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CTRL[espace] : les checkpoints et leur bureaucratie

Deuxième partie

7. CTRL[espace] : les checkpoints et leur bureaucratie

Dispositif

Mobiliser pour défendre et reconstruire le pays, pour remplir les tâches des institutions étatiques et pour faire revivre lʼesprit de la lutte implique une importante organisation. Mettre en place un programme comme le service national, maintenir ses fonctions et, si possible, en tirer des bénéfices collectifs nécessite une immense gestion bureaucratique des conscrits. Les jeunes hommes et jeunes femmes sont dʼabord canalisés par lʼécole vers le recrutement, ensuite, ils et elles sont barricadés quelques années dans lʼenclos des études supérieures à May Nehfi ou sont directement assignés sous une tente militaire, dans une salle de cours ou dans un bureau.

Cet endiguement que jʼai décrit dans la partie précédente fonctionne : il infléchit le parcours de plusieurs centaines de milliers de vies. Canalisées pour fertiliser lʼimmense champ étatique, les conscrits se cabrent : ils se moquent de leurs supérieurs, ils arrivent en retard, ils traînent et ralentissent, ils désertent. Le système dʼirrigation fonctionne, mais le rendement, en revanche, nʼest certainement pas à la hauteur des espérances. Une fois assigné dans le champ étatique, les individus sont contraints dʼy rester : pas de démobilisation, ni de passeport. Les ạgälglot sont privés de sortie, alors bien sûr, il y a des fuites. Cʼest pourquoi progressivement sʼest mis en place un dispositif de surveillance, un système de contrôle des fuites, une nouvelle bureaucratie qui nʼorganise pas mais qui contrôle. Le terme « surveillance » nécessite une définition et, pour ce faire, je mʼen remets à David Murakami Wood, un expert en la matière : « Where we find purposeful, routine, systematic and focused attention paid to personal details, for the sake of control,

entitlement, management, influence or protection, we are looking at surveillance. » (2006: 4)

Ce chapitre a pour objectif de décrire la surveillance des Érythréens en âge dʼêtre conscrits au travers de leurs expériences. Le point dʼobservation est donc fixé : je ne peux pas présenter la perspective des surveillants1. En revanche, une diversité de positions et

de postures individuelles vont se dégager de lʼautre côté de lʼobjectif, cʼest-à-dire dans le champ de vision, ou lʼespace, fixé par la surveillance. Lʼétude que jʼai menée à ce sujet sʼest déroulée essentiellement à Asmara parmi des ạgälglot assignés au service civil et des koblali, cʼest-à-dire des clandestins, objecteurs ou déserteurs. Observons dʼabord le dispositif tel quʼil se présente dans ses grandes lignes.

A lʼest dʼAsmara, sur le dernier coin du haut-plateau non loin de la capitale, deux containers blancs aménagés en bureau et placés au bord de la route marquent le début de lʼescarpement. Après, cʼest la longue descente sinueuse vers le désert côtier : trois checkpoints jusquʼà Massawa, pour juste un peu moins de cent kilomètres. Dʼune guérite placée à côté dʼun des deux containers, court un long élastique, presque invisible. Il pend au-dessus de la route quʼil traverse. Fixé de lʼautre coté à un bâton retenu par deux grosses pierres, le dispositif est rudimentaire. Tout autour, une poignée de soldats montent la garde ; assis, ils transpirent une forme extrême de torpeur. Le bus arrive à leur hauteur avec précaution, lʼun dʼeux se lève péniblement. Le bus sʼarrête et le soldat hurle sur le conducteur qui nʼa pas suivi les signalisations lʼordonnant de se ranger sur le bas-côté. A lʼintérieur du bus, le silence est complet. Alors que le conducteur sʼexécute en manœuvres, le soldat muni dʼune Kalashnikov monte dans le véhicule et claque trois fois des doigts. Le message semble avoir été reçu cinq sur cinq : ceux qui sont en âge dʼêtre mobilisés au service national sʼaffairent à chercher quelques papiers dans leur poche ; je fais de même – moi aussi je dois avoir un laissez-passer. Une myriade de petits papiers blancs ou jaunes passent de mains en mains pour rejoindre le soldat resté vers le conducteur. Il claque encore des doigts en désignant les retardataires tout en renvoyant à leurs titulaires les papiers quʼil a déjà scrutés. Tout est finalement en ordre, pas un seul mot nʼa été prononcé et le soldat quitte le bus en faisant signe à un autre dʼabaisser lʼélastique qui « obstrue » la route. Lorsque le bus redémarre, les discussions reprennent à nouveau, timidement.

