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Chaque année, environ 90ʼ000 Érythréens atteignent 18 ans et sont donc enrôlables dans lʼarmée et le service national8. Entre 1/4 et 1/5 de ces individus (des deux sexes) se

rendent chaque année à Sawa pour effectuer leur douzième année de scolarité et leur école de recrue. Dès lors une question se pose : combien des 70ʼ000 individus restant effectuent leur entrainement militaire ?

Howard Hughes estime quʼun tiers de la population en âge dʼêtre mobilisée durant la guerre contre lʼÉthiopie a été déclaré inapte au service militaire (2007: 10). Si lʼon reprend cette proportion pour la population qui nous intéresse (30ʼ000 est sans aucun doute une surestimation), nous ne savons pas combien des 40ʼ000 jeunes hommes et jeunes femmes restants sont enrôlés dans lʼarmée9. Les chiffres dont nous disposons concernent

uniquement les individus qui ont poursuivi leur scolarité secondaire en vue dʼobtenir le baccalauréat (high schools, technical schools, écoles privées, missions).

Selon lʼUNESCO, 22% des filles et 30% des garçons suivent une éducation secondaire en

8. La plupart des estimations démographiques avancent entre 4 et 4.5 millions dʼhabitants en Érythrée ; par exemple, (UNDP 2007: 245). Une projection faite par le gouvernement érythréen en 2000 estimait que 3.1 millions dʼÉrythréens résidaient dans le pays (Amanuel 2002: 11). Selon le U.S. Census Bureau un peu plus de 10% de la population érythréenne se trouve dans la fourchette des 15-19 ans. (http://www.census.gov/ipc/www/idb/country.php), consulté le 03.09.2007.

9. 60ʼ000 moins les 20ʼ000 qui se rendent à Sawa. Redie Bereketeab estime que 40ʼ000 personnes rejoignent chaque année les forces armées (2007:9).

Érythrée10 mais les disparités entre groupes ethniques sont conséquentes. Par exemple,

89% des filles tigrinya suivaient une scolarité primaire en 1997, pour environ 30% dans les autres groupes ethniques (Müller 2005: 121). Samson nous éclaire un peu plus sur la composition ethnique des recrues à Sawa. Dans notre discussion, lʼimage de Sawa comme creuset de lʼunité nationale ne transparait quʼau début :

« In Eritrea there are 9 ethnic groups. So all was with me. - Were they all represented in your class really? I mean the 9 ethnic groups? - I mean not all but around 6 (tigrinya, tigre, saho, afar, hdarb, bilen). But in some h̅ayli all. - The majority was tigrinya i guess no? Yeah you are right. We were above 40 in our class [sur 70 élèves : environ 60% sont donc dʼorigine tigrinya]. And tigrigna is common language. All know tigrigna. The other groups they can understand well but their problem is in speaking and writing. - Do you think all Eritrea is represented in Sawa or some kind of people are missing? - Especially Rashida they are few in number and I donʼt think there are afar girls, only boys. I said all the ethnic groups for boys, for girls maximum 5. - What about the ratio men/women in Sawa from your point of view? 3:1 »

(Samson, messagerie instantanée, novembre 2008) A partir de ces informations somme toute rudimentaires, nous pouvons tirer quelques conclusions. Premièrement, les femmes semblent nettement moins mobilisées que les hommes11. Les femmes mariées et les mères ne sont pas tenues de servir.

Deuxièmement, lʼorigine ethnique des recrues et, plus encore, des élèves en douzième années, est loin dʼêtre aussi égalitaire que le décrit le discours national officiel12.

Troisièmement, les 20ʼ000 recrues qui entrent à Sawa chaque année représentent certainement moins dʼun tiers des individus jugés aptes au service militaire13. Enfin, il

semble que la scolarisation favorise nettement les tigrinya qui étudient dans leur langue, mais il reste difficile dʼestimer lʼorigine ethnique des recrues directement incorporées dans les rangs de lʼarmée.

Selon Hughes, en 1997, 105ʼ000 jeunes Érythréens avaient effectué leur école de recrue : « In the first five rounds more than 80ʼ000 recruits were trained, in the 6th round 16ʼ000, in the 7th round 19ʼ000. » (Hughes 2007: 7) mais en 2001, cʼest-à-dire au sortir de la guerre 10. (http://stats.uis.unesco.org/unesco/TableViewer/document.aspx?

