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Le contexte dans lequel mes enquêtes se sont déroulées est caractérisé par les trois dimensions propres aux terrains sensibles que Florence Bouillon, Marion Fresia et Virginie Tallio présentent dans leur ouvrage : « En premier lieu, nous le disions, les terrains sont sensibles en ce quʼils sont porteurs dʼune souffrance sociale, dʼinjustice, de domination, de violence. En second lieu, ils sont sensibles parce quʼils impliquent de renoncer à un protocole dʼenquête par trop canonique, lʼethnographe devant ici mettre ses méthodes à lʼépreuve pour inventer, avec un souci permanent de rigueur, de nouvelles manières de faire. Les espaces enquêtés sont souvent isolés, fermés, à la marge, et le caractère éphémère de certaines situations est susceptible de précipiter la recherche, ou de la clore. [...] En dernier lieu, ces terrains sʼavèrent sensibles en ce quʼils relèvent dʼenjeux socio- politiques cruciaux, en particulier vis-à-vis des institutions sociales normatives. Lʼethnologue doit faire face à une demande sociale parfois pressante et émanant simultanément de plusieurs acteurs. » (2005: 14-15).

Le service national est au cœur de plusieurs enjeux politiques majeurs en Érythrée. Il constitue en effet, la colonne vertébrale de la défense et du développement du pays tout comme il est le fer de lance du nationalisme et de lʼhégémonie du Parti. Mais il est également au cœur des tourments des jeunes adultes érythréens et de leur famille. Dans sa forme actuelle, il est la cause de lʼexode érythréen et par conséquent il représente le sujet des principales critiques faites à lʼencontre du gouvernement, non seulement en Érythrée, mais un peu partout dans le monde. Le service national fait lʼobjet des dénonciations de la part des activistes érythréens de la diaspora et des agences internationales de défense des droits humains. Enfin, la nature du service national et les expériences individuelles de cette mobilisation interviennent massivement dans les problématiques et les enjeux liées à lʼoctroi de lʼasile, et ce, en Europe comme en Amérique du Nord. Dans cette configuration, approcher cette mobilisation dʼune manière ou dʼune autre implique nécessairement de prendre une position politique et morale face au phénomène. Le débat virulent qui a opposé récemment Kjetil Tronvoll à Redie Bereketeab (Tronvoll 2004 ; Redie 2004) au sujet du service national nʼest à ce titre quʼun témoin parmi dʼautres de la venimosité des querelles dʼopinions autour des questions qui touchent au champ politique érythréen.

Il est utile de faire un petit détour historique dans la littérature relative à l'Érythrée pour remarquer que les journalistes, les experts et les chercheurs en sciences sociales ont rarement fait preuve dʼimpartialité envers les forces politiques du pays. Dans une large mesure, les discours et les études ont dʼabord été partisans. Avant la libération, les commentateurs se sont principalement fait les défenseurs de la cause nationale et se sont rangés aux cotés de la guérilla. Ils ont diffusé le discours officiel de lʼEPLF et se sont opposés ainsi, non seulement aux vues du régime éthiopien, mais à celles aussi de lʼautre mouvement national armé, lʼELF, le concurrent de lʼEPLF qui abandonna la lutte active en Érythrée au début des années quatre-vingt. Jusquʼà lʼindépendance et peu après celle-ci, cette littérature a fait lʼéloge dʼun mouvement révolutionnaire qui ne manquait pas de transformer radicalement les structures de la société afin de promouvoir lʼégalité entre les ethnies et celle entre hommes et femmes. Mais depuis le milieu des années nonante, les commentateurs se sont distancié peu à peu des discours officiels du nouveau gouvernement. Des analyses ont commencé à ne plus correspondre exactement aux lignes définies par le Parti ; des critiques du nationalisme ont infléchi les convictions politiques des experts. Pour les derniers partisans, la guerre entre lʼÉrythrée et lʼÉthiopie, puis les mesures draconiennes prises par le Président en 2001, ont finalement été le révélateur inconditionnel dʼune débâcle politique déjà consommée. Dès lors, le ton des experts a considérablement changé, à lʼexception de ceux qui résident encore en Érythrée. La plupart des études en sciences sociales dénoncent une dérive autoritaire du

gouvernement au pouvoir. Dʼinnombrables violations des droits humains sont documentées et des exactions commises par les institutions étatiques érythréennes sont mentionnées dans les rapports et les études de tout ceux qui s'intéressent à ce pays. Compte tenu à la fois de la situation politique en Érythrée et de ce contexte intellectuel, tendre à une neutralité politique me paraît non seulement illusoire mais aussi parfaitement irresponsable de vouloir écarter le projet dʼune critique sociale. Si alors « lʼanthropologue ne peut et ne doit pas esquiver la posture morale quʼil ou elle adopte – explicitement ou implicitement, par excès ou par omission – il est ainsi épistémologiquement mais également politiquement crucial dʼadopter une démarche réflexive dans nos recherches afin de questionner les valeurs et les jugements qui sous-tendent notre travail.9 »(Fassin

