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Mon premier séjour en Érythrée remonte à lʼété 2003. Il sʼagissait pour moi de découvrir le pays dans lequel je comptais mener mes enquêtes dans le cadre de mon doctorat et de collecter des informations nécessaires pour établir un projet de recherche. Un an et demi plus tard, au début 2005, nous nous installions, ma compagne et moi, à Asmara. Jʼallais enseigner un premier semestre à lʼUniversité et je débutais mes enquêtes dans la capitale avant de me rendre dans plusieurs villages de la région Loggo Anseba. Jusquʼen été 2005, mes enquêtes portaient essentiellement sur des questions relatives au système juridique du pays. Je travaillais alors sur un projet de recherche qui avait été accepté par lʼUniversité dʼAsmara à laquelle jʼétais formellement rattaché.

Mener des recherches en Érythrée, et à plus forte raison des enquêtes ethnographiques, nécessite de sʼaccommoder de nombreuses contraintes. Comme le remarque Sara Rich Dorman : « lʼimportance de l'État et de la construction nationale dans tous les secteurs signifie que nʼimporte quelle recherche est profondément politisée1. » (Dorman 2005a:

204). Les recherches menées par les scientifiques locaux sont intimement liées aux projets du gouvernement ; leurs résultats doivent seconder lʼidéologie nationale et les discours officiels. Les chercheurs étrangers ont certainement beaucoup plus de marge de manœuvre mais ils sont eux aussi soumis à des contraintes importantes : lʼaccès aux institutions et aux sites de recherches est contrôlé par des permissions spécifiques et parfois, des projets sont tout simplement annulés (Schmidt 2010). Obtenir une entrevue avec un fonctionnaire nécessite presque systématiquement dʼavoir ce genre de permis à lui remettre. De surcroît, plusieurs chercheurs se sont vu refuser lʼautorisation de mener de nouvelles enquêtes après un premier séjour dans le pays. Cette vigilance touche également les journalistes. Ces derniers sont en effet scrupuleusement surveillés. Un article trop critique conduit aisément, sinon à lʼexpulsion, au moins à la suspension de leur 1. Ma traduction

activité pour plusieurs semaines.

Dans mon cas, cʼest à la suite d'une note envoyée par le Ministère de la Justice que lʼUniversité cessa en juin 2005 dʼapporter son support à mon projet de recherche. Sans entrer dans les détails, cela signifiait quʼà partir de ce moment jʼavais perdu le soutien que lʼUniversité pouvait mʼaccorder dans le but dʼaccéder aux institutions étatiques érythréennes dans lesquelles je souhaitais mener mes enquêtes. La faisabilité de mon projet relatif au système juridique était ainsi considérablement compromis et je décidais alors de suivre dʼautres pistes de recherche tout en continuant autant que possible à poursuivre mes enquêtes auprès des juges et des médiateurs avec qui je pouvais encore mʼentretenir. Cʼest dans cette situation qui limitait mes recherches parmi les fonctionnaires que je me suis progressivement intéressé aux individus assignés au service national. Je comptais ainsi regagner partiellement un accès aux institutions étatiques en m'intéressant aux pratiques et aux représentations de ces jeunes adultes qui occupent de force des fonctions subalternes et auxiliaires au sein de l'État érythréen.

A la fin de lʼannée, mes déplacements dans les campagnes se limitaient à cause des tensions grandissantes avec lʼÉthiopie. Obtenir des permis pour se déplacer dans le pays devenait de plus en plus compliqué pour lʼensemble des ressortissants étrangers qui résidaient sur le territoire érythréen. Les restrictions imposées dʼabord au personnel des Nations-Unies, puis à ceux des ONGs internationales, compliquaient également pour moi toute sorte de procédures. Sans signes dʼamélioration en vue, je décidais alors de concentrer mes enquêtes à Asmara tout en continuant à faire autant que possible de courts séjours dans les campagnes.

