• Aucun résultat trouvé

La vitesse de diffusion d'un mouvement scientifique

Tab 1.4 Caractéristiques principales des témoins mobilisés

Localisation actuelle Décennie de

naissance Spécialité Spécialité 2

Aix-en-Provence (3) [1920-1930[ (2) géographie humaine (45) hydrologie (1) Avignon (1) [1930-1940[ (9) géographie physique (12) démographie (3) Besançon (4) [1940-1950[ (15) géographie urbaine (18) environnement (4)

Bruxelles (1) [1950-1960[ (7) géographie rurale (1) histoire de la géo. (4) Fribourg (1) [1960-1970[ (13) géographie régionale (3) épistémologie (3) Grenoble (2) [1970-1980[ (9) géographie sociale (3) analyse systémique (10) Lausanne (4) [1980-1990] (2) géographie culturelle (2) systèmes de ville (7)

Louvain-la-Neuve (3) géographie économique (8) complexité (11)

Luxembourg (2) géographie des mobilités (4) logique floue (1)

Lyon (1) géographie des religions (1) modélisation spatiale (25)

Montpellier (1) géographie du développement (6) économétrie spatiale (5)

Nantes (1) géographie électorale (1) simulation spatiale (5)

Nice (4) géographie du genre (1) informatique (3)

Paris (19) géographie des risques (5) statistiques (14)

Pau (1) géographie du sport (1) SIG (6)

Rennes (2) géographie fractale (3) cartographie (12)

Rouen (4) géomorphologie (2) télédétection (4)

Strasbourg (4) géohistoire (1) SMA (5)

Tours (1) aménagement du territoire (9) Automates cellulaires (2)

climatologie (7) Analyse de réseaux (2)

Discipline Statut Institution Dans/Hors mouvement

géographie (49) enseignant-chercheur (53) Université (36) GTQ (52)

informatique (2) ingénieur de recherche (5) CNRS (16) non GTQ (6)

mathématiques (5) ORSTOM/IRD (3)

Pour conclure, et éclairer les conditions de l’analyse de ces entretiens, rappelons que, comme l’indique F. Descamps (2011), l’histoire d’un mouvement scientifique encore en marche est conflictuelle et que les restitutions orales de la mémoire le retranscrivent. La grille d’entretien proposée aux témoins permet de saisir cette pluralité et de composer des interprétations parfois

114

divergentes de l’histoire du mouvement à travers les dires de ceux qui y ont participé. Dans une analyse qualitative des entretiens, nous avons donc prêté attention aux différentes manières qu'ont les enquêtés de présenter l'histoire, de donner des interprétations, en fonction de la génération à laquelle ils appartiennent, de leur spécialité ou de leur statut. Ces différentes histoires ont été confrontées, non pas pour sanctionner des erreurs dans des datations ou des noms, mais pour comprendre et retranscrire l'émergence et le développement du mouvement théorique et quantitatif. L’interprétation donnée par un enquêté peut être révélatrice du sens de son engagement, mais c’est une fois que les erreurs ont été corrigées que l’on peut reconstituer une histoire à la fois consolidée en termes de précisions factuelles et diverse dans la hiérarchisation donnée aux faits et à l’interprétation qui en est faite.

Mais surtout, « l’entretien est plus qu’un simple dialogue entre un questionneur et un questionné, il est bien un rapport social et verbal » (Descamps et al., 2006, p.93). Comme l’affirme Hadrien Commenges (2013), « dans ce rapport social, la question première que doit se poser l’enquêteur est celle de la position sociale, celle de l’enquêté et la sienne, et la perception de ces positions sociales par les deux intéressés » (p. 34). Les spécialistes de la démarche par entretien soulignent qu’il existe bien souvent une dissymétrie sociale entre enquêteur et enquêté et que cela peut poser problème (Bourdieu, 1992 ; Chamboredon et al., 1994). Lorsque l’enquêteur occupe une position inférieure à l’enquêté, il est nécessaire d’adopter des stratégies compensatoires pour permettre le dialogue. En effet, un entretien est un processus fondamental de communication et d'interaction humaine. Il est réalisé entre deux personnes situées en vis-à- vis, ce qui est très différent d’un questionnaire anonyme. L'enquêteur est situé par l'enquêté. Nous nous situons ici dans le champ de la géographie, en tant que doctorant (Sylvain Cuyala) dirigé par des personnes qui comptent pour le mouvement (Denise Pumain et Marie-Claire Robic). Les dires des témoins (les 58 personnes interrogées) sont liés à leur position, mais aussi à la nôtre. Les descriptions ou encore les représentations qu’ils présentent sont à rapporter aux points de vue dont elles dépendent. Le chercheur doit impérativement mesurer les intérêts et les enjeux dont la personne enquêtée n’a pas nécessairement conscience. La parole de l'enquêté est par définition insérée dans son contexte social.

Conclusion

Ce chapitre a tout d’abord permis d’exposer le cadre conceptuel qui structure l’ensemble de cette thèse. La théorie sur le MSI développée par deux sociologues, S. Frickel et N. Gross (2005), nous sert de référent de départ pour construire l’analyse sociale, spatiale et temporelle d’un mouvement scientifique. Leur théorie étant sociologique et non géographique, nous proposons de la compléter en étudiant la spatialité du mouvement scientifique. Cette dernière dimension n’a jamais été abordée dans le strict cadre de l’étude d’un mouvement scientifique mais les chercheurs spécialistes d’études sociales sur la science, y compris depuis récemment les géographes (par exemple : Withers, Livingstone, 2011 ; Eckert, Baron, 2013) se sont emparés de la question de la spatialité des sciences ou des savoirs scientifiques. Pour mener à bien ce travail,

115

différents modèles sont mobilisés tels que la diffusion spatiale des innovations, qu’a élaborée en géographie T. Hägerstrand (1953), et dont un mouvement scientifique peut relever, en l’étudiant à la lumière d’une typologie précise permettant d’identifier les interactions entre les acteurs du mouvement scientifique.

