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Une analyse spatio-temporelle d’un mouvement

Encadré 3.1 Types d'informations présentes dans le Répertoire des Géographes français

2. Les mots-sources de la géographie théorique et quantitative : une cohérence à discuter

2.2. Le sens des mots-sources

Si les mots-sources issus du Répertoire paraissent a priori évidents pour représenter le mouvement théorique et quantitatif, leur emploi est librement choisi par les géographes au cours de la période, d’autant plus qu’ils ne sont accompagnés d’aucune définition. Nous avons recherché les définitions de ces mots-sources données par les dictionnaires de géographie pour tenter un cadrage de leur acception pendant la période.

2.2.1. Au centre de l’identification au mouvement : « quantitatif »

Durant les entretiens que nous avons menés, les acteurs du mouvement se sont la plupart du temps référés au terme « quantitatif » pour désigner le mouvement dans lequel ils se situent : ils emploient très souvent les mots de « géographie quantitative », « la quantitative » ou « les quantis » pour qualifier les acteurs de ce mouvement. Pour mieux comprendre les significations données à ces expressions, intéressons-nous aux définitions proposées dans quelques dictionnaires de géographie pour l’adjectif quantitatif ou des expressions associées. Dans la

première (1970) comme dans la huitième édition (2004) du Dictionnaire de la géographie de P. George et F. Verger, aucune expression comportant l’adjectif « quantitatif » ou « quantitative »

n’apparaît. Dans les Mots de la Géographie, Dictionnaire critique, l'entrée « quantitatif » existe dans

l’édition de 2005 (3ème édition) comme dans la 1ère édition de 1992. Elle a été rédigée par

R. Brunet et F. Durand-Dastès, deux membres actifs de la rénovation de la discipline (cf. chapitre 2). Ils évoquent dès le début du court article la dimension d'étiquette qu'a pris le terme de « géographie quantitative » :

« On a pendant quelque temps (années 1960 et 1970) nommé géographie « quantitative » l’ensemble des travaux qui exposaient les méthodes, techniques et résultats de l’analyse statistique en géographie, ou de l’emploi de méthodes mathématiques plus ou moins raffinées. » (Brunet, Durand-Dastès, 2005 [1992], p. 410)

Sur le fond, ils jugent ce terme inadéquat puisque, selon eux, l'approche est quantitative et non la géographie. Ces mêmes auteurs soulignent que l'emploi de l'expression « géographie quantitative » aurait seulement concerné les années 1960 et 1970. Pourtant, ce mot-clé est présent dans le Répertoire des géographes jusqu’en 1994, même si un nombre plus restreint de personnes s’y reconnaît. Dans cette définition, ils affirment même que l'expression « géographie théorique et quantitative » est obsolète :

« Le progrès de la science a permis de généraliser l’emploi raisonné et mesuré de la mesure et de la méthode hypothético-déductive, et dès lors de se débarrasser d’un adjectif erroné et inutile : la « géographie théorique et quantitative » des années 1960 à 1980 n’a plus de raison d’être. » (Brunet, Durand-Dastès, 2005 [1992], p. 410)

Selon eux, cette expression a constitué une forme d’affirmation d'un nouveau mouvement en géographie. Elle a plus généralement symbolisé la volonté de rendre visible le mouvement, c’est-à-dire une volonté d’affichage, ce qui conforte notre choix de la retenir comme désignant une affiliation au mouvement.

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Dans l’édition de 2003 du Dictionnaire de la Géographie et de l'espace des sociétés, un article plus long, rédigé par François Moriconi-Ebrard (né en 1960), acteur du mouvement théorique et quantitatif, porte explicitement le nom de « géographie quantitative ». Il y identifie clairement cette expression à :

« Un courant fondé sur le recours à l’analyse statistique et sur l’affirmation de la scientificité de la géographie par le rapprochement de ses méthodes avec celles des mathématiques et des sciences de la nature. » (Moriconi-Ebrard, 2003, p. 757)

Il s'agit pour l'auteur de la dénomination d’un « courant », mais F. Moriconi-Ebrard évoque également l'existence d'une « école de géographie quantitative ». Si la dimension méthodologique y est explicitée, la dimension théorique est sous-jacente (« affirmation de la scientificité de la géographie »). L'amalgame entre « géographie quantitative » et « géographie théorique et quantitative » est plus net encore ici :

« L’école de géographie quantitative a connu son essor aux États-Unis. Elle a pénétré en Angleterre dans les années 1960-1970 et en France dans les années 1970-1980. La géographie quantitative est rejetée par de nombreux géographes, non pas pour le recours à la formalisation mais en raison de la tentation, chez certains quantitativistes, de reconnaître la primauté des lois « naturelles » sur les logiques sociales. » (Moriconi-Ebrard, 2003, p. 757)

L'auteur affirme dans cet article qu’« une des démarches couramment associée à la géographie quantitative est la modélisation ». Dans le petit paragraphe sur la modélisation, l'auteur parle à plusieurs reprises de « théorie » (4 occurrences), nouvelle preuve que « géographie quantitative » comprend pour l’auteur une facette « théorie » dont la modélisation fait partie.

