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Des lieux sporadiques accueillant des figures novatrices et un connecteur transatlantique — Les

Encadré 2.2 Henri Reymond : de la rencontre des mondes nouveaux de la Quantitative à son arrivée à Strasbourg (entretien, 11/06/2011)

3. Attentes, circulations, rencontres Les vecteurs du changement pour les jeunes générations

3.1. Un « ras-le-bol vis-à-vis de la géographie traditionnelle »

Nous pouvons supposer que l’ouverture méthodologique et théorique a pu attirer de jeunes générations insatisfaites de leur discipline. A posteriori, et dans le cadre particulier de nos entretiens, plusieurs participants au mouvement se souviennent d’avoir éprouvé un sentiment de doute de plus en plus fort à l’encontre d’une géographie « peu novatrice », qui « tourn[ait] en rond », qui aurait été « la même depuis Vidal de la Blache », simplifiant souvent les différentes évolutions connues par eux, dans le but, probablement, de forcer le trait pour justifier une rupture prochaine et évidente. Ils pensent que la géographie française n'était plus en phase avec l'évolution de la société130 bien qu’ils aient été au départ attirés par une discipline de l’évasion,

celle de Jules Verne par exemple131. Ainsi, B. Marchand (entretien, 6/07/2012) souligne son intérêt pour une géographie du voyage132 tout en affirmant que c'était la seule qu'il connaissait. Il

la critique a posteriori en indiquant que la géographie de Paul Vidal de la Blache (1845-1918) n’était valable que pour une « société rurale qui ne bougeait pas » (ibid.) et affirme même que lorsqu'il publia « son tableau de la géographie de la France en 1917 [sic], ce n'est déjà plus vrai à cause des grandes migrations, de l'exode rural ou encore de l'effort de guerre » (ibid.). Il affirme ainsi que la

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Pour Y. Guermond, « après la guerre de 1939-1945, il y a eu une période, peut-être aussi comme après la guerre de 1914-1918, pendant une dizaine ou une quinzaine d’années, où le pays s’est un peu avachi, étant donné qu’il avait gagné la guerre et que les gens qui étaient en place étaient les gens qui avaient été résistants. Il y a eu toute une période un petit peu morte sur le plan intellectuel » (Guermond, entretien, 18/01/2012).

131 Ainsi, H.Chamussy estime que la géographie a été pour lui une vocation depuis l'enfance pour deux raisons : d'une

part un grand-père très intéressé par la géographie du début du XXe siècle et d'autre part la lecture des œuvres de Jules Verne à partir de l'âge de 10 ans (1945) « à une époque où un écolier n'avait pas beaucoup d'horizons sur le monde (pas de télévision, pas de voyages) » (Chamussy, entretien, 17/10/2011).

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géographie française, à l’exception de deux ou trois géographes133, n'a étudié que les espaces

ruraux et non les grandes villes parce que les géographes n'avaient pas les outils pour étudier les grandes agglomérations. Cela entraine chez lui une grande déception concernant la géographie. Même s’il avoue qu’entre sa licence et sa préparation à l’agrégation, le temps lui manquait pour lire « autre chose » que ce qu’on lui demandait, J.-P. Marchand trouvait les plans traditionnels (« 1. Le relief, 2. Le climat, etc. ») « un petit peu ringards et débiles » (ibid.).

Autre exemple de ce mécontentement latent, au début des années 1960, lors d'une des excursions géographiques réalisées dans le cadre de sa préparation aux concours, H. Chamussy rencontra des normaliens de l’École normale supérieure de la rue d'Ulm (Paris) préparant l'agrégation d'histoire. Cette rencontre fut déterminante à ses yeux. Il se souvient qu'ils lui ont dit :

« C’est complètement idiot votre géographie, c’est nul, il n’y a aucune réflexion. Qu’est-ce que c’est que ces baratins-là ? Vous êtes des perroquets. Vous répétez exactement ce qu’on vous dit et ce qu’on vous dit c’est déjà répété d’un autre. » (Chamussy, entretien, 17/10/2011)

Tout en n’ayant pas formalisé de manière structurée de projet particulier de renouvellement à ce moment-là, H. Chamussy (ibid.) est certain d’avoir alors fait le constat d'une discipline qui « s'épuisait » avouant que « c’était fatiguant de répéter la même chose » (et donc en quête de changement ?) :

« Ces collègues historiens normaliens ont éveillé en moi des inquiétudes, mais ne m’avaient évidemment pas donné de solutions. » (ibid.)

