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U N CONNECTEUR ENTRE LA N EW GEOGRAPHY ET L ’E UROPE FRANCOPHONE : O TTAWA 147 3 A TTENTES , CIRCULATIONS , RENCONTRES L ES VECTEURS DU CHANGEMENT POUR LES JEUNES GÉNÉRATIONS

Des lieux sporadiques accueillant des figures novatrices et un connecteur transatlantique — Les

2. U N CONNECTEUR ENTRE LA N EW GEOGRAPHY ET L ’E UROPE FRANCOPHONE : O TTAWA 147 3 A TTENTES , CIRCULATIONS , RENCONTRES L ES VECTEURS DU CHANGEMENT POUR LES JEUNES GÉNÉRATIONS

3.1.UN « RAS-LE-BOL VIS-À-VIS DE LA GÉOGRAPHIE TRADITIONNELLE » 155 3.2.LES JEUNES GÉOGRAPHES RÉCEPTEURS DE LA MODERNITÉ : DES PROFILS HYBRIDES TOURNÉS VERS LES SCIENCES

DURES 157

3.3.MAI-68 RESSENTI COMME CANAL DE CHANGEMENT 160

3.4.ATTENTES, CIRCULATIONS, RENCONTRES -UNE CARTE DES FOYERS ET DES DÉPLACEMENTS ACTIFS 161

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Introduction

Dans les années 1960, le monde scientifique est marqué par la diffusion de références et de modèles de scientificité qui privilégient les méthodes quantitatives. Après les sciences naturelles, ce modèle atteint les sciences humaines, principalement l’économie, la psychologie, la sociologie et l’histoire (Martin, 2002). En France, le désir de formation qui en découle ouvre de nouveaux horizons à certains mathématiciens intéressés par l’application, tels que Georges-Théodule Guilbaud (1912-2008) et Marc Barbut (1928-2011) qui aident les néophytes à se former à ces méthodes à la Maison des sciences de l’homme créée en 1963. Cette forte demande permet un peu plus tard le développement d’un pôle de mathématiques appliquées aux sciences humaines à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Les géographes sont dans un premier temps spectateurs de ce développement57. Par exemple, Gilles Sautter (1920-1998), géographe à l’Office de

la recherche scientifique et technique de l’Outre-Mer (ORSTOM) et à l’EHESS, après avoir enseigné à Strasbourg, apprend cette effervescence par percolation de l’information dès les années 1960. Comme bien d’autres, il ne s’approprie guère ces nouveautés, mais il en facilite la diffusion en en parlant autour de lui. Loin d’être simples spectateurs, certains étaient activement hostiles à la quantification, comme l’a montré O. Orain à propos de patrons de l’époque tels Pierre George et Jean Labasse58 (Orain, 2009). Mais cela ne veut pas dire que ces géographes ne pouvaient pas

« monter en généralité », comme l’affirme Catherine Rhein (entretien, 2/03/2010) dans son témoignage. C. Cauvin indique de son côté que « par exemple à Strasbourg, la formation était plus ouverte pour ceux qui ne préparaient pas les concours » (Cauvin, entretien, 29/09/2011).

Globalement, cette période de l’après-guerre valorise fortement l’innovation, la modernité. On peut raisonnablement supposer qu’au cours de ces décennies, un certain nombre de géographes ont pu rechercher cette modernité, la diffuser, et se retrouver finalement à l’avant- garde intellectuelle de la géographie. Ce sont des novateurs, c’est-à-dire des esprits prêts à faire du neuf. Mais certains se sentent capables de conduire la discipline vers cette modernité et peuvent faire dans une certaine mesure école autour d’eux, d’autres se posent plutôt en initiateurs, en transmettant ce qu’ils aperçoivent de la modernité en acte. Certains donnent l’exemple par une pratique quantitative, tandis que d’autres sont plutôt dans la médiation culturelle, et que d’autres sont en même temps exemple et médiateur, dans des proportions variables.

Plusieurs auteurs ont montré que jusqu’aux années 1960-1970 les géographes cherchaient l’innovation essentiellement en explorant de nouvelles thématiques, ouvrant de nouveaux champs tels que la géographie du tourisme ou encore celle des flux financiers. L’envie de nouveauté et de modernité les conduisait essentiellement à se montrer attentifs à ce qui changeait dans le monde.

