• Aucun résultat trouvé

Une initiation éclair : un certificat de géographie quantitative (1969)

Des lieux sporadiques accueillant des figures novatrices et un connecteur transatlantique — Les

1. Quelques lieux marqués par des modernistes isolés

1.2. Paris : une petite concentration d’enseignants et de chercheurs intéressés par les méthodes quantitatives

1.2.3. Une initiation éclair : un certificat de géographie quantitative (1969)

À la rentrée universitaire 196969, à l’initiative de P. Pinchemel70, Bernard Marchand (né en

1934) développe le premier certificat de géographie étiqueté « géographie quantitative » à Paris afin « d'introduire les méthodes acquises aux États-Unis ». B. Marchand venait en effet de rentrer

69 Selon A. Kych (entretien, 2/08/2012), P. Pinchemel joua à cette occasion le rôle d’aiguilleur puisqu’il incita l’année précédente les étudiants à s’inscrire dans cet enseignement pour la nouvelle année universitaire.

70 Selon B. Marchand, « P. Pinchemel avait l’ambition d'être l'introducteur de la géographie quantitative en France, mais ne connaissait guère le sujet » (Marchand, entretien, 6/07/2012).

127

des États-Unis (de Berkeley), où il avait acquis une solide première expérience des nouvelles techniques de la New geography pratiquée en Amérique du Nord, et il s’était également formé grâce à la lecture du manuel de P. Haggett (1965), Locational Analysis in Human Geography. Il était alors convaincu de la valeur ajoutée de cette géographie-là. Certain de son fait, il affirma alors aux quinze étudiants inscrits dans ce certificat, majoritairement en quatrième année, que l’avenir était « dans les statistiques et l’informatique » (Kych, entretien, 2/08/2012). Le nom du cours donné par B. Marchand témoigne très clairement de la volonté de ce dernier d’introduire l’innovation par le transfert de la “quantitative geography” nord-américaine en France.

B. Marchand se rappelle avoir enseigné ce cours en liaison avec J. Zeitoun71, « un

charmant polytechnicien qui enseignait les mathématiques aux architectes » (Marchand, entretien, 6/07/2012). Ce dernier y enseignait les « statistiques descriptives » (Cicchini, entretien, 9/12/2011). Parallèlement à ces cours, les étudiants devaient travailler avec des informaticiens qui leur proposaient une formation au Fortran :

« Pour nous initier à l’informatique et réaliser de premiers traitements, nous allions à la Sorbonne. Au sous-sol, il y avait des perforeuses pour perforer des cartes. Nous mettions un élastique autour des cartes. Cela partait au Circé à Orsay et nous revenait la semaine d'après. S’il y avait des erreurs de compilation, il fallait changer les cartes erronées. Puis cela repartait. Cela pouvait prendre un mois si on ne voyait pas le problème. Tout était très lent. » (Cicchini, entretien, 9/12/2011)

B. Marchand n'enseigna ce cours qu'une année puis il repartit aux États-Unis, ce qui entraîna une certaine frustration chez ses étudiants. Plusieurs interviewés, d’origines et de générations différentes (université, recherche, ORSTOM, géographes en licence ou proches de la retraite), s’accordent néanmoins pour affirmer que cet enseignement a été déterminant. A. Kych (né en 1948) se souvient qu’ils ont dû « travailler comme des brutes, devant lire comme jamais, et totalement en anglais. Cela a été une année exceptionnelle » (Kych, entretien, 2/08/2012).

Parmi les géographes ayant suivi ce cours, Jacques Champaud (né en 1935), chercheur à l’ORSTOM, se souvient que lors de son passage en France de 1968 à 1970, il le suivit avec Hubert Fréchou72 (né en 1926), et il relève l'importance de B. Marchand dans « la diffusion et

l'importation » de la géographie quantitative nord-américaine qu'il étiquette de « géographie moderne » (Champaud, entretien, 26/12/2012). D’après eux, ce n'est en aucun cas l'ORSTOM qui les y orienta. Leur démarche aurait été principalement individuelle, et donc isolée au sein de cette institution. J. Champaud admet néanmoins qu’ils ont bénéficié de la bienveillance de Gilles

71 Joëlle Cicchini se souvient par ailleurs avoir suivi en 1968-1969 un « cours facultatif de mathématiques sur les structures algébriques, pas appliqué à la géographie, enseigné par J. Zeitoun » (Cicchini, entretien, 9/12/2011), première année de sa mise en place selon elle.

