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Cette monographie se divise en trois parties qui présentent et analysent différentes facettes liées aux expériences que les jeunes adultes érythréens font des incertitudes relatives aux institutions et aux mesures étatiques. La première partie présente le militarisme et la militarisation en Érythrée ainsi que les opinions de mes interlocuteurs au service national vis-à-vis de leur situation et du pouvoir étatique. La deuxième partie analyse plusieurs dispositifs de surveillance et de contrôle bureaucratiques au travers des expériences quʼen font les ạgälglot. Elle présente également les stratégies quʼils mettent en place pour limiter les risques quʼils encourent. La troisième et dernière partie de ce travail aborde quelques conséquences sociales et affectives produites non seulement par les modalités despotique de gouvernance mais également par des citoyens qui se trouvent en marge des institutions étatiques. Cette extension « grise » des fonctions de surveillance et de répression étatique ainsi que les différents effets de renforcement du pouvoir réel et perçu de lʼÉtat aboutissent sur une conclusion qui revisite le concept de totalitarisme.

Les chapitres de ce travail sont thématiques. Souvent, ils sʼorganisent autour dʼévènements ou de mesures que jʼai regroupés en fonction des objectifs analytiques de chaque chapitre. Ils présentent et offrent une interprétation anthropologique sur les expériences et les représentations des ạgälglot avant tout. Dans une certaine mesure, chaque chapitre aborde dʼune manière particulière les trois dimensions générales de ma problématique : les facettes de lʼincertitude vécue par les assignés ; leurs manières dʼy faire face, de résister et de trouver des stratégies pour limiter les risques quʼils perçoivent ;

et enfin, les logiques sociales, cognitives et émotionnelles qui contribuent à la construction concrète et imaginaire du pouvoir étatique.

Le quatrième chapitre, qui inaugure la première partie de ce travail, aborde le contexte idéologique et nationaliste développé par lʼélite politique actuelle. Le matériel ethnographique que je présente est tiré de divers documents publiés par lʼEPLF dʼabord, et par le PFDJ ensuite. Il sʼagit également de discours officiels et dʼarticles de journaux que jʼai collecté en Érythrée puis sur internet. La présentation dʼextraits a pour but de rendre compte des principaux attributs dʼun nationalisme érythréen officiel quʼil est facile de classer dans la grande famille des idéologies nationales marxistes et militaristes. Je présente la version officielle de lʼhistoire nationale érythréenne, lʼemphase rhétorique que lʼEPLF-PFDJ réserve au concept de lutte, la centralité de son rôle historique et la rationalité qui détermine lʼarticulation dʼune culture nationale unifiée à la question des identités ethniques reconnues par le gouvernement. Lʼobjectif principal de ce chapitre est de démontrer lʼimportance de la figure du soldat dans le programme politique de lʼEPLF- PFDJ. Cette figure est en effet cruciale pour comprendre la manière dont lʼélite politique du pays a conçu la transition sociale et politique de son mouvement depuis quʼelle est au pouvoir et a investi les institutions étatiques dʼun pays devenu indépendant. Le champ militaire occupe un rôle primordial dans la construction nationale et les processus de construction étatique. Ce programme à la fois idéologique et très concret a trouvé sa mise en œuvre dans lʼorganisation du service national. Ce chapitre dresse ainsi le portrait des valeurs et des principes idéologiques qui sont à lʼorigine et qui justifient la mobilisation nationale qui se trouve au centre de mon travail.

