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Attentes, circulations, rencontres Une carte des foyers et des déplacements actifs

Des lieux sporadiques accueillant des figures novatrices et un connecteur transatlantique — Les

Encadré 2.2 Henri Reymond : de la rencontre des mondes nouveaux de la Quantitative à son arrivée à Strasbourg (entretien, 11/06/2011)

3. Attentes, circulations, rencontres Les vecteurs du changement pour les jeunes générations

3.4. Attentes, circulations, rencontres Une carte des foyers et des déplacements actifs

Une représentation cartographique schématique des espaces et des lieux où se sont esquissés les germes du futur mouvement théorique et quantitatif francophone européen permet de préciser la nature des foyers les plus actifs pour la diffusion de la nouvelle géographie et celle de rencontres parfois décisives pour des acteurs qui ne les avaient pas obligatoirement anticipées.

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Nous avons conçu une représentation (cartes 1 et 2) couplant les acteurs concernés, géographes et non-géographes, distingués selon les rôles que nous avons identifiés et selon leurs caractéristiques linguistiques et leur origine nationale. En suivant les dires d’acteurs, nous avons recensé les lieux (villes et universités) où se sont accomplies les expériences qu’ils ont relatées, représenté les migrations par lesquelles les novateurs ont pu aménager autour d’eux un espace local de liberté, et les déplacements temporaires effectués par eux et par les géographes de plus jeunes générations. Nous avons tâché de singulariser les territoires majeurs, un « environnement anglo-américain » source de l’innovation, d’un côté, et un espace européen francophone de l’autre, celui-ci étant le récepteur d’une innovation partie des États-Unis durant les années 1950- 1960 et diffusée progressivement en Grande-Bretagne et au Canada au début des années soixante.

Du côté européen, français surtout, la carte intitulée des « prémices » signale bien la concentration parisienne et l’existence de pôles dispersés animés par des novateurs relativement isolés. Au vu des témoignages recueillis, ces novateurs ont tâché de rassembler ressources et idées nouvelles dans ces foyers qu’ils constituaient autour d’eux, par exemple par l’achat systématique d’ouvrages et de revues, la quête bibliographique lors de déplacements, l’organisation de rencontres internationales. La « bibliothèque » rassemblée à Besançon par Paul Claval en est l’exemple cardinal. Des axes peuvent s’esquisser, tel l’axe Rennes, Grenoble, Nice tracé par l’itinéraire ou les relations de Ch.-P. Péguy. Les circulations vers le monde anglophone jouent sur la proximité, la Grande-Bretagne étant un pays de relations aisées, et certains géographes tel Philippe Pinchemel ayant dès leur début de carrière entretenu avec leurs collègues d’outre- Manche des relations scientifiques étroites, découvrant avec eux, par exemple, l’intérêt de l’hydro- morphométrie. Mais le pôle d’attraction nord-américain existe dès la période de prémices. Cette attraction se confirme et se renforce à la fin des années soixante en se concentrant manifestement sur le Canada et en mobilisant plusieurs géographes en début de carrière, qui fréquentent plusieurs universités, y font des missions de durée diverse, font parfois des allers-retours, en font un tremplin pour de brefs séjours aux États-Unis...

L’expression de « géographie américano-scandinave » ou, comme le dit S. Rimbert « l’école scandinave-anglo-saxonne » (Rimbert, 1972, p. 101) traduit très tôt dans les textes des francophones européens qui popularisent la nouvelle géographie une origine géographique complexe, qui inclut en particulier une école suédoise rassemblée autour de T. Hägerstrand et de l’université de Lund, la circulation des personnes, des publications et des idées entre la Suède et les États-Unis ayant été favorisée par l’adoption précoce de l’anglais comme langue scientifique, par exemple pour la série des Lund Studies. Mais la Suède ne figure pas sur cette carte des rencontres. Les lieux de l’acculturation ne sont pas les pays potentiels de diffusion les plus proches : ni la Grande-Bretagne ni la Suède ne sont les foyers les plus déterminants, sauf peut- être pour les premiers novateurs francophones. C’est l’Amérique du Nord. Ce qui l’emporte, ce n’est pourtant pas le poids des États-Unis, d’où est partie la révolution quantitative et qui fait masse par l’ampleur de sa production éditoriale ainsi que par le nombre de ses géographes innovateurs et des « regional scientists » : comme nous l’avons vu, Max Derruau y fait référence au géographe W. Bunge et à l’économiste W. Isard dans son manuel de 1969, tout en écartant leurs travaux comme non-géographiques. Les bibliographies de la nouvelle géographie diffusées au début des années