57 Les géographes qui ont soutenu une thèse d'État avant 1970 ne pouvaient pas, selon C. Rhein, « utiliser les techniques quantitatives » parce que les « moyens d'apprendre ces méthodes et ces outils [ne furent] mis à la disposition des enseignants-chercheurs qu’au début des années 1970, dans les universités françaises » (Rhein, entretien, 2/03/2010). Elle souligne en outre, comme d'autres, la formation littéraire des géographes de l'époque, relativement éloignés de la culture mathématique.

58 Ces derniers ont pu faire un certain usage de statistiques, mais en les traitant de manière élémentaire. De plus, P. George était réfractaire à toute innovation venant des États-Unis pour des raisons culturelles et politiques alors qu’il allait régulièrement au Québec durant les années 1960, l’Amérique qui le satisfaisait.

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Mais pour certains comme Henri Chamussy, comme pour de nombreux autres qui ont connu (au moins une partie de) cette période : « l'après Deuxième guerre mondiale a été la pire période de l’histoire de la géographie française parce que le paradigme vidalien était usé » (Chamussy, entretien, 17/10/2011). Selon lui, peu de géographes l’aurait vraiment transgressé - il cite Max Sorre (1880-1962), Pierre Deffontaines (1894-1978) ou Éric Dardel (1899-1967), et selon ses termes « les idées d’Éric Dardel sont tombées dans un silence assourdissant [parce que] les petits maîtres ne voulaient pas être bousculés dans leur ronronnement et n’avaient ni curiosité, ni étonnement » (ibid.). Peu à peu, une idée nouvelle émerge : ne pas simplement changer parce que le monde change mais aussi changer parce qu’il faut être à la pointe des courants d’idées, ce qui était jusqu’alors étranger à la culture des géographes. Nous pensons donc que cette conversion à un modèle du géographe innovant méthodologiquement, théoriquement et intellectuellement, se réalise à partir de géographes qui incarnent la figure du novateur méthodologique et du diffuseur des nouveautés. Ils participent de la première phase du processus de diffusion d’un mouvement scientifique qui est pour T. Hägerstrand (1957) celle des précurseurs qui reçoivent de nombreuses informations, entrent en contact avec l’innovation et l’adoptent. Ces précurseurs sont a priori distribués au hasard en Europe francophone. En raison de l’absence d’une tradition, l’innovation a la même probabilité d’apparaître partout. Nous verrons que ces figures se sont exprimées dans plusieurs lieux dans les années 1960 : Charles-Pierre Péguy à Grenoble, Sylvie Rimbert à Strasbourg, Paul Claval à Besançon, Roger Brunet à Reims, Gilles Sautter mais surtout Philippe Pinchemel à Paris, Hubert Beguin et Jean Annaert à Bruxelles, ou encore Jean-Bernard Racine à Ottawa, université canadienne bilingue (français et anglais), située hors de notre aire d’étude mais qui a permis de connecter la géographie européenne francophone à la géographie quantitative anglophone.

Cette période de prémices est peu étudiée dans la littérature. À travers les mémoires de certains de ces acteurs de la modernisation scientifique s’est construit, 50 ans après, un véritable capital symbolique sur le rôle de certains de ces modernistes, dont nous rendrons compte dans ce chapitre. En effet, notre analyse se base principalement ici sur l’analyse des entretiens d’acteurs du mouvement théorique et quantitatif. Il s’agit de regards rétrospectifs qui construisent une histoire particulière de la géographie européenne francophone des années 1960 et du tout début des années 1970. Nous tentons donc de retranscrire cette histoire telle que reconstruite par ses acteurs, en étant attentif aux lieux et aux espaces dans lesquels ils s’inscrivent. Ainsi, les reconstructions réalisées ne seront pas ici objectivées mais analysées comme les constituantes de la mémoire des acteurs interrogés. Rappelons donc que ces expériences, isolées les unes des autres, sont contenues dans une mémoire individuelle et collective très codifiée par quarante ans d’autocommentaires, soit entre les acteurs interviewés, soit à travers des récits présents dans les manuels, soit encore à travers un certain nombre d’égo-histoires écrites, lues et commentées à de nombreuses reprises.

Ce chapitre se compose de trois moments. Premièrement, nous montrerons les différents lieux où des novateurs essaient d’introduire la nouveauté sous un angle théorique et quantitatif. Deuxièmement, le rôle de lieu connecteur joué à la fin des années 1960 par le département de géographie d’Ottawa sera examiné. Enfin, nous analyserons les attentes des jeunes générations et

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les rencontres plus ou moins fortuites que les jeunes géographes ont pu faire au cours de leurs premières années de formation, en nous appuyant sur un essai de cartographie des lieux qu’ils ont fréquentés et de leurs déplacements dans l’espace des pratiques de la géographie.

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