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La vitesse de diffusion d'un mouvement scientifique

Encadré 1.2 Histoire d’un label

2. La Géographie théorique et quantitative en France et dans l’Europe francophone : état des connaissances

2.2. Une dynamique temporelle au centre des controverses

2.2.1. Consensus sur une émergence au début des années

Avant de débuter notre analyse du mouvement théorique et quantitatif, nous devons mener une réflexion sur sa date d’apparition car établir une périodisation est une opération complexe comme l’a montré O. Orain (2009). L’auteur s’est en effet intéressé avant nous à la littérature réflexive sur l’histoire de la géographie contemporaine et a montré qu’il n’y avait pas d’accord quant au moment (années 1950, 1960 ou 1970) où l’école de géographie française a été remise en cause par l’émergence de nouveaux mouvements scientifiques dont la géographie théorique et quantitative fait partie :

« P. Claval (1972, 1998, 2003) ou R. Marconis (1996) auraient tendance à suggérer une coupure relativement ancienne, remontant aux années 1950-1960, période à laquelle une « remise en cause d'ensemble » (P. Claval) d'origine anglo-saxonne ou des tentatives de renouvellement fort variées auraient servi de préliminaires au « grand débat » (R. Marconis) des [p. 15] années 1970. S'agissant de cette décennie soixante-dix, il n'y a guère plus de consensus : certains en signifient l'importance (Marconis, 1996 ; Lévy, 1997 ; Reynaud, 1997), d'autres gomment autant que faire se peut le caractère décisif de la période (P. Claval, J.-F. Staszack, 2003) ou tendent à regretter les « événements » qui se sont alors déroulés (N. Broc, 1997). Il y va sans doute de la persistance d'un contentieux complexe, à fronts multiples, politiques et épistémologiques, dont « l'analyse » est un exercice périlleux et nécessairement subjectif s'il est tenté par un géographe qui en a été un spectateur souvent engagé » (Marconis, 1996, p. 171). » (Orain, 2009, pp. 14-15)

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Cependant, à la lecture des différents travaux d’historiens de la discipline, le début des années 1970 se révèle être la base la plus fiable pour débuter notre analyse du mouvement théorique et quantitatif. Certes certains auteurs identifient ce que nous nommerons des prémices au mouvement théorique et quantitatif aux années 1960 (par exemple : Reynaud, 1997). À la fin des années 2000, D. Pumain identifie également cette décennie comme le moment de « renversement dans le consensus autour du projet explicatif de la géographie » (Pumain, 2009, p. 168). Pour l'auteure, les géographes essaient de « rechercher les principales causes de la différenciation des régions non plus dans des interactions avec un « milieu naturel » local mais dans les formes et les processus de « l’organisation de l’espace par les sociétés humaines ». Ce serait donc durant ces années 1960 qu'on serait passé d'une causalité principalement « verticale » à une causalité surtout « horizontale » pour expliquer les différences observées à la surface de la terre. Par contre, aucun auteur n'écrit que le mouvement aurait émergé avant la fin des années 1960. Par exemple, P. Claval affirme que « la géographie reste peu affectée par le nouveau climat épistémologique qui affecte les sciences sociales au cours des années 1960 » (Claval, 1998, p. 308). Enfin, R. Marconis (2000 [1996]) adopte une approche qui ne met pas en évidence la géographie théorique et quantitative parmi les renouvellements. Il expose une certaine continuité à partir des années 1960, avant que n’apparaisse cette géographie, en montrant toutefois que des transformations s’opèrent dans tous les champs de la géographie sans s’arrêter sur un moment précis.

Qu’ils soient participants ou opposants du mouvement, la plupart des auteurs estiment que la géographie théorique et quantitative (et plus globalement la Nouvelle Géographie) serait apparue en France au début des années 197026. Mais le manque de distinction entre géographie théorique et quantitative française d’une part, et anglo-américaine d’autre part, rend difficile cette datation. Ne pas distinguer les deux revient pour certains opposants à mieux remettre en cause sa légitimité en Europe en affirmant que le mouvement américain aurait été très rapidement critiqué (voire dépassé). Néanmoins, lorsqu'ils distinguent les deux mouvements, ils soulignent une supposée filiation en pointant du doigt le retard de l' « Europe continentale » qui serait d'une « dizaine d'années » comme l'indique, au début des années 2000, P. Claval (2001) dans son manuel d'Épistémologie de la géographie.