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soixante-dix dans des revues comme l’Espace géographique, et dès la décennie soixante par les articles ou ouvrages de P. Claval montreraient certainement cette prédominance absolue. La médiation canadienne si visible mérite d’être examinée de plus près.

Même s’il est d’une certaine manière second, il y a dans le recours à la production des géographes américains et d’une manière générale à la référence américaine une rupture avec la défiance de la communauté des géographes français à l’égard des États-Unis, surtout dans cette période de guerre froide et au vu de l’importance numérique, voire institutionnelle, de géographes français proches du Parti communiste. « Incommunicabilité des paradigmes, méconnaissance de l’anglais, vieux réflexes d’arrogance hérités des années 1930, rejet d’un courant tout désigné pour incarner l’impérialisme américain », plusieurs interprétations peuvent expliquer les réticences des géographes français des années cinquante-soixante à importer une science anglo-saxonne d’origine américaine, selon Olivier Orain (2004, p. 145). La situation du Canada par rapport à la diffusion de la new geography peut alors expliquer le rôle majeur que le séjour dans ce pays joue dans l’acculturation de plusieurs géographes francophones durant la deuxième moitié de la décennie soixante, et en particulier le rôle de connecteur joué par Ottawa. D’abord, il existe une longue tradition de relations franco-québécoises, Raoul Blanchard et Pierre Deffontaines ayant présidé à la création de la géographie québécoise, tant par leurs publications, leurs enseignements et leur exemple que par le patronage qu’ils ont accordé à la fondation des premiers départements universitaires à partir de l’immédiat après guerre. Plusieurs des missions de jeunes géographes poursuivent cette tradition, patronnée encore de loin ou de près par les pères-fondateurs (comme le montre le cas de J.-B. Racine), et plus ou moins bien vécue dans les années soixante par les Québécois. Mais, dans ces mêmes décennies, le Québec constitue une interface complexe avec le monde de la nouvelle géographie, comme l’a montré Denise Pumain dans son étude sur l’histoire de la géographie au Québec (Pumain, 2008). Proches des États-Unis, proches des foyers les plus vivants de la révolution quantitative comme l’université de Chicago et celle de Northwestern, les Québécois en sont éloignés par la langue et par leur rejet de l’impérialisme linguistique ; par rapport aux Canadiens anglophones, ils sont tendus entre leur revendication identitaire voire indépendantiste et leur désir de modernité. Au total, la diffusion de la révolution quantitative au Canada a suivi le canal de la langue, en concernant d’abord les Canadiens anglais (et par exemple, à Montréal, c’est à l’université anglophone de Mc Gill qu’arrive le premier nouveau géographe anglophone mais non-canadien). Les premiers cours de géographie quantitative « ne seront donnés à Montréal et Laval qu’à partir de 1969 » (Pumain, 2008, p. 86). D. Pumain souligne aussi les liens étroits que des géographes de Mc Gill ont noué avec les organismes de financement américains tels l’US Office of Naval Research ou la Rand corporation — dont la littérature montre qu’ils ont beaucoup contribué au développement de la New geography aux États-Unis (Barnes, 2008a).

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Fig 2.1 - 1960-1967/68 : Prémices

Sources : corpus d’entretiens des acteurs du mouvement théorique et quantitatif. Auteurs : Sylvain Cuyala, Colette Cauvin, 2014.

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Fig 2.2 - 1967/68 – début des années 70 : Cristallisations

Sources : corpus d’entretiens des acteurs du mouvement théorique et quantitatif. Auteurs : Sylvain Cuyala, Colette Cauvin, 2014.

