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En Belgique, deux producteurs ou facilitateurs d’innovation : Hubert Beguin et Jean Annaert

Des lieux sporadiques accueillant des figures novatrices et un connecteur transatlantique — Les

Encadré 2.1 François Durand-Dastès : sa rencontre avec Ch P Péguy et son choix de l'innovation théorique et méthodologique en climatologie 103 (Durand-

1.7. En Belgique, deux producteurs ou facilitateurs d’innovation : Hubert Beguin et Jean Annaert

Sans être directement comparables, les processus observés dans l’Hexagone semblent se retrouver en Belgique. Hubert Beguin est l’une des deux figures qui ont marqué le renouvellement de la géographie belge dans les années 1960. Après cinq années passées au Congo (1956-1961), consacrées à l’analyse géographique et économique des systèmes agricoles et du développement rural et deux années au FNRS et au CNRS où il mène des recherches sur la modélisation mathématique de la relation entre population et ressources, H. Beguin intègre en 1963 l’université de Liège, où il enseigne durant dix ans, tout en travaillant également au Maroc de 1963 à 1968 sur des thématiques telles que l’« analyse de l’organisation spatiale » (mots-clés présents dans l’un des curriculum vitae d’H. Beguin).

S’il nous est impossible à partir des témoignages de préciser le rôle d’innovateur d’H. Beguin (1932-2010) dans les années 1960, nous pouvons néanmoins signaler le modèle qu’il a été pour certains. Ainsi, J. Champaud indique que H. Beguin a fait partie dans les années 1960 des personnes importantes du mouvement de rénovation de la discipline initié à l'ORSTOM par des géographes basés au Cameroun. La proximité qui existait entre leurs situations de recherche, menées dans les ex-colonies et sur le développement rural, pouvait rendre ses propos particulièrement utiles :

« Il a publié un ou deux articles très percutants. Dans le petit groupe que nous avons constitué au Cameroun entre 1962 et 1968, dans nos réunions trimestrielles, cela faisait partie des études que nous étudiions. Nous étions avides d'articles nouveaux. C'était l'époque où on faisait des séjours de deux ans. Le système colonial avec les fonctionnaires coloniaux, c'était en gros deux ans de séjour en Afrique pour six mois de congés. Il n'y avait

110 M. Le Berre relate à quel point ces personnes ont pu être déçues de la géographie classique et de leurs

enseignants : « Joël Charre a débuté une thèse classique de doctorat d’État qui portait sur toute autre chose que la climatologie ou la quantitative. On lui avait donné une étude régionale à faire sur l’Est de la Turquie, près de la frontière. Il n’a jamais pu aller sur le terrain et ne l’a donc jamais terminée. Voilà le genre de choses qu’on nous faisait faire » (Le Berre, entretien, 16/02/2011).

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pas d'université locale donc on avait décidé qu'il fallait qu'on se suffise, qu'on s'autoalimente nous-mêmes avec ce qu'on pouvait récolter de lectures ou de choses comme cela. Notre démarche était très empirique. » (Champaud, entretien, 26/12/2012)

Dès le début des années 1960, H. Beguin (1963) publie un article sur « Géographie humaine et mathématiques » dans le Bulletin de la Société Belge d’études géographiques. Cet article avait pour objet de promouvoir l’intérêt d’utiliser les mathématiques en géographie humaine. Cela est alors très innovant puisque si les mathématiques ont quelque peu pénétré la géographie physique via la pédologie notamment et les mesures de terrain, la géographie humaine reste à cette époque- là très éloignée de traitements quantitatifs — en dehors d'expérimentations isolées de calculs d'indices, par exemple par De Martonne (1873-1955). L’année suivante, H. Beguin (1964) traite dans un ouvrage édité à l’Académie Royale des Sciences d’Outre-Mer des « Modèles géographiques pour l’espace rural africain » qui constituent une évolution des croquis de synthèse. D’autres publications paraissent dans la continuité, telles que celle sur les « Modèles géographiques pour le bassin du Sebou (Maroc) » en 1965 dans Geographia Polonica.

