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La vitesse de diffusion d'un mouvement scientifique

Encadré 1.2 Histoire d’un label

2. La Géographie théorique et quantitative en France et dans l’Europe francophone : état des connaissances

2.4. La spatialité du mouvement effleurée

L’un des objectifs principaux de ce travail de thèse consiste donc à mener une analyse spatiale de la géographie théorique et quantitative européenne francophone. Après avoir caractérisé comment la littérature traite l’évolution de ce mouvement, nous analysons comment elle s’intéresse à sa spatialisation. Premièrement, il apparaît que peu d'auteurs en ont spécifiquement rendu compte, privilégiant nettement une approche temporelle ou épistémologique et que, deuxièmement, si plusieurs auteurs décrivent la localisation des pôles de géographie théorique et quantitative, très peu analysent la diffusion spatiale du mouvement.

Les différents textes (articles ou manuels) publiés des années 1970 à 2000 présentent globalement, et avec plus ou moins de précision, la même géographie du mouvement théorique et quantitatif français et n’évoquent jamais les pôles belges ou suisses :

« Un des facteurs de succès a été la constitution précoce d’équipes, incluant souvent des mathématiciens (Besançon, Paris, Strasbourg, Rouen etc.). De solides noyaux existant maintenant dans plus de la moitié des universités, et de jeunes chercheurs du Sud-Est ont constitué un groupe de travail (Dupont, Avignon). » (Brunet, 1976, p. 40)

« Les villes du Sud, Montpellier et Nice semblent se distinguer [...]. Rouen fait également partie des foyers de ce courant » (Claval, 1998, p. 341)

« Rassemblant des chercheurs travaillant à Paris, Rouen, Strasbourg, Besançon, et dans les centres universitaires du Sud-Est : Grenoble, Nice, Avignon, Aix-Marseille, Montpellier […], les localisations dominantes étant Paris, Grenoble, Strasbourg et Montpellier » (Pumain, Robic, 2002, pp. 126-127)

Au début des années 2000, J.-J. Bavoux (2002) indique également l'existence de « pôles de recherche innovante » en citant le Groupe Dupont à Avignon ou encore la Maison de la Géographie, créée à Montpellier en 1984, et signale l'existence de colloques spécialisés tels que ceux d'Avignon (Géopoint) ou de Besançon (Rencontres de Théo Quant) sans en signaler toutefois la localisation (Bavoux, 2002, p. 13).

Michel Vigouroux (1978b) est le seul auteur qui ait détaillé les lieux du mouvement mais aussi leurs principales caractéristiques, ce qui représente une source d’information très importante sur les lieux d’émergence du mouvement théorique et quantitatif (en France). À travers une « contribution à l’exploration du paysage français de la New Geography », présentée à Barcelone et publiée en 1978, il affirme :

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« En dehors du Groupe Dupont, il existe des chercheurs dans plusieurs Universités du Sud- Est, par exemple à Grenoble, à Nice. Ils travaillent à côté des sous-Groupes Dupont ou en association avec. Selon les cas, il s’agit de recherche, d’enseignement aussi, éventuellement de la mise sur pied de nouvelles filières pédagogiques.

La première étape est Besançon, dont on retrouve naturellement le chemin, au début d’octobre [pour les colloques de formation qui ont lieu tous les ans à Besançon à partir de 1972]. Quelques géographes, associés à un mathématicien (fait assez rare) ont su, depuis six ans, dans un climat qui se goûte et ne se décrit pas, faire cohabiter au mieux pendant deux jours mathématiciens, statisticiens, informaticiens, avec des géographes physiques et humains, des sociologues, des économistes, des botanistes et la liste serait longue. Ils viennent de France, de Belgique, d’Allemagne, de Suisse et d’Italie. Présentation d’algorithmes et de modèles alternent avec les études de cas dans un va et vient incessant entre théorie et pratique. Nombreux sont les habitués, ici, pour faire le point.

