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Des lieux sporadiques accueillant des figures novatrices et un connecteur transatlantique — Les

1. Quelques lieux marqués par des modernistes isolés

1.1. Hasards de rencontres et passeurs improbables

Certains professeurs ayant une approche classique de la discipline ont pu sensibiliser de jeunes géographes en quête de nouveauté à l’existence de méthodes qui étaient hétérodoxes pour la géographie française. Mais ils ont pu jouer un tel rôle dans des circonstances fortuites, hors de leur université. Ainsi, Georges Chabot (1890-1975), directeur de l’Institut de géographie de Paris de 1945 à 1960, spécialiste de géographie urbaine et des pays scandinaves, a été très important en termes d’incitation pour Yves Guermond, originaire de Rouen :

« Je l’ai rencontré en 1969 (ou 1970) lors d’une excursion organisée par Jacqueline Bonnamour (dans le cadre de la Commission de géographie rurale du Comité national français de géographie) dans le Morvan. Georges Chabot savait que je commençais une thèse, qui à cette époque devait porter sur la diffusion du progrès agricole dans la France de l'Ouest (et qui est devenue au fil des ans « Le système de différenciation spatiale en agriculture »). À propos du progrès agricole, il m'a parlé de la thèse d'Hägerstrand et m'a communiqué un fascicule des Lund Studies in Geography, qui comportait un résumé en anglais d'un article de Hägerstrand. Cela m'a évidemment incité à lire son ouvrage

Innovation diffusion as a spatial process, qui venait de paraître en anglais (1967) aux presses de

l'université de Chicago. Je me suis ainsi trouvé amené à lire Locational Analysis de Peter Haggett au cours des années 1970-1971 (avant la traduction Pinchemel de 1973). Ma première publication dans cette perspective est une utilisation de l'analyse factorielle en 1972, dans les Cahiers Géographiques de Rouen sur une étude des exploitations agricoles. J'ai soutenu ma thèse en janvier 1978. C'est évidemment cette nouvelle façon de voir la géographie qui m'a impressionné et m'a conduit à réorienter ma thèse dès cette époque. » (Guermond, entretien, 18/01/2012)

Effectivement, G. Chabot pourrait avoir eu un rôle de passeur entre des acteurs-clés ou des lieux-clés où s’est élaborée la new geography (notamment à Lund en Suède), et la géographie française. Comme nous le rappelle Y. Guermond (entretien, 18/01/2012), il devint « docteur honoris causa de l'université de Lund, ce qui fut l’occasion pour lui de rencontrer Torsten Hägerstrand ». Rendant compte régulièrement de la bibliographie géographique suédoise, G. Chabot a pu, entre autres, signaler l’intérêt des études de migration effectuées à l’université de Lund au début des années cinquante. Ainsi, il souligne en 1957 dans l’Information géographique la richesse de l’information statistique suédoise et la qualité des réalisations cartographiques de T. Hägerstrand :

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« Il faut attirer l’attention sur la communication de Torsten Hägerstrand, appuyée sur l’étude de 13 communes de la Suède méridionale et centrale. Elle est illustrée de cartes établies suivant le système adopté par Bertin dans Paris et l’agglomération parisienne. Les distances sont figurées proportionnellement au logarithme des distances réelles. Le système présente des avantages pour une représentation globale ; il a cependant été l’objet en France même de critiques très vives de la part des géographes. La communication est d’un intérêt capital pour les modes d’expression mathématique et de représentation graphique des migrations. » (Chabot, 1957, p. 223)

En 1960, il est le seul géographe français à participer au symposium de géographie

urbaine de Lund, qui s’est tenu en présence de Walter Christaller, sous la présidence de T. Hägerstrand et avec la participation d’une délégation massive des new geographers américains