En 2006, mes enquêtes portaient essentiellement sur plusieurs questions relatives aux évènements vécus par mes interlocuteurs au service national et à ceux qui sʼen était affranchi en objectant ou en désertant. Je me penchais ainsi sur dʼautres pratiques bureaucratiques et dʼautres mesures étatiques que celles proprement juridiques. Suivre le quotidien des individus au service national impliquait de rendre compte de la manière dont ils y étaient assignés, puis parfois réassignés. Je découvrais leurs espoirs relatifs à une potentielle démobilisation et j'apprenais comment certains arrivaient à sʼengager dans une telle voie. Je mʼintéressais aux innombrables et interminables démarches quʼils entreprenaient pour obtenir ou renouveler toute sorte de lettres de leurs supérieurs, de papiers et de certificats. Jʼétudiais les parcours bureaucratiques quʼils devaient emprunter en suivant de près chacune de leurs étapes ; je consignais dans mes notes leurs impressions et souvent leurs désespoirs. Lorsque ces parcours bureaucratiques sʼachevaient brutalement par un échec, il sʼagissait de comprendre comment les ạgälglot faisaient face aux refus, aux embuches, à lʼabsence dʼun service. Je consignais également

le déroulement de leurs activités relatives à leur assignation. Certains nʼavaient pas de tâches définies, dʼautres avaient des agendas hebdomadaires précis ou conduisaient même des projets professionnels à plus ou moins long terme.

Devant la faiblesse de leurs revenus, jʼessayais de rendre compte de la manière dont ils tentaient dʼobtenir dʼautres formes de rémunérations, de sʼassurer un revenu secondaire ou de mobiliser lʼaide de leurs parents. Il fallait aussi se pencher sur toutes sortes de démarches qui organisaient leur quotidien. Leur administration locale était souvent une étape indispensable pour accéder à dʼinnombrables denrées et des articles raréfiés par les pénuries. Leurs familles devaient régulièrement assurer leur accès aux magasins dʼÉtat ou trouver dʼautres moyens pour sécuriser le nécessaire et corriger la gestion domestique. Je mʼintéressais aux stratégies quʼils adoptaient pour contourner des administrations publiques trop lentes ou des règlements trop fastidieux. Je cherchais également à comprendre à quel prix il était possible pour certains de vivre clandestinement en tant quʼobjecteur ou déserteur. On me faisait part très prudemment de certaines confidences relatives au marché noir, je découvrais parfois quelques arrangements entre commerçants et clients ; puis on me parlait de méthodes de falsification ainsi que dʼautres pratiques illégales. Je suivais aussi le long déroulement des préparatifs de ceux qui prévoyaient de sʼexiler. Enfin, jʼobservais, chez les uns et les autres, les effets que produisaient de nouvelles mesures et de nouveaux règlements. Nous discutions dʼévènements survenus dans leur quartier, de changements touchant leur ministère, des stratégies à adopter devant une nouvelle mesure. Nous cherchions à interpréter les rumeurs, à en tirer des prévisions, à lire entre les lignes des journaux pour décrypter aussi bien des constantes ou des normes dans lʼapparent chaos du quotidien que dans le futur promis par certains discours du Parti.

Lʼanglais et le tigrinya sont les deux langues que jʼutilisais lors de mon séjour en Érythrée. La première nʼest pas parlée de tous mais la plupart des jeunes adultes érythréens en ont au moins quelques notions. Lʼanglais est enseigné dans les écoles à partir de la cinquième année (grade 5 elementary school). Cette langue fait donc partie de lʼenseignement obligatoire. Le tigrinya est devenu la lingua franca dans les régions où jʼai résidé, bien plus que lʼarabe qui est également lʼune des langues officielles non endogène2. Pour certaines enquêtes, jʼai dû faire appel à un traducteur jouant le rôle

dʼinterprète anglais-tigrinya, notamment lors de mes séjours dans les villages. Parfois, mes interlocuteurs sʼexprimaient dans les deux langues. Je suivais par exemple leurs conversations en tigrinya puis, en aparté, jʼobtenais en anglais des précisions sur des parties de conversations incomprises. Dans les situations sans interprète, je me suis jdébrouillé grâce mes notions de tigrinya et à la patience de mes interlocuteurs. A dʼautres 2. Pour plus de précision sur la politique linguistique en vigueur en Érythrée référer à (Redie 2010 ; Tekle

occasions, je menais certaines enquêtes en anglais uniquement. Je retranscrivais ces interactions en français et en anglais dans mes carnets en ajoutant parfois quelques notes en tigrinya.