Cette expérience de l’agrégation a été un élément déclencheur pour nombre des jeunes géographes de l’époque, illustrant un véritable clivage de fond entre les générations :

« On a passé l’agrégation pour laquelle il n’y avait pas du tout d’exigence du côté théorique et où on retombait dans l’acquisition de connaissances prédigérées sans trop de questions générales. Je me souviens avec mortification d’un 3 obtenu en géographie à un exposé oral sur : « un type de culture intensive : la viticulture ». Je me souviens avoir organisé tout mon exposé comme une question de recherche prouvant que cette culture-là était plus intensive que d’autres et le jury avait été perdu. Il avait trouvé qu’il n’y avait pas de plan. Il m’avait donc mis une mauvaise note. Vous voyez le genre de malentendus qui pouvait se glisser à l’époque entre des postures de pré-recherche et des postures d’accumulation de connaissances qu’on ressortait aux étudiants sans leur donner la clé de production de ces connaissances. Je l’ai aussi ressenti très fort quand j’ai été amenée à enseigner dès 1970. » (Pumain, entretien, 20/02/2011)

Comme l’énonce D. Pumain, l’envie de renouveau se posa ainsi fortement dans la volonté de ne pas « resservir du jus de bouquin » dans les cours :

133 B. Marchand : « Je ne connais pas de géographes, sauf trois, avec moi cela fait quatre, qui aient étudié dans ces

années-là une grande ville. Je connais P. Merlin (1967), Les transports parisiens, c'est fort bon mais il fait cela comme un ingénieur qui a fait de l'aménagement. Je connais Labasse, Les capitaux et la région qui est remarquable sur la domination lyonnaise mais il était banquier. Je connais Bastié qui a fait un bon travail sur la banlieue sud de Paris, mais c'est un morceau de la banlieue. J'ai essayé pour ma part de faire ce que je pouvais sur Los Angeles. Et puis c'est tout. Si vous regardez les thèses, même celles qui parlent des villes, c'est toujours à la périphérie. C'est toujours le milieu rural. » (Marchand, entretien, 6/07/2012)

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« Cette espèce de ressassement extrait de ce qu’avaient dit les autres sans questionnement théorique et sans support démonstratif me rebutait. J’avais envie de participer à la construction de quelque chose de plus solide, des bases de questionnement et des moyens de démonstration. Je pensais qu’on pouvait y arriver même si c’était du complexe ! » (ibid.)

La réalisation de mémoires et de thèses en devant traiter leur objet d’étude de manière classique a été un autre vecteur de frustration :

« Une autre chose qui m’a emmené, sinon à la Quantitative, du moins aux chiffres, aux nombres, à la statistique, c’est que je me suis rendu compte très vite qu’en ce qui concerne ma thèse sur le réseau routier et la circulation routière dans les Alpes, je ne pouvais rien dire d’autre que « la route monte en lacets. Il y a beaucoup d’automobiles dessus ». Sauf à analyser le réseau avec la Théorie des graphes, sauf à analyser la circulation en termes de statistiques temporelles, méthodes que j’allais acquérir plus tard. C’était évident. » (Chamussy, entretien, 17/10/2011)

Un désir de renouvellement pour aller au-delà d’un épuisement à la fois théorique mais aussi méthodologique se manifeste donc.

3.2. Les jeunes géographes récepteurs de la modernité : des profils

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