2008: 341). Dans la mesure où mon parti pris politique et moral est inhérent aux analyses que je propose, il me semble nécessaire de souligner quelques facettes de ma démarche. Cette dernière est certainement aussi importante que le sujet que jʼai choisi dʼétudier. Lʼun résonne avec lʼautre, ils sʼinfléchissent mutuellement. Composée des conduites que jʼai adopté, ma posture est un mélange de capacités et de choix tout-à-fait personnels mais elle est induite également par des évènements qui mʼont dépassés. Autant cette posture que le sujet que jʼai choisi de traiter ont été considérablement façonnés par mes interlocuteurs.

Le choix de me concentrer sur les représentations et les pratiques des jeunes Érythréens en âge de servir nʼest bien entendu pas le fruit du hasard. Comme dʼautres avant moi, jʼai été séduit par lʼobjectif de rendre compte de la vie de ceux opprimés par un régime. Toutefois, lʼindignation nʼest quʼune raison parmi dʼautres qui préside au choix de mon sujet dʼétude et de mes interlocuteurs. Si je me suis rangé du coté de ceux que je considérais comme les victimes dʼexactions étatiques, je nʼai pourtant jamais abandonné le projet que je convoitais tant : mener avant tout mes enquêtes au sein des institutions étatiques pour saisir leurs logiques de fonctionnement et leurs rationalités. La volonté diffuse de me barrer lʼaccès direct aux institutions étatiques qui mʼintéressaient en premier lieu a déterminé aussi les choix que jʼai fait sur le terrain. Ainsi, la direction que ma recherche a prise nʼest donc pas uniquement le résultat de mes convictions politiques personnelles. Les difficultés que je rencontrais ont en effet contribué à diriger mon attention vers ceux qui occupent les marges de lʼÉtat. Durant les deux années où jʼai résidé en Érythrée, jʼai choisi dʼadopter une logique de profil bas vis-à-vis des administrations publiques, dʼune part pour être en mesure de poursuivre mon séjour et mes enquêtes dans ce pays, dʼautre part pour ne pas risquer de mettre en péril mes interlocuteurs ou du moins leurs fragiles démarches bureaucratiques.

Malgré tout, écouter mes interlocuteurs en âge de servir et les observer faire face quotidiennement aux incertitudes imposées par lʼÉtat a considérablement forgé mes représentations et mes opinions politiques vis-à-vis du gouvernement érythréen. Jʼadoptais leurs vérités partielles et jʼétais affecté par leur vision du contrôle, de lʼincertitude et de lʼinsécurité. Je craignais les futures rafles tout comme jʼanticipais des renforcements de la surveillance. Jʼadoptais également leurs précautions et leurs discrétions vis-à-vis dʼun fonctionnaire ou dʼune procédure ; dʼabord à lʼUniversité, puis dans les institutions que je pouvais fréquenter avec eux ou à mon propre compte. Enfin, je décidais de rendre compte de leurs perspectives dans la mesure où cʼétait ce quʼils souhaitaient que je fasse une fois quitté leur pays. Mon expérience de terrain nʼétait donc pas seulement située, mais elle constituait également un parti pris pleinement assumé autant par mes choix que par les limites qui mʼont été imposées. Si je me suis souvent accordé aux représentations de mes interlocuteurs au service national, mon analyse est aussi le résultat dʼun travail de distanciation par rapport à leurs vues et leurs opinions, non seulement pour se donner lʼoccasion dʼen savoir plus sur une pratique mais également pour interroger les catégories impliquées par leurs discours ou encore avec lʼintention de chercher les nuances quʼils pouvaient néanmoins reconnaître malgré les avis tranchés quʼils défendaient souvent.