ReportId=121&IF_Language=eng&BR_Country=2270), consulté le 31.10.2010.

11. Howard Hughes cite des articles de presse qui estiment que seulement entre 2 et 5% des recrues sont de sexe féminin (2007: 32).

12. Pour un estimation démographique officielle par ethnies en 1996, voir Tekle (2003: 120): 50% Tigrinya, 31% Tigré, 5% Saho, 5% Afar, 9% autres ethnies (Kunama, Nara, Blien, Rashaida, Hdareb).

13. Jʼestimais à 60ʼ000 les individus aptes au service militaire par an. Pour la période entre 1991 et 1997 Hughes fait le constat suivant : « Probably far less than 50 percent of those turned 18 years were actually send to Sawa. This indicate that prior to May 1998, the NMS [National Military Service] was not rigidly enforced and that exemption were rather liberally granted » (2007: 9). Sur la question du recrutement opéré en dehors du système scolaire et à propose des rafles visant les objecteurs et les déserteurs voir plus loin les chapitres 4 et 6.

éthio-érythréenne, lʼarmée comptait 220ʼ000 soldats incorporés au service national sur un total de plus de 300ʼ000 hommes, cʼest-à-dire 10% de la population totale ou 50% de la population active à lʼépoque (Amanuel 2002: 57-58). Cette armée composée à 80% dʼhommes (ibid.: 57) ne comprenait que 40ʼ000 militaires professionnels, la plupart dʼanciens combattants toujours mobilisés, et de 40ʼ000 autres vétérans qui avaient, eux, été démobilisés au milieu des années nonante (ibid.: 58)14. Ces chiffres sont sans

commune mesure avec les 160ʼ000 hommes et femmes mobilisés durant la lutte pour lʼindépendance. En 1991, lʼEPLF comptait 95ʼ000 combattants, dont un tiers étaient des femmes (Amanuel 1995: 293). Environ 65ʼ000 tägadälti sont tombés au combat durant trois décennies de guerre (Amanuel 2002: 21).

En 2002, la Banque Mondiale dégage un budget de 60 millions de dollars pour démobiliser une partie de lʼarmée érythréenne. Elle estime quʼun tiers de la population active est alors sous les armes : sur 350ʼ000 militaires en service, 200ʼ000 devrait être démobilisés. (World Bank 2002). En 2006, seulement 104ʼ400 soldats le sont15. Dès lors, lʼarmée

érythréenne est estimée à plus de 200ʼ000 hommes ; ce qui coïncide avec le chiffre avancé par lʼUNDP cité auparavant (2005: 359). Toutefois, entre 2001 et 2005, une partie des cinq volées de nouveaux individus intégrés au service national (donc une partie dʼau moins 100ʼ000 individus) a renforcé les rangs de lʼarmée. A ce titre, Kjetil Tronvoll accuse le gouvernement érythréen dʼexploiter actuellement « un tiers de la population active » (2004: 7-8).

Si chaque personne incorporée au service national est un soldat jusquʼà lʼâge de 50 ans selon la loi (GoE 1995/82: art.6), il faut tout de même faire une distinction entre les individus qui sont en service militaire actif16 et ceux qui, par exemple, poursuivent leurs

études à May Nehfi. Ces derniers serviront pour la plupart dans le secteur publique, cʼest- à-dire dans des bureaux dʼinstitutions étatiques ou dans les écoles primaires et secondaires. Pour des raisons de clarté, je distingue par conséquent le service militaire actif du service national (ou si lʼon veut, un service national militaire et un service national civil). Cette distinction qui nʼest pas toujours claire explique pourquoi selon les sources, la taille de lʼarmée érythréenne passe du simple au double ; de 202ʼ000 pour lʼUNDP (op.cit.) à plus de 400ʼ000 (Bundegaard 2004: 47 ; Treiber 2007: 241).

Il faut enfin reconnaitre que depuis 2005 la démobilisation se poursuit en dehors du cadre fixé par la Banque Mondiale et dʼautres organisations internationales contrairement à ce 14. Sur un total de 54ʼ000 anciens combattants démobilisés en 1995 (Amanuel 2002: 8), dont 13ʼ500

femmes (ibid.: 20).

15. (http://www.er.undp.org/recovery/docs/pj-demob-06-fs.pdf), consulté le 02.09.2009 (cité par Hughes (2007: 25)).