À Bruxelles, Jean-Pierre Grimmeau (né en 1949) (entretien, 22/08/2012) se souvient d’un de ses enseignants de la fin des années 1960, Jean Annaert, qui était au départ assistant, et qui est devenu professeur lorsque J.-P. Grimmeau était en troisième année, remplaçant Pierre Gourou (1900-1999) qui partait à la retraite111. D’ailleurs, ce dernier a toujours été lié aux chiffres, en particulier lors de ses études de densité pour lesquelles il a proposé des méthodes nouvelles (entre autre le carroyage avec des calculs très particuliers), utilisées par Idiard et Gallais pour le Delta intérieur du Niger (Colette Cauvin a eu accès aux notes que Pierre Gourou leur avait donné pour travailler sur le terrain) et par Sautter pour le Congo.

J.-P. Grimmeau affirme que lorsqu'il commença son cursus universitaire de géographie en 1968, il souhaitait s’orienter vers la géographie physique et que, en trois années d’enseignement, J. Annaert l'a fait changer d'avis. Il le caractérise comme un grand lecteur qui possédait « une grande ouverture vers les orientations nouvelles de la géographie, en pleine éclosion de la géographie quantitative » (Grimmeau, entretien, 22/08/2012). Il se rappelle avoir lu grâce à lui le manuel de

sémiologie graphique de J. Bertin (1967) en 1969, puis des réflexions de J.-B. Racine et H. Reymond avant la publication de leur ouvrage intitulé L’Analyse quantitative en géographie (1973)

ainsi que le manuel de statistiques de Jean-Paul Benzecri (né en 1932) :

« Ce bouquin sur l'analyse quantitative, il y a une partie Racine et une partie Reymond qui sont complètement indépendantes. La partie Racine est clairement quantitative, la partie Reymond me semble plutôt systémique. Tout ce qui est dans la partie Racine, il l'avait déjà publié longtemps avant dans les Cahiers de Géographie du Québec112 et Annaert les avait vus, lus

et me les avait filés en disant : « tu dois lire cela ! » Il lisait tout et achetait tout. Il avait vu Benzecri dès sa sortie en 1973. Il l'avait acheté et mis dans la bibliothèque, en me disant au passage : « tiens, lis cela ! » Lui ne l'a pas lu mais seulement feuilleté. Il l’a trouvé intéressant à acheter et à passer à la génération suivante. » (Grimmeau, entretien, 22/08/2012)

111 Selon J.-P. Grimmeau (entretien, 22/08/2012), ce dernier a très peu publié pour se consacrer entièrement à

l'enseignement.

112 J.-P. Grimmeau fait semble-t-il référence à deux articles de J.-B. Racine parus dans cette revue : « À la recherche

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Il indique par ailleurs que J. Annaert n'est pas « un quantitatif dans la première acception du terme, c'est-à-dire qu'il n'a jamais utilisé les méthodes quantitatives qui sont devenues classiques par la suite, mais [qu’]il était un grand utilisateur de chiffres » (ibid.) dans des projets de planification :

« J'accrochais depuis la deuxième année au genre de choses que Jean Annaert nous faisait faire dans les travaux pratiques. Il y avait par exemple des réflexions sur la façon de simplifier l'information pour faire des cartes, le choix des limites de classes, etc. Dès le départ, c'était orienté quantitatif même si ce n'était pas au sens actuel du terme. » (ibid.)

À la fin des années 1960, J. Annaert joue donc le rôle de facilitateur d’innovation et permet aux nouvelles méthodes quantitatives de se développer en géographie à Bruxelles parce « qu'il était à l'affût de tout ce qui se faisait de neuf dans la géographie, au moins francophone » (ibid.).