Ce premier mot-source mérite donc d’être retenu puisque les dictionnaires qui le citent l’identifient bien au mouvement, qu’ils l’ignorent délibérément (rappelons que Pierre George (1972) a par ailleurs publié un article intitulé « l’illusion quantitative en géographie » dans les

Mélanges offerts au Professeur A. Meynier), ou qu’ils y soient favorables ou opposés.

2.2.2. « Géographie théorique » : l'autre versant de l'étiquette ?

Le dictionnaire de P. George et F. Verger ne contient pas non plus d'entrée « géographie théorique ». Sa première édition datant de 1970, cela peut expliquer l’absence de telles entrées. Mais dans le même temps, il a été réédité à trois reprises et des entrées y ont été ajoutées, ce qui aurait pu aboutir à y inclure les mots de la géographie théorique et quantitative.

Le dictionnaire, Les Mots de la géographie, contient quant à lui un article ayant pour titre « théorie », dans lequel figure un point sur l'expression qui nous intéresse ici, car il associe l'expression au mouvement théorique et quantitatif :

« Géographie théorique : appellation contestable pour un ensemble d’articles et de livres dont les auteurs se sont montrés préoccupés par les aspects théoriques de la science géographique et les aspects théoriques des problèmes géographiques, marquant ainsi un progrès sérieux dans la réflexion des géographes au cours des années 1960 et 1970 surtout. Il ne s’agissait en rien d’une nouvelle idéologie, mais d’une phase utile, et nécessaire, de concentration d’efforts sur le fond, et dont les résultats sont maintenant largement intégrés à la pratique et à la théorie de la géographie. L’adjectif n’a pas plus de sens que

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« quantitatif », auquel il est souvent associé – sauf dans la mesure où les deux s’opposent aux pratiques antérieures (ou survivantes) de géographie empirique, exclusivement de « terrain », ou simplement superficielle, non réfléchie. » (Brunet, 2005 [1992a], p. 483)

R. Brunet, auteur de ce paragraphe, donne le même domaine de validité temporelle à cette expression qu'à celle de « géographie quantitative », c'est-à-dire les « années 1960 et 1970 ». Il l’identifie assez clairement au mouvement théorique et quantitatif. Il insiste également, sur sa fonction « utile » et « nécessaire », tout en affirmant que son rôle, instrumental, visant à rendre visible le mouvement, serait à présent terminé.

Enfin, dans le Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés, tout comme R. Brunet, Denis Retaillé (né en 1953) affirme que le terme a été associé « à la seule New Geography, fortement imprégnée de quantification ». L’auteur souligne la dimension longtemps empirique de la géographie française (jusqu’aux années 1960) : décennie à partir de laquelle un certain nombre de chercheurs aurait développé une « géographie théorique », participant « d’un mouvement plus général de rénovation de la discipline ». L'expression recouvrirait plusieurs courants de la discipline : « géographie structurale, humanistic geography, géographie culturelle, géographie du politique, qui proposent à leur tour de véritables défis théoriques ».

Malgré des divergences dans les définitions données à « géographie quantitative » et « géographie théorique », les dictionnaires de référence en géographie associent bien les deux termes pour qualifier le mouvement théorique et quantitatif en géographie. Il existe cependant un important décalage entre la présence de ces deux mots-clés dans le Répertoire et le domaine de validité qui leur est accordé dans les dictionnaires. Le dictionnaire dirigé par R. Brunet sous- estimerait la durée de l’emploi de ces deux expressions dans le temps, selon une position performative tendant à banaliser des références qui se seraient largement diffusées. C’est d’autant plus remarquable qu’un mot-clé leur succède dans le Répertoire et les rassemble finalement : « Théorie et géographie quantitative » (éditions de 1998 et 2002) avant que le terme « quantitatif » n’apparaisse seul en 2007 – on peut s’interroger alors s’il figure dans le thesaurus pour une identification globale à un mouvement ou bien s’il représente une acception plus restreinte désignant une simple pratique intensive du nombre.