72 Son inscription dans ce cours se justifie pour Georges Courade : « il avait une façon de penser qui était toujours dans la vérification, le recoupement, et la réflexion démonstrative » (Courade, entretien, 29/10/2012). Dans son désir de nouveauté, H. Fréchou (entretien, 21/11/2012) évoque plus largement la « débrouillardise » qui lui permit de renouer avec les mathématiques, à la suite de la lecture, à partir de 1966 et de son retour en France, d'articles anglo- américains, sur les modèles de gravitation, « la théorie des places centrales » avec notamment un auteur sur la côte du Brésil, et du manuel de P. Haggett (1965). Il souligne également son isolement.

128

Sautter, alors responsable de la section de géographie de l'ORSTOM, qui agit donc en « facilitateur » de l’innovation 73. Il leur disait qu’il était :

« Important pour l'avenir de la géographie à l'ORSTOM de s'intégrer un peu plus dans le dispositif scientifique français et de rechercher dans ce dispositif scientifique quels étaient les secteurs qui paraissaient à la pointe, qui paraissaient les plus novateurs. Dans ces années- là, c'était la géographie quantitative. »74 (Champaud, 26/12/2012)

De très jeunes géographes suivirent également ce cours dans le cadre de leur cursus universitaire. C’est le cas de Marie-France Cicéri (née en 1942), Joëlle Cicchini (née en 1949), et Catherine Rhein (née en 1950). Les deux dernières ont également relevé l’importance de cette ouverture méthodologique dans l’orientation de leur carrière tout en affirmant une certaine frustration liée au caractère isolé de cette initiative et le caractère particulier de l’enseignant :

« En deuxième année d’université, Bernard Marchand assurait des Travaux dirigés de géographie urbaine. Il passait son temps à nous critiquer : ses collègues, notre façon de nous habiller, de vivre. Il nous agaçait beaucoup, mais nous fascinait quand même, parce qu’il revenait des États-Unis et passait son temps à répéter que c’était tellement mieux là- bas qu’en France, et que nous devions à tout prix partir au moins un an dans une université américaine. » (Rhein, entretien, 2/03/2010)

Fait remarquable, J. Cicchini (entretien, 2/03/2010) relève qu’elle était la seule étudiante de géographie physique à assister à cet enseignement et que l’ensemble des exemples donnés par B. Marchand relevaient de la géographie humaine, ce qui ne paraît pas étonnant puisque son manuel de référence était Locational in Human Geography de P. Haggett (1965).

Dans la foulée des réformes de 1968-1969, des unités de valeur de statistiques et mathématiques pouvaient être prises en mineure en première et deuxième année du Diplôme universitaire d’études littéraires (DUEL) tandis qu’un enseignement de « méthodes mathématiques en géographie » était proposé en licence à l’institut de géographie de Paris (Intergeo

Bulletin, 1970, n°18), témoignant d’une volonté de proposer ce type d’enseignement à tous les

niveaux.

À des degrés divers et principalement à l’intérieur de l’université, les années 1960 voient donc émerger, à Paris, différentes initiatives semble-t-il isolées. Les géographes interviewés ne donnent en effet pas l’impression que ces novateurs communiquaient entre eux ou essayaient de mettre en commun leur désir de modernité.

73 Parallèlement, ils ont « envoyé un géographe de chez [eux], Gérard Dandoy pour qu'il suive des cours de M. Barbut ».

74 Également, G. Sautter avait fortement fait l’ouverture vers Jacques Bertin à travers l’École des Hautes études. G. Courade (entretien, 29/10/2012) se souvient que dès 1968, les cours de J. Bertin sur la sémiologie graphique étaient très suivis à l’ORSTOM, puisque la moitié des participants étaient issus de cette institution. L’intérêt principal de J. Bertin était de faire comprendre la grammaire graphique à des « chercheurs qui avaient l’habitude de dessiner des éléphants sur un fond de cartes » (ibid.), une véritable innovation théorique et méthodologique pour eux.

129

1.3. Reims et Roger Brunet, figure charismatique du

Outline

Documents relatifs