Le cinquième chapitre a pour but de présenter le militarisme érythréen dans sa forme concrète et institutionnelle : le service national. Malgré le manque de chiffres et de statistiques précises, je définis lʼenvergure de cette mobilisation nationale qui est à la fois militaire et civile. Les femmes autant que les hommes effectuent un entrainement militaire avant dʼêtre assignés à une unité et à une fonction civile. Ce chapitre présente lʼassignation au service civil et dresse les contraintes économiques quotidiennes quʼelle imposent aux conscrits. Depuis 2002, aucun programme de démobilisation nʼa été mis en place. Des démobilisations ont lieu au cas par cas mais la plupart du temps les anciens conscrits sont obligés de poursuivre leurs activités déterminées par leur assignations et la hiérarchie étatique. De cette manière, les jeunes adultes restent mobilisés au sein des institutions étatiques civiles et militaires ou au sein des nombreux bureaux et entreprises du Parti qui constituent un tissu institutionnel para-étatique. Je présente enfin les contraintes légales auxquelles les conscrits sont soumis. En rendre compte permet de définir le statut de citoyenneté limité qui sʼapplique à ceux qui nʼont pas encore accompli leur devoir national. Au terme de ce chapitre, je reviens sur la forme idéologique et

concrète du nationalisme érythréen. Je souligne lʼexistence à plusieurs niveaux dʼune logique dʼinclusion voulue et mis en œuvre par lʼEPLF-PFDJ depuis lʼindépendance.

Le sixième chapitre qui clôt la première partie de mon travail a été conçu comme un contre-point aux deux chapitres qui le précéde. Il donne la parole aux Érythréens assignés au service national, afin de souligner quʼils se distancient des discours idéologiques et regardent les politiques du gouvernement dʼun œil plutôt critique. Le matériel ethnographique présenté dans ce chapitre est essentiellement issu de discours et de blagues politiques. Leur ennui traduit la manière dont ils considèrent la place qui leur est impartie dans les structures étatiques. Je présente également quelques unes de leurs pratiques dissidentes sur leur lieu de travail. Lʼobjectif principal de ce chapitre consiste à présenter et à analyser différentes manières que les conscrits ont de se représenter le champ politique et le pouvoir étatique dans lequel ils se trouvent. A ce titre, jʼavance que, contrairement au discours nationaliste officiel, les assignés ne se considèrent pas comme les héritiers des anciens combattants. Toutefois, leurs catégorisations parfois très tranchées sont par ailleurs nuancées et indiquent ainsi que les fractures sociales apparentes dans les discours ne le sont pas forcément dans les pratiques interactionnelles. Malheureusement, les matériaux ethnographiques relatifs à ces interactions sont trop limités pour élaborer une analyse précise à ce sujet. Ces représentations dissidentes offrent aux ạgälglot de se démarquer des structures du pouvoir. Il est utile de remarquer que ces représentations participent à mettre en scène et jouer la réalisation de leur subordination en tant quʼassignés au service national. De manière plus générale, mon analyse tend à mettre en lumière les deux faces politiques de leurs discours. Dʼune part, ils sont des espaces de résistance au régime et à son idéologie, mais dʼautre part, ils contribuent à essentialiser et à accentuer certains aspects du pouvoir étatique.

Le septième chapitre inaugure la deuxième partie de mon travail consacrée aux expériences que les ạgälglot font de différentes procédures policières et bureaucratiques. Ce chapitre présente plusieurs facettes de la surveillance spatiale des conscrits. Checkpoints, patrouilles mobiles et contrôles sporadiques structurent ce dispositif de surveillance qui oblige les individus au service national à être en possession dʼun laissez- passer attestant de leur assignation effective. Or, une multitude de dysfonctionnements, à la fois situés du côté du contrôle que de celui de lʼémission de ces permis, rend la vie au service risquée ; pour de nombreuses raisons, les assignés peuvent être pris dans les rafles ou être incarcérés par erreur. Ces laissez-passer sont donc au centre des préoccupations quotidiennes des ạgälglot. Lʼobjectif de ce chapitre est de présenter un exemple de dispositif étatique qui produit des incertitudes et un sentiment dʼinsécurité chez les assignés. Mon analyse avance que le dispositif de surveillance, au lieu de

produire des connaissances sur les conscrits et dʼopérer un contrôle direct, produit de lʼignorance, de la méfiance et induit des formes indirectes de contrôle relatives aux risques perçus et anticipés par les conscrits.