Aux deux années de terrain en Érythrée sʼest ajouté des conversations régulières menées, pour la plupart, grâce à des outils informatiques tels que la messagerie instantanée. Grâce à ces contacts, jʼai pu continuer à suivre les processus engagés par certains ainsi que la manière dont dʼautres répondaient à de nouveaux évènements les touchant directement. Pouvoir ainsi communiquer à distance de manière simple et régulière transforma les contours de nos interactions. Sʼil devenait plus difficile dʼaborder dans le détail des interactions bureaucratiques, la distance associée à une amitié qui résistait à la séparation mʼoffrait alors un nouveau regard sur leurs pratiques et leurs stratégies. Il devenait par exemple plus facile de discuter des tensions au sein des familles ou entre amis. De nouveaux projets de départ mʼétaient confiés. Une large partie de ces interactions écrites nʼa toutefois pas été exploitée car elles sʼécartent de la problématique définie dans ce travail. A de rares exceptions, les individus que je cite ne sont plus en Érythrée. La plupart ont décidé de sʼexiler en raison des conditions de vie que le service national ou la désertion leur imposait. Je suis resté en contact régulier avec une petite dizaine dʼentre eux et jʼai eu lʼoccasion de suivre à distance les différentes étapes de leur exil.

Au moment de la rédaction, jʼai pris la décision de conserver la langue que jʼavais utilisée dans mes carnets. Cʼest pourquoi tout au long de ce travail, je cite mes interlocuteurs parfois en anglais, parfois en français. Proposer une nouvelle traduction à certaines de ces retranscriptions nʼaurait fait que déformer dʼavantage leurs propos. Je tiens à souligner quʼaucuns témoignages cités dans ce travail nʼa pu être enregistré et retranscrit mot à mot. Jʼai eu en effet très rarement lʼoccasion dʼutiliser un enregistreur minidisc3. Par

conséquent, lʼensemble des citations orales qui se trouvent dans ce travail provient des notes que jʼai prises sur le moment ou juste après une conversation. Les traductions que je propose ne sont donc pas des retranscriptions au sens strict du terme ; jʼai toutefois soumis un certains nombres dʼentre elles à leur auteur afin de mʼassurer de leur fidélité à leurs propos. Lorsque cela nʼa pas été possible, jʼai décidé de rendre compte de leurs propos sous la forme dʼun discours indirect ou dʼun récit. Sʼil faut reconnaitre que je suis la plupart du temps le co-auteur de ces passages, jʼai fais tout mon possible pour rester le plus proche de la version que lʼon mʼavait relatée.

En résumé, mes enquêtes menées en Érythrée se sont déroulées entre le début 2005 et le début 2007. A mon retour en Europe, je suis resté en contact étroit avec plusieurs de mes interlocuteurs avec qui jʼai poursuivi mon travail de collecte de données à distance 3. Compte tenu de la situation militaire et politique dans le pays, il était également très difficile de prendre

jusquʼà la fin 2009. Enfin, un certain nombre dʼinformations présentées dans ce travail sont également issues de mon séjour en été 2003 et de mon travail mené depuis la Suisse en 2004. Le matériel ethnographique présenté dans ce travail couvre ainsi la période de sept ans qui court entre 2003 et 2009. Compte tenu encore des enquêtes que jʼai mené à propos de certains évènements passés, les interprétations que je propose au sujet de la mobilisation, de la surveillance et de la répression des jeunes adultes érythréens couvrent ainsi plus généralement la première décennie du vingt-et-unième siècle.