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Strasbourg et Sylvie Rimbert : comment la cartographie peut mener à une « révolution » conceptuelle partagée

Des lieux sporadiques accueillant des figures novatrices et un connecteur transatlantique — Les

1. Quelques lieux marqués par des modernistes isolés

1.5. Strasbourg et Sylvie Rimbert : comment la cartographie peut mener à une « révolution » conceptuelle partagée

L'histoire de la géographie théorique et quantitative européenne francophone et celle de Strasbourg sont liées, et plus spécifiquement liées à une personne, Sylvie Rimbert. Aussi, la connaissance de son parcours permet de mieux comprendre certains aspects du développement du mouvement théorique et quantitatif, bien sûr strasbourgeois, mais aussi global, car ainsi qu'elle le dit elle a vécu les changements profonds de cette période et elle y a contribué :

« J'ai eu cette chance de voir la civilisation technico-scientifique en marche rapide, passer d'un artisanat manuel (le dessin de Mallet et de Bertin), à un début d'industrialisation (apparition du Letraset, des trames adhésives, des calculettes), au traitement des données par statistique descriptive, à leur report automatique par Symap, puis enfin à la réflexion scientifique sur l'espace cartographiable à partir de la possibilité de pratiquer des expérimentations de répartitions, une fois que les ordinateurs permettaient de visualiser rapidement des observations ou des hypothèses. Avec les hypothèses et les théories, on pouvait entrer dans la simulation spatiale. » (Rimbert, entretien, 29/09/2011)

Plusieurs périodes successives ressortent de ce parcours de géographe-cartographe. 1948-1960 : d'une formation classique aux insatisfactions

S. Rimbert reçut tout d’abord une formation classique de cartographie durant l’année 1948-1949 à l’École de cartographie de Paris fondée par Emmanuel de Martonne au milieu des années trente. Trois types d’enseignements lui furent alors proposés : dessin manuel et expression graphique (professeur Mallet), techniques d’impression (professeur Libault) et construction des projections (professeur Grilhot), le tout sans aucun manuel ni bibliographie.

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À partir de 1949, elle travailla pour le Service géographique du Ministère des Affaires Étrangères, à Paris, pour lequel elle entretenait l’atlas des consulats, dans le cadre d’un poste « tout en bas de l’échelle des fonctionnaires, sans grand espoir d’avancement », complétant ses revenus en réalisant des cartes pour le journal Le Monde. Ayant obtenu en 1951 une bourse Fullbright, complétée ultérieurement par le département d'accueil américain, elle partit pour la première fois aux États-Unis au Department of Geography, Clark University (Massachusetts) où elle suivit de 1951 à 1953 des cours de cartographie, essentiellement graphiques, toujours assez traditionnels. Aussi, elle souligne que ce sont non pas des révélations techniques et scientifiques que ce séjour lui apporta, mais une ouverture sur de nouvelles formes de pédagogie, sur des facilités de travail sur le terrain ou en bibliothèque, et sur des contacts humains internationaux qui lui furent précieux par la suite.

Son retour à Paris en 1953 fut, à ses yeux, extrêmement décevant, car dit-elle :

« Je n’y ai rien trouvé, si ce n’est l’aide de Jacques Bertin qui me confia quelques travaux de dessin et qui me présenta à Fernand Braudel qui me fit obtenir une bourse pour préparer le CAPES. » (Rimbert, entretien, 29/09/2011)

En 1955, S. Rimbert est recrutée par Jean Tricart, professeur d’université strasbourgeois, qui cherchait un cartographe pour publier une carte géomorphologique du delta du Sénégal. Nommée Chargée de travaux à Strasbourg, elle cumule le stage pratique de CAPES en lycée, le dessin de la carte du Sénégal et quelques enseignements de cartographie à l’université.

Ce premier temps strasbourgeois est occupé également par une demande du professeur Étienne Juillard en 1956, qui lui confie la préparation technique du premier atlas régional français, l’Atlas de la France de l’Est paru en 1960 à Strasbourg. La confection de cet atlas de 55 planches lui donna l’occasion de former quelques étudiants et de prendre goût à la conduite des divers travaux pratiques de l’Institut de géographie (cartographie, photographies aériennes, géographie régionale, etc.).

Cependant, face à la publication d'un ouvrage qui avait demandé beaucoup de travail, dont les informations (le recensement datait de 1954) étaient périmées à sa parution et les planches très difficiles à comparer visuellement pour en extraire des relations spatiales, S. Rimbert s'est trouvée extrêmement déçue, insatisfaite. C'est cette insatisfaction, explique-t-elle, qui engendra dans la période 1960-68 sa recherche et son ouverture vers ce qui pouvait combler ce manque.