Le huitième chapitre poursuit le développement introduit dans le chapitre précédent au sujet dʼincertitudes et de craintes produites par les dispositifs de contrôle et de répression. Je présente les réactions et les stratégies de mes interlocuteurs face à plusieurs mesures de ce type. Jʼanalyse la manière dont ils élaborent au fur et à mesure les règles, les raisons et les objectifs de ces mesures en lʼabsence marquée dʼinformations officielles. Autrement dit, ce chapitre présente la mise en place et la transformation de processus étatiques à partir de la perspective que les expériences et les réflexions de mes interlocuteurs leur offre pour saisir ces mesures. Au travers de leurs expériences, il est alors possible de souligner les éléments et les phénomènes qui constituent pour eux le pouvoir de lʼÉtat et la manière dont sa souveraineté est mise en scène. Ce chapitre poursuit donc lʼanalyse relative à lʼimaginaire politique des conscrits. A partir de cette analyse, je propose de considérer le vécu des formes de gouvernance qui concernent les individus assignés au service comme lʼexpérience dʼun état de siège dans lequel lʼarbitraire, lʼimprévisible et lʼinintelligible peut à tout moment remplacer la règle et la routine.

Dans le neuvième chapitre, jʼentreprends lʼanalyse de différents phénomènes de dissimulations en lien avec lʼadministration étatique. Je reprends et développe également mon interprétation relative aux stratégies de décryptage des mesures étatiques. A ce titre, jʼaborde les rumeurs qui structurent le quotidien des assignés et de leurs familles. Elles permettent dans une large mesure de combler lʼabsence dʼinformations officielles. Les unes fournissent un éclairage sur le présent, tandis que les autres établissent des prévisions à court terme. Lʼobjectif de ce chapitre consiste à démontrer que les incertitudes, les craintes et les méfiances des assignés sont induits autant par des pratiques de dissimulations et de désinformations que par la diffusion dʼinformations officieuses. Jʼavance que la construction des incertitudes ne dépend donc pas uniquement de pratiques institutionnelles mais également des représentations et des pratiques des ạgälglot. En effet, dʼune part, les stratégies de protection mises en œuvre par mes interlocuteurs au service renforcent en partie les incertitudes produites par des pratiques institutionnelles et induisent des sentiments de méfiance parmi la population. Dʼautre part, les rumeurs, qui procèdent dʼune logique inverse à la dissimulation, contribuent pourtant aussi à diffuser des craintes ou à semer la confusion. En rapport également avec une économie de la connaissance, je présente sous forme de contrepoints quelques cas dʼindifférence bureaucratique qui permettent aux individus en âge de servir de bénéficier dʼune certaine marge de manœuvre grâce à lʼinterruption ou à la dissimulation dʼune

information à leur égard.

Le dixième chapitre a pour objectif de poursuivre lʼanalyse des vécus de différents processus bureaucratiques afin dʼen dégager les logiques pratiques et représentationnelles qui sont mises en œuvre par mes interlocuteurs. Je propose également une lecture de certains processus bureaucratiques afin dʼen dégager des logiques de fonctionnement indépendamment des pratiques et des représentations des ạgälglot.Mon analyse distingue des logiques personnelles et des logiques institutionnelles qui sont en jeu dans les itinéraires bureaucratiques. Face à lʼindétermination des procédures, à leurs imprévus et à leurs apories, mes interlocuteurs empruntent souvent plusieurs itinéraires afin dʼobtenir un service. Toutefois, lʼincertitude des procédures ne touche pas seulement les usagers, les bureaucrates sont également affectés par des indéterminations liées à des questions dʼautorité et de répartition des responsabilités. Les procédures et leurs aléas dépendent ainsi en partie de la façon dont les bureaucrates se forgent une protection vis-à-vis de leur hiérarchie et renégocient avec leurs collègues les procédures à suivre à la suite dʼun changement institutionnel. Je présente comment ces logiques dʼindétermination des procédures sont vécues au travers dʼune procédure de réassignation de lʼun de mes interlocuteurs en service. Au terme de ce chapitre qui clôt la deuxième partie de mon travail, je propose de considérer lʼexistence dʼune gouvernance despotique renforcée par des logiques et des représentations propres aux ạgälglot. En ce sens, je parle dʼune forme de despotisme « étendu » que je présente au travers de quelques phénomènes dans la troisième et dernière partie de ce travail.