La finalité de la démarche anthropologique se distingue toutefois clairement de celle qui consiste à évaluer, à juger et à sanctionner. Ces deux démarches se distinguent entre autres par la manière quʼelles ont chacune dʼarticuler et de peser les jugements avec les connaissances empiriques. Le discours moral use des faits quʼil simplifie pour avancer une conclusion normative (sa cause), tandis que la démarche anthropologique, animée par un substrat normatif qui la guide partiellement, a pour but de rendre compte dʼune complexité sociale et dʼen proposer une analyse en remettant en question toute une série de présupposés (dont le substrat normatif du chercheur) par les faits quʼelle collecte10.

Autrement dit, et au risque de simplifier à lʼextrême, la première démarche présente des faits pour dénoncer lʼintolérable, tandis que la seconde, doit, en partant de ce point, sʼinsurger pour présenter lʼintolérable dans une version plus complexe et plus nuancée quʼauparavant.

La démarche que jʼai adoptée se démarque donc dʼune anthropologie militante définie par Nancy Scheper-Hughes comme un site de résistance (1995) qui implique non seulement une complicité avec les démunis (ibid.: 420) mais dans laquelle le chercheur se doit dʼembrasser les vues des sans-pouvoirs et leurs combats (ibid.: 417). Ce rôle bien discutable ne laisse que peu de place en effet au travail critique de lʼanthropologue dont le but est avant tout de rendre compte des nuances et parfois des ambiguïtés relative à 10. A ce sujet voir p.ex. (Fassin 2008).

lʼexercice et à la réception dʼune multitude de pouvoirs diffus. Ainsi, dans cette perspective, la démarche épistémologique que jʼai choisie permet de nuancer la complicité morale et politique qui mʼa si intimement lié aux ạgälglot en proposant un regard critique qui interroge leurs manières de se positionner face au pouvoir de l'État. Cʼest dans cette perspective que jʼai conçu alors le projet politique que je propose et qui constitue le fil rouge qui court le long de mes analyses et de mes démonstrations. Si je dénonce des exactions commises par l'État érythréen, cʼest donc également pour montrer à quel point mes interlocuteurs sont parfois les complices de lʼautoritarisme de l'État quʼils dénoncent. Ces derniers participent même activement, de gré comme de force, à la fragmentation des liens sociaux sans avoir le choix de faire autrement.

Lʼanalyse de récits de violence, dénonçant des exactions, leurs acteurs et leurs commanditaires, doit nécessairement tenir compte des biais, des enjeux mais aussi des non-dits qui entourent de telles narrations. Chercher dans ces récits à faire une distinction entre une part de fiction ou de distorsion et des souffrances bien réelles est une démarche rarement transparente et bien peu souvent fondée sur une méthodologie rigoureuse. Un tel projet a donc non seulement des limites mais il comporte déjà en soi ses propres biais. Toutefois, comme nous le rappelle Marion Fresia, cela ne doit pas faire disparaitre la valeur ethnographique que de tels récits peuvent nous offrir sur toutes sortes de normes de conduites et de modes dʼexpressions (2005). Mettre en œuvre le principe sceptique qui consiste à momentanément suspendre son jugement sur les valeurs de vérité des déclarations est nécessaire pour effectuer le type dʼanalyse proposée par ma collègue. Je veux souligner que cette démarche ne remet aucunement en cause les responsabilités épistémologique, éthique, politique et existentielle qui mʼont animées. Bien au contraire, cʼest grâce à cette suspension de mon jugement et en évitant de « victimiser » les victimes dʼune part, et de « démoniser » les dominants dʼautre part (Fassin 2005: 101), quʼil mʼa été donné de pouvoir lire entre les lignes des évènements et des discours et ainsi de tenir jusquʼau bout mes responsabilités de la manière la plus cohérente possible.

Si le chercheur prend parti (Becker 1967), il a aussi toujours des préférences ou plus dʼaisance à sʼentretenir avec des individus plutôt que dʼautres (Olivier de Sardan 2008: 80). A cet égard, mes recherche en Érythrée ont parfois souffert de la limitation des points de vue disponibles à propos de certains évènements. Dans un contexte où la méfiance et la suspicion occupent une place de choix dans le quotidien des uns et des autres, vouloir enjamber les fossés creusés par les peurs et les lignes de forces a souvent été une perte de temps. Mes tentatives ont même parfois compromis des relations de confiance que jʼavais pu établir et que je voulais à tout prix conserver. Ainsi, il nʼa pas été toujours possible de trianguler mes données en cumulant les perspectives de différents acteurs sur un même sujet ou à propos dʼun évènement particulier (Olivier de Sardan 2008: 79). La

plupart du temps, jʼobtenais suffisamment de données auprès de mes interlocuteurs en âge de servir pour me permettre dʼidentifier le champ des variantes. Cette forme de saturation (ibid.: 87ss.) mʼa permis de sélectionner dans mes carnets de notes des données représentatives relatives à certaines de leurs pratiques, de leurs représentations et de leurs opinions.