Puis nous faisons halte à Strasbourg (3) où les occasions n’ont pas manqué depuis trois ans. Deux stages importants du CNRS s’y sont tenus, sur les processus stochastiques et les séries chronologiques notamment. Organisée en laboratoire, l’équipe associe étroitement les techniques quantitatives, la cartographie et l’étude des modèles. Il existe déjà une production de mémoires de maîtrise et de thèses de 3ème cycle. Enfin une filière

d’enseignement a été mise sur pied. Mais tout ceci est bien mieux exposé dans « Recherches géographiques à Strasbourg » n°2.

La région parisienne compte évidemment un grand nombre de chercheurs définis selon notre critère. Il est certain que nous en connaissons très peu ; la simple bibliographie en ajouterait déjà plusieurs. De toute façon, le mode de fonctionnement, l’organisation éventuelle en équipe nous est mal connue : on peut penser que la multiplicité des équipements et des opportunités, le meilleur accès à l’information, l’éparpillement entre les bâtiments universitaires ne facilitent guère la construction d’équipes. Il semble qu’il existe des groupes assez étoffés à Paris 1, Paris 7, déjà plus maigre à Vincennes et des chercheurs presque isolés à Créteil ou Nanterre. Il faut ajouter à cette liste des chercheurs plus ou moins nombreux dans les Laboratoires du CNRS, tels les LA 165 et 142. Certains ont déjà établi depuis longtemps des liens étroits et fructueux avec des mathématiciens, notamment de l’Université Paris 5. Ainsi dans certains cas des enseignements sont bien rôdés et la production de thèses de 3ème cycle, déjà ancienne.

À côté de cette concentration parisienne, certains à Caen, encore plus à Rennes, sont quasiment isolés ; les handicaps alors peuvent se cumuler : faiblesse des bibliothèques, manque de crédit et de moyen informatique, rareté des rencontres et des discussions, dans un maillage très lâche qui accroît le poids de la distance. Encore ceux-là multiplient-ils au maximum les occasions de rencontres aux stages, aux colloques : il est probable que les plus démunis des chercheurs nous sont justement inconnus.

Ces géographes existent, nous les avons rencontrés. D’autres manifestent aussi leur existence dans les revues, notamment dans l’Espace Géographique […]. On relève ainsi un ensemble de Rouen, un ensemble de Lille et puis çà et là un texte dont on ne sait ce qu’il relève, un chercheur isolé, éventuellement passager, ou un groupe stable, organisé, équipé. » (Vigouroux, 1978b, p. 11)

L’auteur cite par ailleurs les référents de chacun des lieux, ce que ne fait aucun autre auteur : Daniel Bouzat (Centre Universitaire Avignon), Jean-Claude Wieber (Faculté des Lettres Besançon), Colette Cauvin (Université Louis Pasteur Strasbourg), Denise Pumain (Université Paris 1), François Durand-Dastès (Université Paris 7), Robert Fouet (Université Paris 8), Marie- Claire Robic (Université Paris 12), Édouard Gosseaume (Université Paris 10), Odile Andan (Laboratoire Associé n°165), Alexandre Kych (Laboratoire Associé n°142), Michel Chesnais (Université de Caen) et J.P. Marchand (Université de Haute-Bretagne (Rennes)).

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Toutefois, M. Vigouroux ne questionne pas explicitement la spatialité du mouvement mais cherche davantage à situer les équipes de recherche, leur avancement en termes de productions ou les lieux de formation et d’expression du mouvement.

Les informations sur ces lieux de la géographie théorique et quantitative sont peu nombreuses, mais certains articles ont le mérite de dégager des tendances et de montrer que les géographes qui pratiquent l’approche théorique et quantitative ne sont pas répartis sur le territoire français de manière proportionnelle aux effectifs des universités. C’est le cas de C. Cauvin (2007) qui a cartographié dans les années 2000 cette spatialisation particulière dans un article pour la Revue pour l'histoire du CNRS (fig 1.3).