Le onzième chapitre se consacre à deux grands phénomènes qui structurent le sentiment dʼinsécurité qu'éprouvent les ạgälglot : leur condition de déportabilité et la croyance en lʼexistence diffuse dʼun réseau de surveillance. Le premier a trait à la potentialité dʼêtre réassigné. Cette éventualité peut impliquer un déplacement sur le territoire, une mobilisation armée et une transformation des relations sociales que lʼassigné entretient ainsi quʼun éloignement du réseau dʼentraide quʼil a pu établir. Le second phénomène a trait à lʼexistence réelle et perçue dʼinformateurs à la solde des administrations locales ou des forces de lʼordre. Lʼobjectif de ce chapitre est double : il sʼagit de rendre compte, dʼune part, dʼun programme politique de déstabilisation mais surtout, dʼautre part, de poursuivre lʼanalyse des effets sociaux que produisent des logiques dʼanticipation et de suspicion induites par ce programme. Par la crainte et la méfiance autant que par le déplacement et les mutations effectives, ce programme contribue à desserrer toutes sortes de liens sociaux. Mais les deux phénomènes présentés dans ce chapitre construisent avant tout des doutes et des risques irréductibles et ce, quand bien même les acteurs cherchent à tout prix à trouver une explication, à prévoir ou encore à éviter des évènements. La diffusion dʼun soupçon sur un individu relève certes dʼune logique de protection solidaire et

peut permettre aux acteurs dʼélaborer une explication causale rationnelle à un évènement imprévisible mais jʼavance également que la diffusion de ces représentations participe activement et de plusieurs manière à la fragmentation des relations sociales. Cette participation sociale que jʼai au début défini comme relevant dʼun programme politique articulé sur des mesures et des institutions étatiques me conduit à discuter de la pertinence du concept de culture de la peur que plusieurs anthropologues ont mis en avant.

Le douzième et dernier chapitre de ce travail se dresse sur un constat évoqué notamment au chapitre précédent : lʼexistence de diverses formes de complicité et de collaboration populaire aux dispositifs étatiques de surveillance et de répression implique de considérer un changement de perspective important. Certains de ces dispositifs peuvent être en effet mobilisés par des citoyens en fonction de leurs propres intérêts. Autrement dit, les mesures prédatrices et les dispositifs de contrôle étatique peuvent être également une ressource mobilisable. Cʼest en ce sens que je me suis intéressé au phénomène de la délation que je présente et analyse dans ce chapitre. Dès lors, il faut considérer que les processus de déstabilisation et de fragmentation générale des relations sociales dépassent les objectifs et les moyens des seules institutions étatiques même si ils reposent largement sur elles. Jʼavance que la délation entretient un certain rapport avec les accusations de sorcellerie et que, dans cette perspective, quand bien même la pratique de dénonciation existe, il faut reconnaitre que lʼacte dʼaccuser un individu dʼavoir dénoncé un autre est également, à plusieurs égards, une forme de participation dérivée aux processus de fragmentation sociale.

Enfin, la conclusion sʼarticule autour dʼune présentation synthétique des analyses et des interprétations proposées dans ce travail. Je reviens sur le fil rouge qui articule les chapitres thématiques, sur des logiques et des stratégies dʼimposition, de résistance, dʼaccomodation et enfin de participation et de collaboration. A partir de cette présentation, je reviens sur quelques facettes des théories du pouvoir et de lʼÉtat qui ont structurés mon travail pour dans un troisième temps, proposer une discussion et une réévaluation du concept de totalitarisme à partir du cas érythréen que jʼai présenté dans cette monographie.

3. Méthodologie et limites de l’enquête