L’analyse de la littérature réflexive sur l’histoire de la géographie théorique et quantitative européenne francophone nous a permis de montrer, outre le fait qu’elle est surtout constituée d’auto-analyses conflictuelles, que cette géographie est un mouvement scientifique au sens de S. Frickel et N. Gross (2005) :

- Comme nous l’avons énoncé, un MSI est programmatique, son programme consiste à produire et à diffuser un cœur de connaissances (knowledge core). C’est bien le cas de la géographie théorique et quantitative européenne francophone, ainsi que l’ont montré des historiens de la géographie, parfois eux-mêmes acteurs du mouvement (Brunet, 1976 ; Dauphiné, 1982 ; Claval, 1998 ; Pumain, Robic, 2002 ; Deneux, 2006, Orain, 2009). Ce programme consiste à revisiter la discipline, plutôt historiquement en climatologie et en géographie urbaine (au contraire de la géographie tropicale et de la géomorphologie, moins représentées), pour étudier notamment les complexes spatiaux, et de manière renouvelée les régions, refusant le discours sur le réel, aux prismes de formalismes mathématiques issus de la physique (modèles d’interaction spatiale), des mathématiques (théorie des graphes) et de la statistique (analyse géométrique des données) mais aussi aux prismes de la théorie et de l’analyse des systèmes ainsi que du structuralisme permettant la formalisation de lois de l’espace.

- Le programme du MSI entre en collision avec les pratiques normatives en vigueur dans le champ disciplinaire. Au moins au moment de son émergence, il crée donc une controverse sur le contenu scientifique du champ. Cet aspect est très documenté dans le cadre de la géographie théorique et quantitative, en particulier dans les travaux d’O. Orain (2009) pour les premières décennies. Dès les années 1960, l’orthodoxie du champ est défendue avec virulence, par Pierre George en particulier, face au programme de la géographie théorique et quantitative. La controverse se tasse au cours du temps, mais on en trouve des traces bien plus tard, par exemple en 1990 lors du colloque « Géographie et contestations : autour de Raymond Guglielmo ». Ce colloque, organisé à Paris 8 avec d’anciens élèves de Pierre George ou de Jean Dresch (R. Guglielmo, Y. Lacoste, Michel Rochefort, etc.), est en grande partie une contestation du programme de la géographie théorique et quantitative et de son application à l’aménagement du territoire. Les attaques issues des protagonistes de nouveaux mouvements (géographie sociale, géographie culturelle) manifestent des différents durables.

- Le MSI se constitue à travers une action collective, il s’organise grâce à des dispositifs de coordination, en particulier des formations, des revues et des colloques. Ce fait est assez bien documenté dans le cas de la géographie théorique et quantitative, avec l’organisation de stages de formation, de colloques français et européens dès les années 1970 (par exemple : Brunet, 1976 ; Pumain, Robic, 2002 ; Cauvin, 2007 ; Cuyala, 2013).

116

- Le MSI est politique au sens défini par Bourdieu (1997) pour appréhender le champ scientifique : il altère la configuration des positions sociales et des ressources dans le champ disciplinaire. Lors de son émergence, le MSI ne prend pas position seulement sur le contenu scientifique du champ, il prend position dans son espace politique et institutionnel, en particulier au travers de l’attribution de postes dans les universités et les centres de recherche. Cette dimension est notamment observée au travers d’une littérature conflictuelle comme nous l’avons vu autant au début de la période qu’au milieu des années 1990 entre J. Scheibling et H. Reymond que plus récemment entre J.-F. Staszak et D. Pumain.

- Le MSI est un phénomène temporaire, il a une naissance, un développement et une fin. Sa naissance est annoncée comme un bouleversement scientifique, sa fin se traduit soit par sa disparition effective du champ disciplinaire, soit par sa transformation en une forme plus stable et institutionnalisée. Il ne s’agit alors plus d’un mouvement mais d’un sous-champ ou d’une spécialité. La littérature traite principalement de l’émergence du mouvement et ne nous permet pas de conclure à une éventuelle disparition.

Enfin, peu d'auteurs ont spécifiquement rendu compte des caractéristiques spatiales et surtout de l’évolution de ces caractéristiques au cours du temps (sauf Vigouroux, 1978a, 1978b ; Cauvin, 2007 ; Cuyala, 2013).

Pour pallier les lacunes de la littérature mais aussi pour proposer une approche spatiale à la théorie du MSI, nous avons croisé des sources qui permettent d’objectiver le mouvement (archives) et un corpus d’entretiens qui nous procure une grande richesse d’interprétation individuelle et collective. La méthodologie des entretiens a été d’autant plus développée qu’elle constitue une caractéristique fondamentale de cette analyse : le mouvement étudié se situe dans une histoire du temps présent et les acteurs de ce mouvement sont, pour une grande part encore, vivants et pour une grande majorité, ils agissent dans le champ scientifique (Bourdieu, 1976). La façon dont nous avons élaboré les corpus d’archives et d’entretiens qui ne prétendent pas être neutres ou exhaustifs conditionne en partie les analyses que nous présentons dans ce travail. Nous pensons cependant qu’elle permettra de répondre à notre volonté de compléter la théorie du mouvement scientifique développée par S. Frickel et N. Gross (2005). En effet, la mobilisation de ces différents corpus nous permet d’effectuer l’analyse sociale, spatiale et temporelle de la géographie théorique et quantitative européenne francophone.

117

Chapitre 2

Des lieux sporadiques accueillant des figures

Outline

Documents relatifs