16. Rappelons toutefois que les militaires sont engagés dans des activités civiles, notamment dans la construction et lʼagriculture.

que Howard Hughes prétend (2007: 38). Cette démobilisation sʼorganise à une échelle plus modeste, cʼest-à-dire par petites vagues dans les ministères où sont assignés les membres du service national voire au cas par cas. A ma connaissance, ces vagues de démobilisation touchent essentiellement les individus assignés au service national civil. Toutefois, comme nous le verrons plus loin en détail, la notion de démobilisation est pour le moins contre-intuitive en Érythrée. Mais avant dʼaborder cette question, je présente le cadre de vie qui sʼimpose aux Érythréens en service.

L’assignation

Après un peu plus dʼune année à Sawa, les recrues rentrent chez eux. Ceux qui nʼintégreront pas lʼarmée, iront trois ans au collège à May Nehfi, dʼautres suivront des formations professionnelles (dʼenseignant, ou dʼinfirmier par exemple) ou seront directement assignés au service. Mais auparavant (avant fin 2006, lorsque la première volée dʼétudiants sortirent de May Nehfi), lʼassignation au service avait lieu au terme de lʼUniversité, dʼune formation professionnelle ou de lʼécole de recrue. Durant plusieurs semaines voire plusieurs mois les futurs ạgälglot se trouvent dans lʼattente de connaitre le type et le lieu de leur affectation. Lʼincertitude est de taille ; les rumeurs vont bon train et lʼambiance est plutôt électrique sur le campus.

Haile mʼannonce quʼune nouvelle a fait le tour du campus de lʼUniversité dʼAsmara ce matin du 26 mai 2006. Une note ajoutée au tableau dʼinformation invite les étudiants inaptes au service militaire et tous ceux qui en sont exemptés, anciens combattants inclus, à se présenter sur le champ au bureau des étudiants (Registrar Office). La raison de cet appel nʼest pas spécifiée mais tout le monde à lʼUniversité sait que le Ministère de lʼéducation enverra bientôt de nouveaux enseignants à Sawa. LʼUniversité doit établir une liste des étudiants qui ne sont pas assignables. Les rumeurs estiment que les étudiants en sciences ont de bonne chance dʼêtre appelés. Haile, qui nʼétudie pas une branche enseignée en secondaire, veut croire quʼil est hors de danger mais il ajoute que, sʼils manquent de personnel, il pourrait bien se retrouver à Sawa à la rentrée. La volée que ces étudiants remplaceront bientôt est restée deux ans à Sawa. Tout cela nʼest donc pas nouveau17. Les jours suivants dʼautres rumeurs plus précises évaluent le nombre

dʼétudiants par discipline qui seront touchés par cette assignation.

Haile, qui est en train de terminer ses examens, sera de toute manière assigné bientôt 17. Haile précise que 800 étudiants avaient étés assignés à Sawa il y a deux ans et que lʼan dernier le

mais savoir quand la nouvelle tombera est impossible à évaluer. En 2005 le Ministère publia les listes très tard, entre novembre et décembre, mais lʼannée dʼavant, tous les étudiants avaient leur assignation à la fin du mois dʼaoût. Toutefois, les listes du Ministère de lʼéducation sortent généralement plus tôt car les cours débutent en septembre. Lʼattente a débuté pour Haile et ses camarades qui ne discutent plus que de leur future assignation, tantôt pour se faire peur, tantôt pour en rire. Chacun essaie de définir pour soi-même le pire et le meilleur.

Le 17 juillet la première nouvelle tombe. Haile nʼest pas sur la liste des étudiants qui sont assigné à Sawa. Cʼest un grand soulagement pour lui et il ne se retient pas de le montrer, même à son ami Gaim, pourtant très proche, qui lui nʼa pas cette chance et se prépare dès lors à passer deux ans dans les basses-terres. A la surprise générale, une semaine plus tard les autres assignations sont publiées. Les deux meilleurs de la classe de Haile rejoindront le cabinet présidentiel et le reste est réparti, par ordre alphabétique, dans trois ministères ; quant à lui, il est assigné dans une institution dont il ne connaissait pas lʼexistence. Tous ses camarades sʼaccordent à dire que son assignation est très « stable » puisque en tant que seul diplômé de cette nouvelle institution il aura certainement la responsabilité de mettre sur pied un nouveau service. Peu de chance donc dʼêtre réassigné ailleurs.