En revanche, jʼai eu beaucoup plus de peine à obtenir une telle représentativité parmi les Érythréens dʼautres générations, quʼils soient partisans ou détracteurs du régime au pouvoir. Il nʼa pas été rare par exemple que mes interlocuteurs au service national refusaient que je mʼentretienne de manière approfondie avec leurs collègues et même avec leurs parents. A ce titre, Jean-Pierre Olivier de Sardan fait mention dʼun risque dʼenclicage auquel jʼai été largement confronté (2008: 93-94). Si à tout moment, lʼenquêteur occupe donc une position dans un champ de force, il arrive aussi parfois quʼil soit difficile de sʼémanciper de cette place particulière quʼil a eu lʼoccasion de prendre ou le privilège de recevoir. Ce risque de sʼenfermer dans un groupe social particulier peut ensuite induire dʼimportants biais dans lʼinterprétation des données ethnographiques. Ainsi empêché parfois dʼaccéder moi-même aux « autres » définis par les ạgälglot, jʼai pu néanmoins profiter de lʼaide de certains dʼentre eux qui ont bien voulu jouer le rôle dʼenquêteur dans leur famille ou sur leur lieu de travail. Ils pouvaient par ailleurs accéder à des individus qui, pour une raison ou une autre, refusaient catégoriquement dʼétablir un contact avec moi.

Compte tenu de ces importantes limitations et du manque de représentativité des données relatives dʼune part, aux parents des ạgälglot et dʼautre part, aux agents de l'État dont les individus en service se distinguaient, jʼai rarement décidé de rendre compte de manière détaillée de matériaux collectés par mes interlocuteurs ou par moi-même au sujet de ces deux groupes. Ces données ont toutefois constitués des sources importantes sur lesquels je me suis reposé pour élaborer certaines interprétations. A quelques exceptions près, jʼai choisi aussi de ne faire référence quʼaux pratiques et aux représentations des ạgälglot pour simplifier les questions dont la complexité étaient déjà importante et pour rendre mes interprétations le plus clair possible. Je tiens toutefois à souligner que bon nombres de pratiques et de représentations que je mentionne à propos des ạgälglot sont partagés par la plupart des Érythréens. Un certains nombres dʼévènements, de mesures répressives et de démarches administratives que je présente dans ce travail touchent en effet, directement ou de très près, des individus plus jeunes ou plus âgés que ceux censés être assignés au service national. Cʼest pourquoi jʼai parfois élaboré des interprétations sur la société érythréenne et jʼai avancé des constats plus généraux à lʼégard des relations entre les citoyens érythréens et leur État.

Cela dit, il faut toutefois remarquer lʼabsence patente des perspectives et des pratiques des hauts-fonctionnaires de l'État et des anciens combattants devenus simples fonctionnaires. A de très rares exceptions, ils ont toujours souhaité garder une distance importante avec moi et ce que je pouvais représenter pour eux. Comme je lʼai entendu souvent durant mon séjour, ces anciens combattants avaient peut-être bien plus à perdre à s'encanailler avec moi que les ạgälglot. Par conséquent, cette monographie se présente avec une limite de taille à propos des relations complexes et ambiguës quʼentretiennent les ạgälglot avec les anciens combattants. Cette lacune limite sans aucun doute mon analyse relative aux stratégies dʼalliances mobilisées par mes interlocuteurs pour amoindrir les contraintes et les incertitudes relatives à un évènement, un dysfonctionnement bureaucratique ou à une nouvelle mesure des forces de lʼordre. Au même titre, je ne dispose que de très peu de matériaux au sujet de pratiques de corruption. Pourtant, il ne fait aucun doute que de nombreux arrangements sʼorganisent entre les générations et que ces alliances sʼarticulent même sur des relations préexistantes, de parenté par exemple. Malheureusement, à cause de la volonté de dissimulation bien légitime de mes interlocuteurs et de mes tentatives pas assez concluante pour mʼextraire de mon enclicage, mes enquêtes sont trop peu étoffées à ce sujet pour rendre compte dans le détail de ces interactions.