Cette fois, le soldat ne mʼa pas réclamé mon permis que jʼavais pourtant péniblement obtenu après une bonne semaine de chasse aux signatures dans le seul but de passer 1. Pour cela il aurait fallu mener des enquêtes parmi les agents de la police militaire. Pour des raisons évidentes, j'ai décidé de ne pas prendre le risque d'approcher de tels acteurs. Bien entendu, cela limite la portée de ce chapitre.

quelques jours au bord de la Mer Rouge. Quelques mois plus tard, lorsque des restrictions de voyage sʼappliquèrent aux étrangers, les soldats se mirent à recopier mon nom, ma destination et la validité temporelle du permis dans leur registre. Cela augmenta considérablement le temps passé à chaque checkpoint. Ce qui vient dʼêtre décrit nʼest, ni exceptionnel, ni spectaculaire. Sur la centaine de checkpoints que jʼai passés il ne mʼest arrivé quʼune seule fois de voir un voyageur être invité à descendre du bus. Le contrôle des laissez-passer aux barrages routiers est apparemment une pure routine bureaucratique inoffensive. Même durant la guerre, en 1999-2000, David O'Kane écrit au sujet des checkpoints : « Occasionally, a few young men who lack adequate papers are detained by the military police, but usually the search for deserters proves fruitless. » (2004: 96) Et si nous le comparons à ce qui se passe régulièrement aux checkpoints situés dans les Territoires occupés, au Sri Lanka ou en Irak par exemple, les barrages érythréens peuvent se targuer nʼest peut être rien dʼautre quʼun « agréable » moment passé en compagnie de la police militaire.

Néanmoins, ces petits papiers ont une importance cruciale pour toutes les personnes engagées au service national. Ils sont nécessaires pour passer les checkpoints ainsi que dʼautres contrôles. Le terme tigrinya mänqäsaq̄äsi est utilisé génériquement pour désigner ce type de permis. Les jaunes sont délivrés par les autorités militaires, ce sont les permissions octroyées une fois par an aux soldats ; les blancs sont réservés aux ạgälglot assignés dans le civil. Ces derniers qui résident à leurs propres frais dans les environs de leur lieu dʼassignation nʼont pas besoin de permission particulière comme cʼest le cas pour les soldats. En revanche, ils sont tenus dʼavoir avec eux un permis qui informe la police militaire du nom du titulaire, de son assignation et de la validité géographique et temporelle du permis. Ces mänqäsaq̄äsi doivent être renouvelés régulièrement. Pour ce faire, chaque individu au service national civil doit se rendre auprès de lʼautorité qui les leur délivre, muni du permis échu qui sera remplacé. Les enseignants par exemple obtiennent leurs permis du responsable de lʼéducation nationale dans le district où ils et elles sont assignés, dʼautres doivent solliciter le responsable des ressources humaines de leur institution ou de leur ministère. Ne pas être en possession dʼun mänqäsaq̄äsi lors dʼun contrôle cʼest prendre le risque de passer quelques jours en détention, le temps que la police militaire sʼassure que le prévenu est assigné quelque part. Pour ceux qui ont déserté en revanche, cʼest le début dʼune longue et pénible sanction.

Ce régime de surveillance fut dʼabord mis en place pour les militaires, lors de la guerre éthio-érythréenne qui débuta en 1998. Il fut généralisé plus tard à lʼensemble des individus soumis au service national. Le contrôle des mänqäsaq̄äsi ne sʼeffectue pas uniquement aux checkpoints qui constellent les routes principales et les portes des agglomérations. Il sʼopère aussi régulièrement, un peu partout. A la fin de la guerre, le paysage urbain se

militarise, aux checkpoints sʼajoutent des casernes de fortune en pleine ville, les militaires investissent des bâtiments inoccupés. Alex Last, correspondant pour la BBC en Érythrée est lʼun des premiers à décrire le changement, en juillet 2002 : « Asmara has changed since the authorities decided to mount checks for young men and women who have not performed their national service. Some businesses which rely on young staff have been forced to close as their employees stay at home to avoid the soldiers. [...] Small groups of Eritrean soldiers are now positioned on street corners calling over young people to check their identity cards. [...] Now, with the war apparently over, it is pay-back time for those who missed or dodged the call up. On the streets, soldiers pounced on cars, taxis and buses checking for anyone whose identity card or military papers would reveal that they had not done the obligatory military service or that they were absent from the army without permission. Scores of other soldiers targeted homes, doing house-to-house searches in parts of Asmara. Those whose cards do not pass the inspection are often put into trucks, taken to a holding centre to check their status before being sent off to Sawa, Eritreaʼs national military training centre. [...] In a country as small as Eritrea – with a population of three-and-a-half million – there are not many places to hide. » (Last 2002).

La police militaire est postée devant la plupart des édifices publics, tandis que de simples soldats gravitent en dʼinnombrables petits groupes autour des carrefours, de nuit comme de jour. Lors de mon séjour en Érythrée, leurs contrôles étaient intermittents. Mais dʼautres encore patrouillent : la plupart sont des miliciens2 et, eux aussi, effectuent des contrôles

quand bon leur semble. La police en revanche, encore assez peu nombreuse jusquʼà la fin de lʼannée 2006, nʼavait vraisemblablement pas pour fonction de contrôler les passants. Lʼespace urbain est donc quadrillé. A Asmara comme dans les autres villes, la surveillance par les forces de lʼordre est quasi omniprésente, les contrôles dʼidentité sont possibles à chaque instant. Cette quotidienneté nʼest rompue que lors des moments de surenchère : dʼun coup, une vague de soldats déferle dans un quartier, dans un rue ou dans un établissement. Un périmètre est bouclé, le contrôle devient alors systématique. Cʼest un coup de filet. Ce qui suit décrit lʼune des rafles auxquelles jʼai assisté de près.