1960-1968 : une période de réflexion et de première transformation

Elle s'orienta ainsi « vers de nouvelles méthodes », à la suite de deux lectures, déterminantes pour elle à ce moment-là : la Metacartography, chapitre 2 du livre de William Bunge Theoretical Geography (1962), qui comprenait la (fameuse) carte92 de Torsten Hägerstrand (1957) centrée sur le village d’Asby. Elle fut aussi fortement intéressée par le professeur strasbourgeois

92 Cette carte en distances logarithmiques figure dans de nombreux manuels de la New geography. Elle a aussi été

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Abraham Moles, « qui s’interrogeait sur les formes d’information contenues dans les images » (Rimbert, entretien, 29/09/2011). Elle considère qu’elle a débuté sa révolution conceptuelle lorsqu’il la consulta sur la préparation d’un article intitulé « Théorie de l’Information et Message cartographique », paru dans la Revue française des sciences et des techniques en 1964 (n° 32, pp. 11-16). Au même moment, un autre élément intervint pour favoriser cette transformation. Elle est invitée à Rome pour participer à un colloque sur Corrado Gini, un statisticien connu pour sa courbe des inégalités. Si elle avoue ne pas avoir su immédiatement « comment aborder ce maniement des données », elle souligne aussi que « les papiers log et semi-log et autres [lui] ont ainsi été révélés, [progressivement] grâce à des lectures (anglaises généralement), au cours d'une conversation avec le responsable de l'Insee à Strasbourg, et à la suite de ce colloque à Rome » (Rimbert, entretien, 29/09/2011) entre 1960 et 1965, soit plus de 10 ans après sa formation de cartographe à Paris.

Alors, dès le début des années 1960, S. Rimbert (1962) publie un premier livre intitulé Cartes et graphiques dont la dernière partie est déjà marquée par des modifications liées à ces échanges et ces contacts : utilisation et explication des papiers fonctionnels (y compris probabilistes) et de paramètres de base en statistiques descriptives (médiane, moyenne, etc.). Mais cela ne suffisait pas.

1968-71 : vers une véritable « révolution conceptuelle » et la formation d'un mini-groupe

Sa véritable révolution conceptuelle a eu lieu entre 1968 et 1970, à la suite de missions de durée variable qu’elle a effectuées à l'université d'Ottawa, à l’invitation du professeur Hughes Morrissette, directeur du département de géographie :

« Cette révolution a consisté à passer de l'expression graphique de données brutes, à l'expression graphique de traitements statistiques uni et multidimensionnels des données, à l'aide d'ordinateurs. » (Rimbert, entretien, 29/09/2011)

Elle y fit trois découvertes majeures qui l'entraînèrent dans la voie de la géographie théorique et quantitative. La première, technique, est liée à l'informatique : ses étudiants canadiens lui firent en effet « découvrir l’ordinateur qu’ils utilisaient pour leurs travaux pratiques » (ibid.), et elle suivit avec eux un cours de Fortran. La numérisation pour le traitement informatique répondait en grande partie à ses insatisfactions d’artisan cartographe93 mais elle

concède néanmoins que « les ordinateurs de l’époque étaient des monstres à qui il fallait fournir les données sur cartes perforées et qui crachaient des sorties sur imprimantes ligne à ligne, peu élégantes » (ibid.), et précise également que « les logiciels disponibles étaient rares : il fallait soi- même les écrire en Fortran »94 (ibid.). La seconde nouveauté est méthodologique et concerne

l'apport des statistiques pour le traitement des données uni et multivariées, évitant ainsi les juxtapositions et superpositions d'informations diverses. Enfin, la troisième découverte est celle

93 Elle souligne tout de même qu’elle fut également nourrie par des spécialistes en dehors du champ géographique

tels que Abraham Moles, psychologue, qui a travaillé sur la perception d'images. Elle déclare que la formation d'ingénieur de Moles l'a aidée à « passer de préoccupations graphiques à l’appréhension de la Théorie de l'Information » (Rimbert, 29/09/2011).

94 Elle relève cependant qu’en cartographie le Laboratory for Computer Graphics and Spatial Analysis avait commercialisé

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de la littérature théorique où Peter Haggett (1965), Leslie King (1969), ou encore Peter Gould (1969), parmi d'autres, lui « ont ouvert bien des horizons », complétant ainsi les directions que lui avaient offertes ses lectures de William Bunge (1962) et Torsten Hägerstrand (1967).