En France, en Belgique, moindrement en Suisse francophone, plusieurs figures marquantes existent donc durant les années 1960, celles de novateurs qui acquièrent des compétences nouvelles par rapport aux pratiques orthodoxes, qui creusent un ou plusieurs sillons et qui diffusent de façon volontariste ou bien par mimétisme ; celles de curieux, d’esprits ouverts à la nouveauté, qui sont plutôt des médiateurs ; d’autres qui jouent les deux rôles. Enfin, certaines initiatives ont pu passer plus inaperçues mais certains témoins rappellent leur existence. En effet, quelques géographes, ponctuellement, en parallèle de leurs activités d'enseignement, dans le secondaire pour beaucoup, réalisaient un certain nombre de traitements à la main, aidés par des collaborations locales avec des collègues d'autres disciplines :

« Certains enseignants-chercheurs qui entreprennent une thèse d’État des années 1950 à 1970 sont de jeunes agrégés, nommés en lycée. Ils n’ont pas d’encadrement sérieux, pas de soutien méthodologique et technique, pas de laboratoire de rattachement et peu de contacts avec d’autres chercheurs, puisqu’en géographie, il n’existe pas encore de laboratoires. Ils n'ont pas de possibilité d'utiliser un ordinateur avant le début des années 1970 et donc de mener à bien des analyses systématiques en recourant à des techniques statistiques simples ou multivariées. Il n’y avait pas de laboratoires de recherche, de collectifs de travail, de séminaires, d’ateliers ou d’écoles d’été. » (Rhein, 2/03/2010)

Cela aurait été le cas de René Haby113 dont nous a parlé C. Rhein, qui soutint sa thèse en

1965 ou plus tôt encore de Prêcheur, enseignant dans un lycée technique, qui déposa une thèse en 1959 sur la Lorraine sidérurgique, dans laquelle il avait réalisé des cartes isochrones et des diagrammes, en 3 D, de la circulation des mineurs au fil de la journée de travail, aidé par des spécialistes en dessin industriel. C. Rhein (entretien, 2/03/2010) souligne les dimensions théorique et quantitative d’un travail réalisé assez seul, et dont le rayonnement a été assez faible114.

113 « R. Haby est un géographe qui a été ministre de l’Éducation nationale. En 1975, c’est lui qui a lancé la réforme

consistant à instaurer le collège unique. C’est quelqu’un qui a commencé comme instituteur et qui a passé le CAPES, l’agrégation, qui est devenu professeur des Universités. En 1964, R. Haby a soutenu sa thèse sur les houillères de Lorraine » (Rhein, entretien, 2/03/2010)

114 Pour elle, leurs méthodes viennent des statisticiens de la Statistique générale de la France tels qu'Henri Bunle.

Leur approche est fortement historique, caractéristique de ces géographes de l'époque, enseignants dans le secondaire. En effet, leur formation était davantage axée sur « la rédaction de dissertations, sans formation en économie et en sciences sociales, privilégiant l'histoire, les géographies humaine et physique » (ibid.).

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Les novateurs marquants inscrivent leur action dans des lieux dispersés, liés à des hasards de carrière dans plusieurs cas, mais où ils jouissent d’une certaine liberté pour accomplir leur quête de modernité, que ce soit dans les grands centres tel Paris ou Bruxelles, ou dans des villes universitaires nouvelles, sans tradition ni hiérarchie contraignante. Mais les types d’aspiration à la nouveauté méthodologique ou théorique, les stratégies personnelles et les modalités de la mobilisation de ressources intellectuelles semblent très diverses d’un géographe novateur à l’autre. Cependant, à l’intérieur de notre aire d’étude, plusieurs exemples de lieux associés à des figures marquantes, faisant entrer diversement du nouveau dans la discipline, ont émergé au fil de nos entretiens comme structurants dans la mémoire individuelle et collective des géographes. Ces entretiens ont aussi révélé un lieu « off shore », au rôle de connecteur transatlantique avec des expériences étrangères.

2. Un connecteur entre la New geography et l’Europe

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