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Lʼimportance de perpétuer lʼesprit de la lutte ne cesse dʼêtre exposée tant dans les journaux et les documents officiels que lors de commémorations ou de déclarations solennelles. Les récits du passé se réfléchissent dans ceux du présent qui en adaptent les valeurs nationales et marquent la volonté, sinon la nécessité, de ne pas couper les ponts avec le passé et de nourrir les relations entre générations :

« We, the generation that brought about independence, have shouldered the historic responsibility to pass on to future generations the basic elements for modern and just society. The current transitional stage presents simultaneously both a historic responsibility and a challenge. »

(EPLF 1994) « The history of our struggle reminds us the watch-word : tolerance, self-reliance and unity the most essential values to the overall success in the march for liberation and inserts up on the young people the responsibility to be good citizens in the nation where we live. »

(Eritrea Profile 2008b: 5) Les jeunes générations de lʼaprès-libération sont sans aucun doute les cibles que vise cette artillerie rhétorique nationaliste. La responsabilité qui incombe aux plus anciens, celle de transmettre les valeurs et les principes de la lutte pour lʼindépendance à ces générations, est entendue, dʼune part, comme une volonté dʼassurer la libération politique par une victoire sur le front de lʼindépendance économique et lʼautosubsistance. Dʼautre part, il sʼagit, dans ce renouveau ou cette extension du combat, de préserver à tout prix une continuité entre les anciens combattants et la nouvelle relève :

« Just as it was the young who played a key role in the liberation struggle, so is the young important at this stage of nation building. For that reason, different programs that help this young augment its contribution to nation building, take pride in its nationalism and preserve social values. »

(PFDJ 2007e) Le service militaire, obligatoire pour les femmes autant que pour les hommes, et tout particulièrement lʼentrainement militaire à lʼécole de recrue de Sawa est sans cesse présenté comme le site où lʼunité nationale est expérimentée :

ideas, culture, and experience with other youths from different background was also part of the most important lessons we gained from Sawa »

(PFDJ 2007g). Sur le lieu où ils font lʼexpérience des armes et reçoivent des anciens combattants les instructions pour sʼen servir, les jeunes Érythréens expérimentent également un autre rapprochement, synchronique cette fois, avec des pairs dont les différences socio- culturelles sont reconnues dans le seul but, pourrait-on dire, quʼelles sʼestompent à ce même instant17, tout comme peut-être cette différence entre générations que le discours

des élites prend tant de soin à vouloir rapprocher.

La guerre entre lʼÉrythrée et lʼÉthiopie (1998-2000) a marqué le point culminant du rapprochement intergénérationnel des combattants : dès lors, les jeunes incorporés au service militaire et civil sont devenus les héritiers de la lutte pour lʼindépendance et cette relève a pris le sobriquet de warsay (héritier ou successeur). Désormais, à coté des fameux posters des tägadälti que lʼon trouve affichés dans dʼinnombrables lieux publics se trouve également celui des warsay. Ce poster donne à voir de jeunes gens en armes et uniformes prêts à dresser un drapeau érythréen au sommet dʼune pente rocailleuse. En dessous on lit en tigrinya et en arabe : « Encore aujourdʼhui sur leurs traces » (en tigrinya :

Lomi wun ạb ạsärom).

Les deux posters ne sont que deux versions dʼune seule et même représentation dont lʼintervalle nʼest déterminée que par les dates auxquelles les photographies ont été prises. Tout y est : les armes, les jeunes gens et la pente rocailleuse, (qui dans la version

tägadälti est certes beaucoup plus inclinée). Quant au drapeau, il a si peu changé depuis

lʼindépendance quʼon pourrait sans peine le confondre18. Comme pour ne laisser de place

à aucun doute, la didascalie sur le poster « warsay » explicite cette relation formelle en suggérant que rien a changé et que les jeunes dʼaujourdʼhui suivent encore le chemin de leurs prédécesseurs, les anciens combattants. De la volonté de relier les générations et de perpétuer lʼesprit de la lutte nous nous retrouvons désormais devant une véritable généalogie nationale. Et pour ceux qui refusent cette multiple incorporation, militaire, nationale et filiale en choisissant de sʼexiler, les élites leur réserve encore une fois un discours qui les relie à la période de la lutte pour lʼindépendance, comme sʼils ne pouvaient pas y échapper complètement :

17. Ce discours sur le rôle et les vertus sociales de lʼécole de recrue pour dépasser les différences et expériementer la tolérance, afin de de promouvoir lʼunité nationale dans le dispositif militaire nʼest pas une spécificité érythréenne, loin sʼen faut. Plusieurs travaux touchent à cette dimension perçue et revendiquée du service militaire dans dʼautres pays voir par exemple (Ben-Ari 1998).

18. Le drapeau national est repris de celui de lʼEPLF dont lʼétoile centrale à été remplacé par le laurier- symbole des Nations-Unies marquant ainsi la reconnaissance internationale dʼaujourdʼhui, bafouée dans un premier temps par lʼannexion en 1962 de la région autonome érythréenne par lʼEmpereur Haile Sellassie.

« I believe this [lʼemmigration illégale des jeunes qui fuient le service militaire] is a very temporary phenomenon induced by the situation of « no war, no peace ». Naturally, some cannot withstand the pressures and tension of a looming war. It is not the first time in our history. During the years of liberation, thousands of young people were joining the struggle ; but few others opted for exile abroad. »

(Yemane Gebremeskel & al. 2007) La dimension temporaire de la situation actuelle marquée par les tensions politiques régionales prévaut largement dans les discours qui touchent à la question de lʼexil que de nombreux jeunes adultes choisissent :

« People who emigrate are those who do not realize how Eritrean independence was won. Those who paid their lives respect the country. They prefer starving in their country to enjoying life in foreign countries. Parents should teach their children that the current situation will not last long and they should not leave their country for any reason. »

(PFDJ 2007c) « It is not fair to cross borders while others are working relentlessly for the prosperity of the nation. Parents should tell their children of the heroic deeds of their Eritrean brothers and sisters. America is for Americans while Saudi Arabia is for Saudis. Those who are crossing borders will return to their homeland one day. »

(PFDJ 2007a) Quʼils soient anciens combattants ou non, les générations précédentes ont le devoir dʼinculquer à leurs enfants les vertus de la patience et la persévérance acquises par le sacrifice et lʼoppression de la colonisation éthiopienne. Cette responsabilité nʼest pas uniquement dans les mains de lʼÉtat, des tägadälti ou encore de lʼécole de recrue, cʼest également la charge morale des familles de ceux appelés à devenir les héritiers dʼune lutte renouvelée dans une période de lʼhistoire érythréenne encore trouble et incertaine.