(Garrison, Berry, Morrill, Mayer, Dacey…), lors du congrès international de géographie de l’Union géographique internationale (UGI). La question de la centralité y fut dominante et la discussion théorique et méthodologique fut animée par les géographes américains, faisant de cet événement l’une de leurs manifestations collectives majeures et l’un des actes fondateurs de la géographie urbaine théorique et quantitative. G. Chabot en publie un long compte-rendu dans les Annales de géographie (1961, n°381, pp. 534-537). Il reprend les principes de construction de la hiérarchie des villes exposés par W. Christaller lui-même, et liste les diverses formulations mathématiques ou les alternatives géométriques aux hexagones de la « théorie de la centralité » christallerienne qui ont été présentées dans les communications ; mais c’est pour manifester finalement une certaine réserve à l’égard de la posture scientifique sous-jacente :

« Le Symposium avait la bonne fortune de compter parmi ses participants Walter Christaller qui avait, il y a une trentaine d'années, lancé la formule et la théorie de la centralité ; la théorie a été souvent reprise depuis lors et, peu répandue en France, a fait l'objet de nombreuses applications à l'étranger ; ce fut une des révélations du Symposium d'en montrer l'évolution et l'amplification ; et un certain nombre d'auteurs ont dépassé, voire exagéré, le schématisme qui avait pu être reproché parfois à Walter Christaller. […] Il semble, de façon générale, que les auteurs aient fait un effort rigoureux pour arracher la géographie urbaine à des méthodes trop empiriques et pour définir des procédés d’approche qui soient universellement valables. Après l’ère des monographies juxtaposées, la géographie urbaine est devenue une science ; si elle devenait trop systématique, elle cesserait d’ailleurs d’être une science géographique, comme le firent remarquer très judicieusement Chauncy D. Harris (Chicago) et Robert Dickinson (Leeds). » (Chabot, 1961, p. 536)

G. Chabot présenta lui-même la carte des zones d’influence des villes françaises, fruit d’une collaboration entre les divers instituts de géographie, qui reposait sur des principes fonctionnels proches de ceux de Christaller, mais qui était dressée dans une perspective empirique et réaliste, et non pas modélisatrice ; aussi lors de la discussion générale de la théorie des lieux centraux, présidée par Ullman, en a-t-il fait la critique, mais sur un mode modéré, déclarant qu’il « estimait que beaucoup des élèves de Christaller avaient appliqué la théorie de manière trop théorique et qu’il était nécessaire de prendre des précautions avant d’appliquer la théorie des lieux centraux59 » (Norborg, 1962, p. 158). Dans les deux cas, qu’il s’agisse de modéliser des champs migratoires ou de théoriser la ville, il ne peut adhérer complètement à une pratique étrangère à la tradition épistémologique de la géographie française. Son rôle de passeur

59 Traduction de l’anglais : “Chabot thought that many Christaller’s pupils had applied the theory too theoretically

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est dès lors indirect, la réception du texte hétérodoxe qu’il fait découvrir dépendant de l’aspiration du jeune chercheur, tel Y. Guermond, à une approche théorique.

Comme Chabot, un certain nombre des professeurs qui occupent des positions d’autorité dans la géographie française de la fin des années 1950 et du début des années 1960 sont au courant de ce qui se fait dans d’autres disciplines ou à l’étranger. Ils sentent que c’est important (mais sans bien comprendre pourquoi). Ils en parlent. Les interviewés, à l’image de P. Claval, se demandent « ce qui a manqué à ces collègues pour s’ouvrir vraiment à ces pistes nouvelles » (Claval, entretien, 20/06/2012). Selon lui, G. Chabot avait du mal à intégrer que :

« la géographie puisse traiter surtout de régularités : la théorie des lieux centraux l’intéresse, mais l’image qu’elle propose des réseaux urbains lui paraît utile, mais trop schématique. Il ne voit pas qu’elle implique une innovation fondamentale : une nouvelle conception de l’espace comme siège d’interactions sociales, comme support de relations horizontales et comme champ de forces » (Claval, entretien, 20/06/2012).

1.2. Paris : une petite concentration d’enseignants et de

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