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Dès le début des années soixante, les relations scientifiques transfrontalières sont donc étroites, ce qui peut expliquer que ce soit un géographe canadien, Ian Burton (de l’université de Toronto), qui dresse le fameux acte d’achèvement de la révolution quantitative sous le titre « Quantitative revolution and theoretical geography » :

« La révolution est terminée, dans le sens où des idées autrefois révolutionnaires sont maintenant conventionnelles. Clairement ce n’est que le début. […] Le développement d’une géographie théorique et modélisatrice va très probablement être la conséquence majeure de la révolution quantitative. »137 (Burton, 1963, p. 156)

Proche et en majorité anglophone, le Canada pouvait accueillir rapidement la vague de l’innovation ; anglais par son appartenance au Commonwealth il pouvait continuer à recevoir des influences anglaises (sans doute de moindre importance que les influences françaises sur le Québec), et ce avec d’autant plus de facilité que c’étaient souvent des géographes d’origine britannique qui nourrissaient l’armée des quantifiers américains, entraînés dès les années cinquante aux États-Unis dans un flux massif de brain drain et participant, par la suite, à la forte mobilité des carrières universitaires. L’itinéraire de B. Greer-Wootten restitué par J-B. Racine est exemplaire de ces traversées transatlantiques puis des circulations entre Canada et États-Unis :

« Venu de Durham en Grande Bretagne, Bryn Greer-Wootten a fait sa thèse avec Leslie King de l'Université Mc Master à Hamilton en Ontario, l'un des pères fondateurs de la géographie quantitative. Il a eu son premier poste à Berkeley et est venu à McGill (l'université anglophone de Montréal) en 1967. Il y est resté quelques années avant de partir pour York University à Toronto. » (Racine, entretien du 9/12/2011)

La présence de Brian Berry parmi les critiques (déstabilisantes) du projet de thèse de J.-B. Racine, en 1965, est celle d’un universitaire voisin, puisqu’à l’époque B. Berry était en poste à l’université de Chicago, après avoir débuté parmi les space cadets de l’Université de Washington à Seattle et avant de s’installer à Harvard (1973).

S’interrogeant sur l’aspiration de géographes québécois à conduire une synthèse entre l’influence des géographies française et anglaise, D.Pumain estimait dans ses recherches qu’ « au niveau universitaire, le seul endroit où un mélange se produise vraiment est sans doute l’Université bilingue d’Ottawa où quelques géographes formés au Québec comme H.Morrissette tentent d’intégrer les deux courants et où se côtoient des étudiants anglophones et francophones. » (Pumain, 2008, p. 80) C’est donc dans une sorte d’interface à plusieurs échelles, tampon entre les communautés canadiennes, lien entre États-Unis et Canada, que cette université de la capitale fédérale, bilingue, toute proche des États-Unis, voisine du foyer majeur des quantifiers du Middle West, jouxtant la Belle Province accueillante aux Français, a pu permettre une acculturation de géographes français à la fois active et intense par le nombre de personnes qui y sont passées. Réunir de telles propriétés en un lieu est relativement improbable. Mais ce qui est plus intéressant, peut- être, dans l’expérience de la nouveauté, celle d’un langage ou d’une pratique géographique autre, que

137 Traduction de l’anglais : « The revolution is over, in that once-revolutionnary ideas are now conventional. Clearly

this is only the beginning. […] The development of theoretical, model-building geography is likely to be the major consequence of the quantitative revolution ».

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plusieurs jeunes géographes originaires des universités françaises y ont faite, c’est qu’elle ne correspondait pas à leur propre attente, qui était encore pour certains toute classique.