Pour sa part, Sylvie Rimbert offrait à ses étudiants canadiens son apport original en cartographie, en particulier « des réflexions sur la perception des cartes (les 3 messages documentaire-conceptuel-affectif) dont [elle avait] discuté avec A. Moles à l’occasion de la parution de son livre L’Affiche dans la société urbaine en 1969 » (Rimbert, entretien, 29/09/2011) et qui apparaissent déjà partiellement dans son ouvrage Leçons de cartographie thématique, paru chez SEDES en 1968.

Initiatrice, S. Rimbert se pose ici en modernisatrice de la discipline, à l’image de R. Brunet ou P. Claval. Ainsi, dans cette période (1969-70), forte de son expérience à Ottawa et de ses lectures, elle propose, avec Étienne Dalmasso, alors professeur à l’université de Strasbourg, de réunir quelques géographes susceptibles de s'intéresser à la géographie théorique et quantitative dans le cadre de la mise en place par Étienne Juillard d'une équipe CNRS (ERA 214). Dans un premier temps, un groupe de lecture se forma avec eux et deux autres géographes (Colette Cauvin et Monique Schaub) qui, séparément, de par leur formation et leurs travaux, étaient prêts à étudier et accepter de nouvelles directions en géographie ; le but était de prendre connaissance de textes parus dans des ouvrages de géographie théorique et quantitative, sur la théorie des jeux par exemple (Cauvin, entretien, 29/09/2011). Cette équipe découvre également à cette époque-là les travaux de Waldo Tobler :

« En 1971-1972, nous avons connu à Strasbourg les textes de Waldo Tobler qui a soutenu sa thèse à l’Université de Seattle, un an après William Bunge qu’il cite d’ailleurs dans sa thèse ; pour être quantitativiste il est quantitativiste, on peut difficilement faire mieux. Il a même eu des prix de la part des mathématiciens. Il nous a marqués dès cette époque. » (Cauvin, entretien, 29/09/2011)

Détachée au CNRS, en 1970, à la demande d’Étienne Juillard, S. Rimbert alla consulter à Cambridge « l’un des pères de la géographie théorique et quantitative », Richard J. Chorley (Rimbert, entretien, 29/09/2011). Souhaitant développer l’enseignement de ce mouvement à Strasbourg, elle lui demanda quel était son programme d’enseignement et comment il avait été accepté. Il lui répondit : « In this country, revolution is impossible », et la suite de sa phrase sous- entendait : « faites ce qui vous intéresse et oubliez les autres ». Elle suivit ce conseil et participa activement à la formation du groupe précité ; elle poussa avec ses collègues à la venue de Michel Pruvot, enseignant français, chargé de cours à Sherbrooke, au Québec, de 1967 à 1970, afin de renforcer les connaissances du groupe et d'enseigner les statistiques aux étudiants de géographie. Cet embryon de groupe orienté vers la géographie quantitative s'est consolidé progressivement, présentant en septembre 1971 à l'Association de géographes français la première communication portant sur l'utilisation de l'analyse en composantes principales en géographe, et l’appliquant à la région milanaise, que É. Dalmasso avait traitée dans sa thèse soutenue en 1970 (Bulletin de l’Association des géographes français, 1971, n° 393-394, pp. 377-392).

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Désormais, S. Rimbert, détachée comme chercheur, put approfondir ses domaines de prédilection et transmit ses connaissances en enseignant dans différents lieux pour des temps limités (en général des périodes inférieures à 15 jours) : La Réunion en 1972, Fribourg (Suisse) pendant de nombreuses années à partir de 1973, etc. À Strasbourg même, les cours étaient assurés en statistiques par M. Pruvot et en analyse spatiale par C. Cauvin, le groupe continuant à compléter et enrichir ses connaissances. Des individualités s'étaient ainsi rejointes autour de la géographie théorique et quantitative formant une réelle équipe, mais la dimension théorique ne fut vraiment intégrée que lors de l'arrivée à Strasbourg d'Henri Reymond en 1973.

Parallèlement à cet itinéraire individuel et à la formation de cette équipe, à Strasbourg, dès 1965, Jean Gallais, professeur, spécialiste en géographie tropicale, joue un rôle de facilitateur. Entre 1965 et 1968, il s’interroge sur les découpages en classes pour des cartes de densité sur le delta du Mékong ou sur l’état de l’Andhra (Inde) et demande à une cartographe qui travaille avec lui de chercher des solutions autres que les seuils observés. Par la suite (1972-73), nommé à Rouen, il poursuit sa volonté d’ouverture aux nouvelles méthodes en invitant C. Cauvin (maître de conférences à Strasbourg) à présenter au département de géographie de son université le premier programme de cartographie assistée par ordinateur : le SYMAP.

1.6. Un pôle d’innovation grenoblois « invisible » : autour du

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