Dans l’introduction de son Histoire de la pensée géographique, J.-F. Deneux affirme clairement que cette « nouvelle géographie » a émergé au « début des années 1970 » :

« Ce n’est donc pas avant le début des années 1970 que se dessinent, en France, les traits d’une « nouvelle géographie » affirmant l’appartenance de la discipline aux sciences sociales et notamment marquée par la recherche de lois et de la mise en œuvre de techniques quantitatives (chapitre 5). Aux effets des influences anglaises et américaines s’ajoutèrent plusieurs approches novatrices (P. Gourou, A. Frémont). » (Deneux, 2006, p. 7)

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Plus précisément, de nombreux partisans de la géographie théorique et quantitative voient le véritable départ du mouvement dans la mise en place de plusieurs lieux et événements scientifiques en 1972 qui lui sont au moins en partie consacrés27. Cette année-là a valeur de

symbole pour les auteurs. R. Brunet (1972), directeur de la nouvelle revue l'Espace géographique et promoteur du renouvellement du champ au-delà de la seule géographie théorique et quantitative, écrit dans le premier numéro de la revue que ce « mouvement fort mal dénommé [« new geography »], puissant à l’étranger, commence [en 1972] à pénétrer en France » (Brunet, 1972, p. 76). Quatre ans plus tard, dans son « Rapport sur la « New Geography » en France », il préfère donner une fourchette plus large en indiquant que « ce domaine de la géographie française a décollé entre 1970 et 1974 » tout en précisant que le « renouvellement » de la géographie française déborde la « new geography » (Brunet, 1976, p. 40) ; l’auteur indique que sous le terme de « New geography », le lecteur doit comprendre « l’effort vers une géographie plus scientifique, intégrant les apports de la logique aussi bien que des procédures rigoureuses de traitement statistique, ce qui regroupe à peu près la géographie théorique et la géographie quantitative » (Brunet, 1976, p. 40). À la même époque, dans un article publié dans le deuxième numéro des Brouillons Dupont, issu d’un « Rapport présenté à la rencontre de Barcelone du 11 novembre 1977 », intitulé « Dans le renouvellement de la géographie française : le groupe Dupont », Michel Vigouroux (1978) date le « déclic » à 1970 et sa traduction en termes de mouvement collectif à 1971 :

« Le déclic, c’est l’exposé de B. Marchand (alors à l’Université de l’État de Pennsylvanie) lors des Journées géographiques d’Aix-en-Provence en 1970. Quelques personnes décident peu après de provoquer une réunion de travail qui se tient à Avignon en juin 1971 : 15 géographes du Sud-Est, réunis en présence d’Allen J. Scott, engagent un travail en commun. » (Vigouroux, 1978, p. 5)

À la fin des années 1990, P. Claval (1998) suit également cette datation en affirmant qu'il « faut attendre la fin des années 1960, pour que le recours aux méthodes quantitatives [...] devienne courant ». Quatre ans plus tard, dans un article de recherche sur « Le rôle des mathématiques dans une « révolution » théorique et quantitative : la géographie française depuis les années 1970 », D. Pumain et M.-C. Robic (2002), toutes les deux pionnières de nouvelle géographie28, situent cet emploi des mathématiques (composante essentielle du mouvement) au début des années 197029 (comme le titre de l’article le suggère d’ailleurs) :

« On situera le moment de cette ouverture de la géographie française aux mathématiques, au début des années soixante-dix, en rappelant quelques actions qui ont traduit ce changement, en termes de formation et de publications, et en mentionnant au passage quelques-uns des acteurs du mouvement. » (Pumain, Robic, 2002, p. 124)

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Création de l'Espace géographique, fondation du groupe Dupont, premier colloque de Besançon consacré aux rencontres entre géographie et mathématiques.

28 M.-C. Robic a été impliquée dans les tout débuts du mouvement comme je le préciserai plus loin.

29 La « géographie théorique et quantitative » est très liée à l'emploi des mathématiques et pourtant le seul article de

recherche consacré intégralement au « rôle des mathématiques dans une « révolution » théorique et quantitative » est paru en 2002 dans la Revue d'histoire des Sciences humaines. Il a toutefois été précédé de plusieurs articles publiés dans la littérature grise.

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À la lumière de ces différentes lectures, nous faisons l’hypothèse que le mouvement émerge au début des années 1970, mais nous analyserons néanmoins la période précédente pour comprendre comment cette émergence a pu intervenir en caractérisant ses prémices. Concernant l’émergence à proprement parler, les auteurs se sont beaucoup intéressés à en connaître le pourquoi et le comment, en exposant des éléments nombreux et partiellement convergents.

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