Conclusion

Par la mobilisation du témoignage d’un certain nombre de géographes de différentes générations ayant connu les années 1960, nous avons montré trois éléments distincts (mais déterminants) ayant favorisé l’émergence au début des années 1970 du mouvement théorique et quantitatif en géographie européenne francophone :

1. L’existence de différents lieux (notamment Paris, Reims, Besançon, Strasbourg, Grenoble ou encore Bruxelles) où des novateurs essaient d’introduire la modernité au sein du champ disciplinaire par une entrée théorique et quantitative. Ces derniers s’intéressent en effet à ce moment-là à ce qui se fait ailleurs, aussi bien à l’étranger et principalement dans le monde anglo-américain, mais aussi dans les autres disciplines et surtout en économie spatiale. Ils concentrent autant que possible ces ressources scientifiques dans leurs bibliothèques ou laboratoires. Ils expérimentent ces curiosités issues d’une volonté de modernisation de la discipline avec leurs étudiants, dans des lieux sporadiques. Le statut de ces figures est variable, ce qui ne leur donne pas les mêmes moyens pour renouveler la discipline : Philippe Pinchemel et Roger Brunet étaient professeurs, alors que Paul Claval, Jean-Bernard Racine, François Durand-Dastès, Hubert Beguin, Bernard Marchand ou encore Henri Reymond ne l’étaient pas encore en 1970.

2. Le rôle très important du département de géographie d’Ottawa dans la structuration future du mouvement européen francophone et plus largement le passage de géographes français en Amérique du Nord. Jean-Bernard Racine (plus tard Henri Reymond) et leurs étudiants d’Ottawa y découvrent la géographie théorique et quantitative et la développent sur le tas dans ce petit département, avant de revenir la diffuser en Europe et de participer directement au développement de pôles comme à Strasbourg ou Lausanne. Plus généralement, ils accueillent des géographes français tels que Sylvie Rimbert, ce qui amplifie encore le rôle déterminant d’Ottawa.

3. Les différents vecteurs du changement qui intervient à partir des années 1970 par l’éclosion du mouvement théorique et quantitatif. Nous avons en effet montré que des jeunes géographes expriment un malaise par rapport à l’état de leur champ disciplinaire (même si certains estiment avoir eu la chance de recevoir dès les années 1960 des cours innovants, comme à Strasbourg dont le département de géographie a rapidement été rattaché à l’université de sciences dures. Mais le profil de formation souvent hybride, plutôt tourné vers les sciences dures, de ces jeunes géographes, et les événements de Mai-68, ont pu favoriser leur aspiration au changement et par là contribuer à l’émergence de la géographie théorique et quantitative européenne francophone. Leurs attentes sont élevées de sorte que leurs actions peuvent se combiner avec les découvertes parfois inattendues qu’ont faites les acteurs précédents lors de leurs déplacements en Amérique du Nord. L’implantation de ces divers types d’acteurs dessine une certaine structuration spatiale des lieux de la modernisation de la discipline.

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Cette période des années 1960 est donc ressentie et pratiquée différemment selon les témoins, mais la plupart, qu’ils soient innovateurs ou impatients de changement, voient la géographie changer petit à petit de cap. Plus largement, les années 1960 marquèrent donc les débuts d’un contexte extrêmement mobile et changeant dans la géographie européenne francophone du point de vue méthodologique, théorique mais aussi structurel avec l’émergence de lieux d’innovation.

Cependant, aucune action collective organisée ne se met en place au niveau national, et a fortiori européen francophone, et aucun programme comportant un cœur de connaissances susceptible de rentrer en collision avec l’école française de géographie n’apparaît encore, conditions indispensables à l’existence d’un mouvement scientifique (Frickel, Gross, 2005). Ce n’est qu’au début des années 1970 que la création d’une série d’événements collectifs, s’avérant être récurrents, marque alors l’émergence du mouvement théorique et quantitatif en Europe francophone : mises en place de lieux de formation aux méthodes quantitatives (Aix-en- Provence, 1971, Besançon, 1972), de groupes de recherche (groupe Dupont à Avignon et groupe d’action géographique (GAG) à Paris en 1971) ou encore de lieux d’expression des chercheurs tels qu’une revue (l’Espace géographique en 1972). Ces différentes actions sont susceptibles de permettre à un mouvement d’émerger et de se développer dans un champ disciplinaire encore tenu par les représentants de la géographie classique.

 

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Chapitre 3

Une analyse spatio-temporelle d’un mouvement

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