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Les jeunes géographes récepteurs de la modernité : des profils hybrides tournés vers les sciences dures

Des lieux sporadiques accueillant des figures novatrices et un connecteur transatlantique — Les

Encadré 2.2 Henri Reymond : de la rencontre des mondes nouveaux de la Quantitative à son arrivée à Strasbourg (entretien, 11/06/2011)

3. Attentes, circulations, rencontres Les vecteurs du changement pour les jeunes générations

3.2. Les jeunes géographes récepteurs de la modernité : des profils hybrides tournés vers les sciences dures

Nous avons analysé le profil des interviewés sensibles aux nouveautés méthodologiques ou théoriques dans les années 1960 pour mieux dégager les éléments qui ont pu favoriser l’innovation. Le fait le plus marquant réside dans le caractère hybride de leur parcours. Ainsi, leur formation initiale — classes préparatoires comprises — est souvent marquée par des changements de cap plus ou moins radicaux. Intéressons-nous plus particulièrement à neuf géographes134 impliqués dans les changements qui interviennent dans les années 1960 en

géographie européenne francophone. Bernard Marchand est celui qui a eu le parcours le plus scientifique d’entre eux : il obtint de nombreux prix en physique au lycée tout en concédant que « les mathématiques [l’]'ennuyaient un peu » (Marchand, entretien, 6/07/2012). Il intégra logiquement une classe préparatoire d’hypotaupe pour aller en école d’ingénieur mais renonça par goût de l’évasion, ce qui le mena à la géographie. Il intégra alors hypokhâgne puis khâgne pour ensuite réaliser une licence puis une maîtrise en géographie. Annick Douguedroit (entretien, 20/03/2013) concède également son manque d’intérêt dans le secondaire pour les mathématiques pures, tout en ayant toujours été « première de sa classe au lycée Fénelon de Paris, en série C » (ibid.). Contre une certaine logique, elle choisit finalement la géographie qui représentait pour elle, le « signal d'aller à l'extérieur, de sortir de Paris et de ces mathématiques abstraites » (ibid.).

Loin du Lycée Fénelon, André Dauphiné, rappelant ses origines modestes, raconte comment il fut « versé dans les classes M’ au collège, réservées aux jeunes défavorisés ne parlant pas bien le français », déclarant qu’il était destiné à ce moment-là aux « études courtes ». Il avait

134 Du plus âgé au plus jeune : Bernard Marchand (Paris, né en 1934), Henri Chamussy (né en 1935), Annick

Douguedroit (née en 1936), Maryvonne Le Berre (1940-2012), Pierre Dumolard (né en 1941), Jean-Pierre Marchand (né en 1942), André Dauphiné (né en 1942), Colette Cauvin (née en 1944), Denise Pumain (née en 1946).

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des facilités en physique-chimie et en sciences naturelles, mais également, comme plusieurs interviewés de notre échantillon, « un fort désintérêt pour les mathématiques en raison de professeurs inintéressants ». Il aurait découvert sa passion pour la géographie au contact des « bouquins » à la bibliothèque de l’École normale d’instituteurs. Le choix de la géographie s’est notamment fait à cause de la faiblesse de son niveau en langue (liée à son parcours dans des classes M’) et il indique que « la géographie était à l’époque une discipline enseignée par des professeurs issus des classes populaires. La majorité des professeurs de géographie dans les universités étaient d’origine paysanne ou fils d’ouvriers ».

Dans la même ligne que les précédents du point de vue de l’aspiration scientifique, Jean- Pierre Marchand (entretien, 16/01/2012), fils d’agrégé de mathématiques, obtint un baccalauréat math-élem et intégra Math-Sup pour faire ensuite une licence de mathématiques. N’ayant pas réussi à obtenir un certificat d’enseignement, il se reconvertit et rejoint la géographie, matière qu’il avait appréciée au lycée grâce à une très bonne enseignante. Également passée par la filière math- élem, choix évident pour elle135, Denise Pumain (entretien, 20/02/2011) affirme explicitement

avoir été attirée dès le départ par la théorie en prenant l’exemple d’un historien, Arnold Toynbee, découvert en classe de première et qui « mettait en perspective la géographie du monde » (ibid.) :

« Il avait développé une thèse complètement fausse mais qui disait que finalement, si les pays développés sont aux latitudes tempérées, c’est parce que le climat y est plus froid et qu’ils ont dû lutter davantage et donc inventer plus. Cette thèse est complètement fausse mais c’était la première fois que j’avais une mise en cohérence autour d’une vraie question : pourquoi est-ce comme cela et pas autrement ? Donc avec une possibilité de confronter un état des lieux avec d’autres possibles et de trancher parmi des hypothèses. » (ibid.)

Son parcours ressemble aux précédents par ses bifurcations par rapport à son itinéraire initial : elle intègre tout d’abord une école normale primaire, en saisissant la possibilité de suivre des cours en mathématiques et physique — elle ne souhaitait « pas enseigner à ce niveau en géographie (trop élémentaire et répétitif) » (ibid.) — avant de suivre une année de lettres supérieures pour préparer l’ENS de Fontenay-aux-Roses puisqu’elle a « envie d’enseigner dans le supérieur depuis la classe de troisième » (ibid.). Elle décrit sa préparation ainsi :

« Cette préparation pouvait avoir lieu dans deux écoles normales primaires en France, à Nancy ou à Montpellier, ou bien parfois dans des prépas de lycée, et là j’avais choisi l’option géographie. C’est ce qui m’a été attribué, au lycée Carnot à Dijon. Il était possible à l’époque de réussir le concours à l’issue d’une seule année de préparation, ce qui était favorable aux étudiants qui comme moi n’avaient pas de gros moyens (il n’y avait pas d’internat et la bourse qu’on nous attribuait ne suffisait pas à payer le loyer d’une chambre en ville, les parents étaient mis à contribution). Le programme du concours de l’ENS Fontenay-aux-Roses était compatible avec celui de la série M’ (une seule langue étrangère, ni latin ni grec), j’ai seulement dû rattraper pas mal de philo, mais j’ai eu la chance d’avoir un excellent professeur, sur un programme comportant une question sur la philosophie des sciences, et en français avec Robert Poujade136, un enseignant d’une qualité exceptionnelle.

