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Lʼassignation civile dans un bureau ministériel dʼAsmara sʼaccompagne souvent dʼune torpeur produite par lʼinactivité et lʼattente. Certains préféreraient alors « servir la nation », ou simplement avoir quelque chose à faire au lieu dʼattendre sans rien gagner. Une plaisanterie fait état de cette léthargie forcée et contre nature qui met en scène des chats : « Les chats érythréens présents aux olympiades félines raflent toutes les médailles. Cʼest la stupéfaction générale et les journalistes se pressent auprès des athlètes félins pour connaître leur secret. Lʼun des chats érythréens révèle le mystère : « Dans notre pays, le service national nous a donné lʼallure de chats mais en réalité nous sommes tous des léopards, voilà pourquoi nous avons tout gagné. » »

Le service corrompt et domestique les forces vives dans cette blague pas franchement hilarante. Le chat (dmu) est assez généralement déprécié - « face de chat » (dmu gäs̀) est une insulte commune – face au léopard (näbri) ou au lion (ạmbäsa) dont la référence sert à désigner un individu courageux et brave comme un ancien combattant de lʼEPLF, par exemple. Pour mes interlocuteurs au service civil à Asmara, lʼassignation dans un ministère est certes une aubaine comparée à la tranchée du militaire cantonné à la

frontière éthiopienne, mais tous également soulèvent lʼexistence presque structurelle dʼun dysfonctionnement de la bureaucratie dans laquelle ils se retrouvent : leurs chefs rechignent à leur transmettre des responsabilités, voilà pourquoi le travail manque souvent :

« Il faudrait plus de démocratie dans lʼÉtat. Nous [les ạgälglot] ne sommes pas écoutés, il y a un manque dʼouverture : Tu assistes aux réunions mais ton avis nʼest pas demandé. »

(Kiros, Asmara, décembre 2005). « Ce qui me dérange cʼest lʼarbitraire et lʼautoritarisme. Même dans ma position [de juge] je ne suis pas écouté. Si je propose quelque chose, mes supérieurs qui sont des anciens combattants vont me dire : « tu étais où durant la guerre? » Le problème cʼest quʼil ne font pas de place aux jeunes. »

(Henok, Asmara, janvier 2007) Le débat national nʼexiste pas en Érythrée, il nʼest pas promu par les élites politiques et les jeunes générations, tout comme bon nombre de citoyens plus âgés également, sont considérablement affectés par cette absence dʼouverture et de dialogue de la part du Parti. Toutefois, au manque de délégation et dʼécoute, les assignés répondent par des justifications qui légitiment parfois le comportement de leurs « adversaires » les tägadälti. : « Il faut que les anciens combattants sʼouvrent plus au principe démocratique mais il faut aussi leur donner du temps. Ils ont appliqué les ordres avec une arme braquée sur la tempe durant des décennies, il faut du temps pour changer les manières de faire. »

(Filipos, Asmara, juin 2005) Critiques mais aussi complaisants, abattus mais également révérencieux, les individus en service semblent donc pris entre différents registres de justifications en tension. En reconnaissant certains problèmes dans le fonctionnement de l'État, mes interlocuteurs au service mentionnaient aussi fréquemment des limites insurmontables aux potentielles réformes quʼils attendent. Ils semblaient dire ainsi : « Chaque chose en son temps », « Ne soyons pas trop impatients » ou encore « Attendons de voir ». La patience joue donc un rôle important dans la limite de la posture critique des ạgälglot envers leurs supérieurs et le fonctionnement étatique en général. Le discours critique ou subversif est donc rarement univoque. Comme certains le reconnaissent aussi, les ạgälglot ne sont pas les seuls à se plaindre du « système ». Haile, dont lʼassignation a été décrite au chapitre précédent, me rapporte une interaction avec lʼun de ses supérieurs, le tägadälay responsable des ressources humaines :

« Lorsquʼil mʼa dit que je devais me débrouiller pour trouver lʼargent nécessaire pour me loger à Asmara, je lui ai dit que je voulais faire mon service parce que je veux être utile à ma patrie, jʼai fait le nationaliste tu vois. Il a alors rétorqué quelque chose comme : « Ok, nous nʼavons pas de chambres à disposition, tu sais, ici les choses sont en train de mourir. » Ça mʼa impressionné dʼentendre cela de lui. »

(Haile, Asmara, août 2005) Les tägadälti ne sont donc pas toujours des « anciens combattants loyalistes et acritiques » comme les ạgälglot veulent parfois sʼen convaincre en plaisantant. Les critiques faites à lʼencontre du gouvernement sont partagées bien plus largement et les ạgälglot en ont souvent la preuve. A tel point que plusieurs de mes interlocuteurs pensent que bons nombres des anciens combattants se trouvent, eux aussi, pris dans le piège du gouvernement. En quelque sorte, les belles catégories identitaires décrites dans la section précédente ne tiennent pas longtemps dans lʼexpérience quotidienne de ceux qui les mobilisent toujours un peu trop vite. Ce brouillage sʼapplique également aux ạgälglot. La catégorie nʼest pas si homogène quʼelle le paraît à première vue. Tous ne sʼopposent pas en effet au régime et les clivages entre ạgälglot sont même parfois très marqués. Selon Gebremariam il y a aussi des suppôts du gouvernement au sein de sa génération. Ce sont ceux qui pullulent discrètement dans les « syndicats » tels que la NUEYS ou la NUEW8 ou

encore de ceux qui jouent le jeu abject du gouvernement en diffusant les paroles saintes des élites, apprises par cœur lors dʼun cours Kadrä9 :

« Ils sont en train de fermer toutes les écoles privées car ils veulent tout centraliser à May Nehfi et à Nakfa où ils enseignent leur idéologie et le communisme chinois pour former les nouveaux Şaə̄bya.Un ami à moi – pouah! Jʼai de la peine à croire quʼon a été amis – il sʼest dʼabord inscrit au NUEYS, puis il a été invité à suivre le cours à Nakfa. Maintenant, cʼest un petit Şaə̄bya qui a essayé lʼautre jour de me laver le cerveau. Pourquoi je dois écouter ce quʼil dit, moi, je ne veux pas laver mon cerveau. Mon cerveau est sale mais ces gens, ils veulent profiter du système, ils veulent diviser la société. »

(Gebremariam, Asmara, septembre 2006) Le brouillage des catégories et les innombrables nuances ne viennent pas seulement déranger lʼordre trop simpliste qui tente de faire correspondre des opinions politiques (opposants/loyalistes) à des catégories sociales (ạgälglot/tägadälti). En effet, ces représentations contradictoires favorisent lʼidée dʼun système sans visage dont il faut se 8. National Union of the Eritrean Youths and Students et National Union of Eritrean Women

9. La formation Kadrä se tient à Nakfa (siège de lʼEPLF durant la guerre de libération). Elle est dispensée aux ạgälglot par des hauts fonctionnaires du gouvernement et du Parti (parfois même par le Président en personne). Bien quʼelles aboutissent après quelques semaines à lʼobtention dʼun certificat dʼétudes sociales, il sʼagit dʼun séminaire dʼéducation politique que le Parti a mis en place pour endoctriner les jeunes générations.

méfier à chaque instant; un système dans lequel les ạgälglot que jʼai connu définissent leur place comme celle de subordonnés et de victimes.