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La logique inclusive de lʼEPLF-PFDJ est au moins partiellement mise en échec. La plupart des ạgälglot se sentent ni lʼenvie dʼappartenir au Parti, ni la volonté de défendre à tout prix les valeurs associées aux anciens combattants. Leurs représentations infléchissent et spécifient les contours du service national à leurs manières : perçu comme une structure de domination, le service nʼest plus en effet un simple « programme de reconstruction national » qui nécessite un noble sacrifice comme lʼavance la version officielle. La mobilisation nʼest plus un devoir, mais elle devient ce qui contribue à caractériser la tendance totalitaire de l'État, ce par quoi sa domination se déploie. Cette perspective au sujet du devoir national nʼest certainement pas celle que l'État a tenté de promouvoir intentionnellement en premier lieu même sʼil ne fait aucun doute quʼune telle représentation contribue, dʼune certaine manière, à combler les incompétences dʼun régime qui nʼarrive désormais plus à convaincre du bien fondé de ses politiques. Autrement dit, les ạgälglot se distancient clairement de certaines vues officielles et se démarquent de lʼordre que les élites politiques ont tenté dʼimposer par leurs discours et leur programme.

Si dans ce chapitre jʼai mentionné des blagues au même titre que dʼautres représentations plus sérieuses cʼest parce que les plaisanteries sont un matériel sur lequel de nombreuses

recherches se sont penchées lorsquʼelles se sont intéressées aux régimes autoritaires et totalitaires. Au delà dʼune perspective qui représente les blagues comme une soupape de sécurité utile aux individus soumis à dʼimportantes pressions (Draitser 1989), les plaisanteries ont également servis dʼindicateur prouvant que des individus, considérés jusquʼalors comme des victimes démunies, disposaient en réalité de capacités à se distancier des représentations dominantes et à réagir selon leurs propres volontés10. Si

cette perspective sʼapplique bien entendu également au contexte érythréen, jʼai aussi avancé dans ce chapitre que les blagues des ạgälglot, tout comme dʼautres types de représentations, contribuent aussi à définir les limites de leurs insubordinations. Leurs représentations critiques justifient en effet leurs incapacités dʼagir à lʼencontre dʼun État quʼils ne cessent de décrire comme capricieux et arbitraire. Ce que leurs visions pointent appelle à la prudence et à la dissimulation de leurs opinions.

Leur manière de sʼopposer au nationalisme officiel, à railler leurs supérieurs et plus généralement à sʼinsurger (verbalement au moins) contre les institutions étatiques et leurs raisons dʼêtre idéologiques ne peut pas sʼarticuler sans que leurs paroles tout comme leurs silences, leurs actes tout comme leurs attentes, renforcent aussi une partie de ce quʼils remettent en cause. Cette sorte de contrepartie à lʼinsubordination trouve sa forme dans une multiplicité irréductible de registres en tension11. Mais en deçà des théories

emiques que jʼai déjà mentionnées se dresse un phénomène si évident quʼil pourrait passer presque inaperçu. Pour les ạgälglot, lʼÉtat nʼest pas seulement un prédateur ou un champ dans lequel y faire éventuellement carrière, mais lʼÉtat en tant que concept est également une ressource conceptuelle et argumentative qui permet de faire de lʼordre dans leurs expériences. Il permet dʼidentifier leurs positions face à dʼautres acteurs, il permet dʼexpliquer le présent, il offre des perspectives sur des évènements passés et futurs. Il fourni un cadre conceptuel aux relations de pouvoir dans lesquels ils se trouvent ou dit autrement, les ạgälglot « étatisent » les champs de force. En soulignant par exemple leur position de victimes face aux pratiques et aux règlements dʼune part, tout en se refusant, dʼautre part, de prétendre que lʼÉtat est si capillaire, quʼeux-même en font partie intégrante, les ạgälglot expulsent ainsi loin dʼeux un « État » et essentialisent ainsi un pouvoir qui semble leur échapper complètement.

Cette manière de concevoir lʼordre étatique sous la forme dʼune structure externe contraignante nʼest pourtant quʼune forme souvent simplifiée dʼune réalité sociale bien plus complexe. Une multitude de positions intermédiaires et de contradictions ne cessent en 10. (Visani 2004 ; Thurston 1991 ; Mbembe 1992b, 1996 ; Scott 1985).

11. A propos de lʼimaginaire politique Caroline Humphrey écrit : « This term [political imagination] allow us to write about the ways political life is being thought, without presupposing that all such representations are attached to the hidden motives or economic interests of powerful groups. [...] the political imagination does not only interact with ideologies, it subsumes them, i.e. it creates a greater arena within which ideologies exist. Ideologies are thus particular and limited formations of the political imagination. » (2002: 259).

effet de brouiller un tel schéma. Or, malgré les clivages et les tensions qui lʼhabite, lʼÉtat conserve son image de bloc erratique totalitaire. Sous cette forme, il continue à représenter une clé dʼinterprétation que les ạgälglot et leur famille craignent et auquel ils se réfèrent constamment. Malgré donc la fragilité de ses fondations, il sʼimagine, il se diffuse et il convainc. La force et la faiblesse de cet ordre étatique pointent à lʼhorizon. Tout lʼobjet de la seconde partie de ce travail consiste à présenter autant les formes de contrôles mis en œuvre à lʼégard des individus au service national que leurs limites. Pour ce faire, il faut plonger dans le quotidien des ạgälglot et toujours essayer de tenir la posture analytique qui consiste à différencier dʼune part, le travail effectif des institutions et dʼautre part, les représentations qui les entourent et qui contribuent à en redéfinir les contours en les renforçant ou au contraire en remettant leur pouvoir en question. Cʼest à ce prix seulement quʼil sera alors possible de reconnaître que – bien que la plupart des représentations semble brosser un ensemble étatique totalitaire, presque parfait et cohérent – le pouvoir de lʼÉtat, le service national, le contrôle bureaucratique et la surveillance policière sont composés dʼune multitude de processus qui ne sont pas tous du ressort et du pouvoir de l'État.