013)

Depuis longtemps, des sociologues des sciences, notamment, utilisent la bibliométrie comme Ben David, spécialiste d’histoire quantitative de la science. Dès les années 1960, Eugène Garfield, fondateur de l’Institut for Scientific Information (ISI) à Philadelphie, créait la célèbre base de données Science Citation Index (SCI). Comme l’indiquent Michèle Dassa, Christine Kosmopoulos et Denise Pumain (2010), « cet instrument, au départ strictement destiné à l’analyse et à l’information documentaires des articles scientifiques des sciences de la matière et de la vie (SMV), a progressivement évolué vers la bibliométrie ». Si la bibliométrie est classiquement

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utilisée dans les travaux de sociologie des sciences (par exemple : Milard, Grossetti, 2006), c’est avant tout pour traiter de la « big data », ce qui n’est pas notre cas puisque le mouvement théorique et quantitatif européen francophone ne compterait que quelques dizaines d’acteurs. Ces co-signatures sont avant tout étudiées dans notre travail pour révéler des relations et donc la constitution d’un espace.

Enfin, des interactions informelles apparaissent comme un catalyseur des types d’interactions présentés. Elles sont notamment révélées par les entretiens avec les acteurs du mouvement scientifique. Ce type d’interactions met en lumière des liens d’affinité entre des personnes, impliquant des échanges et des rencontres. Il s’agit alors de proximité personnelle même si les relations révélées par les témoignages d’acteurs du mouvement peuvent avoir été induites par une rencontre à un stage de formation ou l’appartenance à un même laboratoire de recherche. Ce que révèlent ces témoignages, ce sont aussi des relations de concurrence ou d’inimitié qui participent également, et fortement, aux configurations et à la vie de ces réseaux.

Les sous-réseaux issus de ces interactions peuvent être locaux, régionaux, nationaux ou encore internationaux. Si détecter les interactions est essentiel, déterminer leur structure, leur organisation et finalement les positions de chacun des acteurs dans les réseaux est primordial pour répondre à la problématique de départ.

1.3.2. Les positions dans les réseaux, liens forts et liens faibles

Nous supposons qu'à partir de l’émergence du mouvement scientifique, plusieurs sous- réseaux se développent. Les différents membres de ces sous-réseaux n’ont probablement pas la même importance dans la diffusion du mouvement théorique et quantitatif. Le degré de participation aux réseaux et les types d'interaction scientifiques diffèreraient d’un acteur à l’autre. Nous pouvons identifier trois types de personnes dans les sous-réseaux en fonction de leur position et de leur participation. Il existe tout d’abord des figures centrales, acteurs incontournables du mouvement. Il s’agit bien souvent d’acteurs historiques, présents dès les premiers stages de formation, organisant des colloques propres au mouvement scientifique, co- publiant beaucoup et/ou ayant eu de nombreux élèves. Ces personnes coordonnent le réseau et assurent sa cohésion. Elles permettent au mouvement de se constituer et/ou de se pérenniser. Les réseaux sont également constitués d’acteurs plus périphériques, plus en marge et tout du moins en retrait par rapport aux figures centrales. Ils peuvent avoir différentes fonctions dans le réseau. Certains sont par exemple des élèves de figures centrales. Enfin, nous pouvons reconnaître un troisième type d’acteurs qui constituent des relais ou des ponts entre des sous- réseaux. Ces personnes peuvent avoir éventuellement des connexions épisodiques avec les autres acteurs, mais surtout, elles ont la particularité d’appartenir à des sous-réseaux très différents.

Il est intéressant de faire ici référence à Mark Granovetter, sociologue américain, dont les apports les plus connus concernent la théorie de la diffusion de l’information dans une communauté, connue sous le nom de la « force des liens faibles » (Granovetter, 1973, 1983). Cette théorie, qui s’intéresse en fait à des configurations déjà bien identifiées dans le cas de l’administration française par M. Crozier et E. Friedberg (1977), pourrait constituer l’une des clés

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pour comprendre l’émergence et la diffusion particulière du mouvement théorique et quantitatif en Europe francophone. L’auteur divise les relations sociales en deux catégories : liens forts et liens faibles. Les liens forts correspondent aux personnes faisant partie de notre univers proche, familier, quotidien. Au contraire, les liens faibles correspondent aux personnes avec qui les relations sont plus occasionnelles. L’hypothèse est que les personnes avec qui les relations sont plus distantes ont plus de chances d’évoluer dans des réseaux différents et ont donc accès à des informations différentes de celles reçues habituellement. Celles-ci ont donc la capacité d'introduire de nouvelles idées dans un groupe constitué et de provoquer des bifurcations ou donner de nouvelles orientations, en faisant communiquer des mondes sociaux différents. Par exemple, lorsqu’un scientifique, revenant d’un long séjour à l’étranger où il a fréquenté des scientifiques, donne une conférence sur les nouvelles méthodes et théories acquises lors de son séjour, il participe de la force du lien faible en transmettant de l’information nouvelle. Les personnes qui déclarent avoir reçu cette information auraient eu plus de difficulté à l’acquérir par une personne évoluant dans le même univers qu’eux. La richesse et la puissance des liens faibles consistent bien en l’accession à d’autres informations que celles dont disposent les personnes avoisinantes. Les informations de nos proches sont d’ailleurs souvent déjà en notre possession. De manière concrète, et pour relier cela aux types d'interaction exposés ci-dessus, nous faisons l’hypothèse que la participation commune de deux géographes à un colloque révèle au moins l’existence d’un lien faible, surtout s’il y a communication (à l’inverse, deux auteurs qui cosignent un article ont toutes les chances de révéler l’existence d’un lien fort entre eux). Ces liens faibles pourraient être une des clés de compréhension de la diffusion du mouvement scientifique.

Il ne s'agit cependant pas pour nous de nous intéresser à des personnes isolées en tant que telles mais à leur rôle dans les sous-réseaux. Nous étudierons donc des types de personnes formant une structure localisée dans des lieux, que ce soit des lieux physiques tels que des lieux de rencontre, les institutions au sens large, des pôles, ou des lieux de production tels que les revues scientifiques. Néanmoins, certaines personnes sont mises en valeur pour leur rôle de pionnier, de passeur ou encore parce qu'elles ont fait faire. Nous chercherons donc à comprendre, à travers ces différentes positions dans le réseau, ce qui a été structurant (personnes ou groupes de personnes) dans l'émergence, le développement et la diffusion spatiale du mouvement scientifique étudié.

1.4. Les défis d’une histoire du temps présent

Par son application à la période allant des années 1960-70 à nos jours, ce travail s’inscrit aussi dans le champ de l’« histoire du temps présent », dont l’organisation en France date des années 1970. Ses promoteurs ont mis en évidence les enjeux et les problèmes qui peuvent découler d’une approche des phénomènes actuels, et leurs réflexions permettent d’apprécier les avantages et inconvénients qui résultent de l'étude d’une dynamique scientifique contemporaine, celle de la géographie théorique et quantitative européenne francophone. En plus de poser les potentialités et les risques de l’étude de mouvements toujours en cours, l'histoire du temps présent invite à une grande vigilance en raison de l'appel aux témoignages d’acteurs et des problèmes qui peuvent en découler.

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