2.2.3. L’arrivée de l’« analyse spatiale »

Le mot-clé « analyse spatiale » a également retenu notre attention. Présent dans toutes les éditions du Répertoire depuis celle de 1989, il est apparu bien plus tard que le mot-clé « géographie quantitative », dans une période de diversification des mots-clés (la même année que « géographie théorique »). L’expression « analyse de l’espace » est également apparue cette année-là, rassemblant trois fois plus d’individus qu’« analyse spatiale » (51 contre 17) mais elle est restée sans suite. L’édition suivante a en effet vu sa disparition tandis que les effectifs d’« analyse spatiale » explosaient, choisie par 86 géographes en 1994.

« Analyse de l’espace », mot-clé éphémère du Répertoire, est absent de l’ensemble des dictionnaires étudiés. Le constat est tout autre concernant l’expression « analyse spatiale ». C’est

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paradoxalement dans Les Mots de la géographie que l’entrée « analyse spatiale » est la moins développée. Une définition assez technique en est donnée :

« Ensemble de méthodes mathématiques et statistiques visant à préciser la nature, la qualité, la quantité attachées aux lieux et aux relations qu’ils entretiennent – l’ensemble constituant l’espace, en étudiant simultanément attributs et localisations. » (Brunet, 2005 [1992b], p. 32)

L’auteur met donc en valeur une conception a minima de l’analyse spatiale (« l’analyse spatiale étant un ensemble de méthodes très exigeant » (Brunet, 2005 [1992b])), assez méthodologique, technique, avec un soupçon néanmoins de présupposés théoriques. Ce terme ne semble pas aussi englobant que les deux premiers (« géographie théorique » et « géographie quantitative ») si l’on s’en tient à cette définition.

Un article beaucoup plus long a été rédigé par T. Saint-Julien (née en 1941) dans le

Dictionnaire de la Géographie et de l'espace des sociétés. Soulignons que son auteur fait partie des acteurs

historiques du mouvement théorique et quantitatif européen francophone. Sa vision de l’« analyse spatiale » est beaucoup plus englobante. Celle-ci serait « une étude formalisée de la configuration et des propriétés de l’espace des sociétés » (p. 69). La dimension méthodologique est toujours présente (« étude formalisée »), mais le volet théorique est mis en avant dans le reste de la définition. L’auteur y détaille les objectifs, méthodes et théories de l’analyse spatiale. Nous y retrouvons un certain nombre de mots-clés présents dans le Répertoire des géographes, dans l’ordre d’apparition dans le texte : « interactions », « modèles », « systèmes spatiaux » (3 fois), « diffusion », « interaction spatiale » (2 fois), « modélisations », « systèmes géographiques », « modèle » (2 fois), « organisation de l’espace » (3 fois). Ces termes se retrouvent également dans la rubrique « Mots/expressions associés » de la notice avec aussi « géographie quantitative » et « géographie théorique », témoignant de la proximité de ces différentes expressions.

Enfin, Hypergeo, encyclopédie de géographie en ligne, consacre deux articles à cette expression : « Analyse spatiale » et « Fondements épistémologiques. Analyse spatiale », alors qu’aucun article n’est consacré aux mots-clés précédents. Concernant la dimension historique du concept, D. Pumain (née en 1946), membre historique du mouvement et auteur de l’article, souligne que cette « branche de la recherche » (vision englobante du concept) a connu un développement « récent » sans pour autant préciser de date. L’auteur souligne également la dimension transdisciplinaire de cette branche, qui s’appuie « sur des méthodes statistiques et des modèles mathématiques ». Si D. Pumain parle de développement récent, dans le Dictionnaire de la

Géographie et de l'espace des sociétés, T. Saint-Julien éclaire plus précisément le contexte historique de

l’apparition de ce thème en rappelant ses racines dans des formes précoces d’aménagement du territoire et son émergence en géographie :

« C’est cependant au courant de la new geography que l’on doit d’avoir, à partir de la seconde moitié du XXe siècle, jeté les bases d’une formalisation des objectifs de l’analyse spatiale. En plaçant au cœur du questionnement géographique les mécanismes d’interaction spatiale, notion mise en avant par Ullman (1954), l’analyse spatiale s’est démarquée de la démarche de la géographie classique, qui privilégiait les relations verticales société/milieu physique. De plus, tournée vers la recherche de lois et de modèles, elle s’est initialement présentée comme une approche nomothétique. » (Saint-Julien, 2003, p. 70)

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En soulignant que l’analyse spatiale s’attache aux mécanismes d’interaction spatiale, T. Saint-Julien met en évidence ce qui est au cœur de la mutation de la discipline qui intervient dans les années 1950-1960 aux États-Unis. En outre, les dimensions théorique et méthodologique sont bien présentes dans cette définition. L’expression « analyse spatiale » serait donc représentative de l’ensemble du courant que nous étudions. Cette expression n’en reste pas moins polysémique (cf. Introduction générale).

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