Il est important de sʼattarder un instant sur la manière dont les ạgälglot parlent de leur assignation. De manière générale, ils désignent lʼinstitution faitière dans laquelle ils ou elles sont assignés. Par exemple, un enseignant dit quʼil est assigné au Ministère de lʼéducation, un juge lʼest au Ministère de la justice. Généralement, la mention de lʼinstitution prévaut sur la fonction. Se profilent ainsi les « ministères » et « les forces armées » (EDF), au dessus desquels le « cabinet du Président » règne en maître absolu. Tout autour dʼeux : le « Parti » et ses « entreprises » finissent dʼabsorber les jeunes assignés au service.

Le premier jour de son assignation, Haile est renvoyé à la maison pour cause de coupure dʼélectricité. Le lendemain il découvre une nouvelle liste dʼassignation à lʼentrée de son bureau et découvre que dʼautres étudiants sont répartis dans les bureaux régionaux de son institution. Après un instant de panique, Haile découvre quʼil est le seul à être assigné au siège dʼAsmara. Pour lui se pose tout de suite la question du logement vu que sa famille vit dans une autre région18. Le responsable des ressources humaines lʼavertit des

difficultés à ce sujet et lʼinvite à louer une chambre avec un ami. Le responsable lui donne une semaine pour se rendre chez ses parents et trouver une solution financière pour se loger car le bureau nʼa pas de chambres à disposition. Avec 450 Nakfa par mois [environ 18. Durant ses études, Haile logeait sur le campus mais il doit désormais libérer sa chambre.

20 Euros], cʼest lʼheure de se débrouiller.

Pour les universitaires, le service se déroule en trois temps : la première année est communément appelée « University service » et le salaire est fixé à 450 Nafka par mois. Pour cette somme ridicule, beaucoup préfèrent parler plutôt « dʼargent de poche ». Cʼest après cette année de service que les anciens étudiants sont officiellement promus et diplômés par lʼUniversité (graduation)19. Au moment de lʼassignation au « University

service », le Ministère de lʼéducation laisse entendre quʼils pourront demander à être

réassignés ailleurs. A ma connaissance, très peu dʼétudiants ont bénéficié dʼune réassignation après ce service universitaire, alors que la plupart en fait la demande.

« Cette idée dʼêtre réassigné après une année, cʼest de la propagande. Cʼest juste pour nous faire croire quʼun changement est encore possible et nous convaincre de faire notre service. Puisquʼon ne peut rien faire dʼautre, on espère simplement quʼils tiennent leurs promesses à la fin de la première année. »

(Haile, Asmara, octobre 2008) « Après une année dans la police je suis retourné au Ministère de lʼéducation pour demander une réassignation. Jʼavais reçu une réponse positive dʼun Ministère qui acceptait de mʼintégrer dans leur équipe mais ils mʼavaient dit quʼils ne peuvent pas faire eux-mêmes une demande ; que cʼest le Ministère de lʼéducation qui doit mʼenvoyer. Au Ministère, on mʼa simplement répondu : « tu dois faire encore une année là ou tu es maintenant ». En réalité, personne nʼa le droit de te réassigner. Ça peut venir seulement du cabinet présidentiel. Même le Ministère de lʼéducation nʼa pas le droit de te réassigner. »

(Kiflom, Suisse, août 2009) Débute alors une deuxième phase qui dure de six à huit mois et où les jeunes femmes et les jeunes hommes en service à la même place reçoivent un « salaire » de 145 Nakfa par mois. Puis, ils entrent finalement en ktät. Littéralement, ktät signifie mobilisation et désigne le troisième et dernier temps du service : la période durant laquelle il se poursuit pour une période indéterminée, après les 18 mois fixés par la loi20. Salaire minimum : 450 Nakfa à

nouveau.

19. Cependant, comme je lʼai mentionné auparavant, ils ne reçoivent pas de diplôme à cette occasion. 20. (GoE 1995). La disposition légale de rallonger le service national est stipulé par la loi (art. 21 al. 1) :

« During total mobilization or war, anyone doing active national service, is obliged to continue doing active national service unless released by concerned authorities. ». La question de savoir si le pays est en situation de guerre actuellement ou est légitimement dans une situation qui requiert une mobilisation totale reste ouverte à un débat dʼordre juridique.