Des militaires venaient dʼentrer dans le bar. Ils devaient être six ou sept à passer entre les tables. Les conversations sʼétaient figées, je restai bouche-bée, mais ni la surprise, ni la peur ne marqua le visage de mon ami érythréen. Il nʼy eut ni heurts, ni cris. Aucun signe de protestation, juste un silence très long et très lourd. Même les forces de lʼordre chuchotaient. Les clients cherchèrent leurs carte dʼidentité, certains se levèrent déjà pour être accompagné dehors dans la rue. Vingt minutes plus tard, lʼétablissement était vidé. Il 2. En tigrinya mlişya: cette milice est composée généralement d'hommes recrutés dans les campagnes. Dans les villages, un groupe de miliciens œuvre à la surveillance et au maintien de l'ordre à la place des forces de police qui ne sont pas encore déployée dans toutes les localités. L'existence de ces milices remontent déjà à la période de l'EPLF qui avaient mis en place de tel corps dans les villages « libérés ».

restait deux serveuses, une poignée de clients érythréens et deux autres s̀aādu (blancs, en tigrinya). Mon ami Sebhat eut le privilège de rester avec moi. Lui-même ne savait pas trop pourquoi. Il sʼétait levé et avait présenté sa carte de démobilisation en disant aux officiers quʼil prenait un verre avec un ami de sa famille résistante en Europe, un petit rajout à la réalité quʼil sʼétait permis. On quitta lʼétablissement, je devais prendre lʼair, Sebhat, lui, voulait que jʼaperçoive la suite.

Dans la rue, des centaines dʼindividus étaient accroupis. La rafle nʼavait pas eu seulement lieu dans notre bar. Les forces de lʼordre avaient ratissé tout le bloc et ils avaient disposés les captifs en rangs, accroupis, divisés en groupes bien alignés sur toute la longueur de la rue. Le lendemain, jʼappris que la rafle avait été menée en plusieurs points de la ville. Les récits faisaient état dʼun coup de filet massif qui semblait avoir ciblé les débits de boissons et les discothèques. La police et les militaires avaient ratissé large. Dʼhabitude, seuls les « jeunes » sans mänqäsaq̄äsi étaient capturés mais cette fois, plusieurs amis avaient vu ou entendu que des adultes plus âgés ainsi que le personnel des établissements avaient été arrêtés, puis relâchés comme les prévenus plus jeunes qui avaient pu faire valoir leur permis en règle.

Sur la période de deux ans que jʼai passée en Érythrée, six rafles (gfa en tigrinya) de grande envergure ont été signalées par diverses agences3 : en mars, juin, et juillet 2005 ;

en février, septembre et décembre 2006. Coordonnées parfois dans plusieurs régions, quatre dʼentre elles ont touché essentiellement des individus en âge dʼêtre incorporés au service. Les deux autres (juin 05 et décembre 06) ont ciblé des centaines de parents de présumés déserteurs. A cela sʼajoute encore la rafle que je mentionne plus loin et qui cibla les écoles secondaires pour y déloger des écoliers jugés trop âgés pour poursuivre leur cursus4. Ce ne sont pourtant là que les plus importantes qui sont mentionnées : lors de

mon séjour, jʼai entendu parler dʼune dizaine dʼautres opérations similaires à celle que je viens de décrire et jʼai assisté à autant de descentes et de bouclages de plus petite envergure dans la capitale. Enfin, il faut ajouter les contrôles systématiques qui se produisent dans les centres urbains entre mai et juin lorsque les forces de sécurités sont déployées à lʼoccasion de la célébration de lʼindépendance (24 mai) et de la commémoration des martyrs de la libération (20 juin).

Lʼensemble du dispositif est édifié sur les permis, les mänqäsaq̄äsi ; mais il se décline sous plusieurs formes de contrôle : les checkpoints, les contrôles de routine effectués par 3. Parmi elles : Amnesty International (2004, 2005, 2006), Human Right Watch (2009) ; UK Home Office

(2006)

4. Durant la même période, dʼautres coup de filet ciblèrent à plusieurs reprises des membres dʼéglises et de groupes religieux, protestants notamment, des professionnels du bâtiment (ingénieurs, architectes, entreprises privées de construction), certains détenteurs de licences commerciales ainsi que le personnel local dʼONG et dʼambassades. Les rafles ne sʼeffectuent donc pas uniquement en relation avec le service national.

des sentinelles ou des patrouilles dont lʼintensité varie au cours de lʼannée et selon les lieux, et enfin les coups de filet, similaire à celui que jʼai décrit, où les forces de lʼordre embarquent des centaines de personnes dont les papiers seront contrôlés ultérieurement. Ces coups de filet contrastent avec les checkpoints où généralement tout le monde semble être en règle. En quelque sorte, les checkpoints bouclent les agglomérations dans lesquelles les forces de lʼordre parviennent à mettre le grappin sur les déserteurs.