J’ai donc réussi le concours au bout de cette année de prépa (et même celui de l’ENS de Cachan que nous avions été plusieurs à préparer — et trois à réussir — en cachette du proviseur de Carnot !). » (ibid.)

135 « J’avais les capacités de faire math élém. À l’époque, c’était comme S aujourd’hui. » (Pumain, 20/02/2011). 136 Il a par ailleurs été maire de Dijon près de trente ans et premier ministre de l’environnement sous Georges

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Si les premiers itinéraires décrits renforcent la thèse selon laquelle une géographie trop littéraire et trop éloignée des innovations méthodologiques et théoriques aurait pu créer une forte déception, d’autres interviewés également attirés par l’innovation quantitative et théorique semblent avoir un profil plus littéraire. Ainsi, Henri Chamussy revendique son profil littéraire aimant la géographie enseignée au lycée à cette époque-là :

« J’étais un très mauvais élève, sauf en géographie, en histoire et en français (je suis un boulimique de lecture) » (Chamussy, entretien, 17/10/2011)

Il avoue même qu’il n’aimait pas les mathématiques. Mais il le justifie par le niveau de ses professeurs et l’abstraction de la matière, rejoignant en quelque sorte le point de vue d’Annick Douguedroit :

« J’étais mauvais grâce à de très mauvais professeurs qui ne m’expliquaient pas l’intérêt de cette discipline. » (ibid.)

Après avoir obtenu un baccalauréat de philosophie, il intègre hypokhâgne qui ne comporte alors pas de géographie mais y acquiert des « habitudes de travail ». Il s’inscrit ensuite en licence de géographie à l’Institut de géographie de la rue Saint-Jacques à Paris (année 1955- 1956). Deux autres témoins contactés possèdent un véritable parcours hybride. Maryvonne Le Berre (entretien, 16/02/2011) fit une première A’, associant Lettres et Sciences, tout en admettant avoir choisi une voie assez littéraire. Tout en rappelant son parcours littéraire, P. Dumolard aime souligner qu’il était « assez bon en mathématiques, les trouvant logiques, et même assez bon en probabilités, mais pour un littéraire » (Dumolard, entretien, 13/05/2011).

Enfin, parmi ce groupe de jeunes géographes, le parcours de Colette Cauvin a débuté un peu plus tôt et se trouve ne pas être exactement parallèle puisqu’elle a trouvé à Strasbourg des enseignements largement ouverts à la nouveauté dès les années 1960 :

« Ayant fait A’ et Math-élem au lycée, j’ai arrêté les mathématiques que j’adorais car je n’en voyais pas, à cette époque, les applications. J’ai choisi la géographie (en pensant géographie physique) qui me semblait être à la fois littéraire et scientifique. Je suis allée à Strasbourg en 1963 car c’était la seule faculté – à ma connaissance – où je pouvais faire de la géographie sans nécessairement m’orienter vers les concours et l’enseignement secondaire ce que je ne voulais à aucun prix. Strasbourg proposait des licences « libres » avec uniquement des certificats de géographie ; elles devaient nécessairement être suivies d’une thèse et, en principe, il y avait des débouchés autres que l’enseignement secondaire (j’ignorais alors lesquels). Je ne suivais pas à proprement parler de cours de statistiques, mais j’avais en cartographie toutes les mathématiques pour les systèmes de projection, les graphiques fonctionnels et les interpolations et en tropicale, tous les indices liés aux densités et le découpage en classes et les ajouts de la démographie dans les pays à données manquantes. J’ai donc suivi cette filière très ouverte sur les nouveautés et, après 13 mois de terrain, j’ai soutenu ma thèse en 1968, et un poste d’enseignant m’a été proposé à l’institut de géographie. Je ne me suis jamais posée le problème de suivre la géographie classique, la géographie tropicale nous amenait à lire nécessairement des travaux en anglais ; j’ai fait ce qui m’intéressait – la cartographie et la géographie tropicale – en utilisant les mathématiques qui m’étaient utiles (pour la cartographie et surtout pour ma thèse en faisant appel aux travaux des économistes). Quand Sylvie Rimbert et Étienne Dalmasso m’ont proposé de participer au groupe qu’ils créaient, je m’y suis intégrée de manière logique et j’ai toujours continué ainsi. J’ai « pris » tout ce qui me permettait de mieux comprendre et représenter les

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phénomènes spatiaux (en particulier les stages du groupe + les stages organisés par les matheux de Strasbourg à partir de 1971). Je n’ai pas cherché à faire une thèse d’état pour faire une thèse d’état, je l’ai faite parce que, à un moment, j’étais prête et c’était utile. » (Cauvin, 29/09/2011)

Finalement, même si les profils, et les situations dans les universités, sont loin d’être linéaires, les acteurs du renouveau, lors des interviews, ont tenu à affirmer une certaine sensibilité aux mathématiques (soit par intérêt, soit par compétence) ou tout du moins à la rigueur des sciences dures.

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