C. Cauvin estime que la géographie théorique et quantitative ne s'est pas diffusée de manière homogène : elle se serait concentrée au nord-est d'une ligne Montpellier/Rennes. L’auteur le montre en prenant appui sur la localisation des stages de formation aux méthodes quantitatives et sur l’origine des participants à ces stages, les participants étant affectés à leur ville universitaire de rattachement51. Elle a ainsi montré que bien qu’ouverts à tous, les « 30 à 60

participants » aux stages visant à former les géographes aux nouvelles méthodes quantitatives appartenaient principalement à des universités de la moitié Est de la France. C. Cauvin montre l’existence d'une question géographique autour de la localisation des géographes désireux de s’adonner aux méthodes quantitatives. Outre la dimension exceptionnelle du pôle parisien et l’importance du réseau du Sud-Est, on constate une évolution dans le temps avec, en 1982, des participants venant de Bordeaux ou de Pau. Regrettons que C. Cauvin n’ait pas pris l’exemple de stages plus récents, ce qui nous incite à tâcher de compléter l’information. Enfin, remarquons une certaine corrélation entre la localisation des stages et l’origine des candidats : un stage attire surtout les géographes localisés à proximité.

Dès le début des années 2000, D. Pumain et M.-C. Robic (2002) s’étaient intéressées à ces stages de formation itinérants suivis par les acteurs du mouvement en indiquant la date, le thème52 mais également les différents lieux de stage, ce qui donne une indication précieuse et

objectivée sur un aspect de la géographie du mouvement théorique et quantitatif en France, à partir d’un événement récurrent et mis en place par les acteurs du mouvement (tab 1.1). De 1971 à 2001, ces stages, dont M. Vigouroux avait déjà signalé l’existence à la fin des années 1970, ont eu lieu dans un total de neuf lieux différents et certains de ces lieux ont accueilli plusieurs d’entre eux. C’est le cas de Paris (1972, 1974), Strasbourg (1976, 1977) et surtout Montpellier (1979, 1998 et 2001).

51 Stages de formation organisés par l'ORSTOM et la Maison des Sciences humaines de Paris en 1971, avec le soutien

de l'institut de mathématiques de Paris V en 1972, et financés régulièrement par le CNRS à partir de 1974.

52 Nous mobiliserons à nouveau ce tableau dans le troisième point de ce chapitre, pour l’analyse de l’évolution des

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Fig 1.3 - Des stagiaires à l’est d’une diagonale Rennes-Montpellier

Source : Cauvin, 2007.

Certains auteurs vont au-delà de la simple énumération des lieux du mouvement en proposant des hypothèses sur sa spatialité. Ainsi, dès la fin des années 1980, un groupe de chercheurs signant « Les Messaches » (1989) indique que la diffusion du mouvement ne se serait pas faite à partir du centre ou du sommet de la hiérarchie mais davantage par les marges, comme cela est suggéré par la qualité des « adoptants », reprenant selon nous dans une certaine mesure le modèle centre-périphérie selon une approche sociologique (statut des enseignants, ratio hommes/femmes) mais aussi spatiale (petites ou grandes universités)53 :

« "pénétration à la marge et par le bas" de la nouvelle géographie [puisque] les provinciaux y ont dans l’ensemble plus mordu que les Parisiens, que l’Université y a largement précédé le CNRS, que la géographie humaine s’y est ouverte bien avant la géographie physique, et que les femmes y ont pris une part importante, sans aucune commune mesure avec leur taux de représentation dans le corps des géographes... » (Les Messaches, 1989)

Ainsi, ces auteurs insistent sur le profil majoritairement marginal des géographes qui se sont intéressés et ont voulu se consacrer à l’approche théorique et quantitative, et, regroupés en quatre pôles géographiques principaux, avec une importance certaine de la province. L’évolution dans les quarante dernières années du profil des acteurs de l’approche théorique et quantitative sera analysée pour comprendre la diffusion du mouvement, son évolution et son développement. Une structure spatiale polycentrique, ignorée par la littérature, pourrait également exister et serait un moyen de contrebalancer le centre parisien, pôle du pouvoir traditionnel de l’école française de géographie. Différents niveaux devront être interrogés. Au sein même du système parisien, nous tenterons de voir comment les marges décrites plus haut pourraient participer de la restructuration de l’espace de production de la discipline.

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