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Le délitement de la révolution

2. Problématique et structure

Problématique

Le processus dʼatomisation sociale représente lʼobjet de cette thèse de doctorat. Les incertitudes et le sentiment dʼinsécurité ressentis par les individus, leurs craintes légitimes et leurs anticipations du futur, la méfiance et la suspicion quʼils développent à lʼégard des autres sont les phénomènes qui alimentent le processus que jʼaborde dans ce travail. En dʼautres termes, ma problématique porte sur le déploiement des logiques qui président à la fragmentation des liens sociaux et à lʼisolement des individus. Toutefois, le processus dʼatomisation sociale n'aboutit jamais à un isolement total. En réalité, la fragmentation nʼest jamais achevée. Elle peut, tout au plus, ne jamais cesser de menacer les nouveaux liens de solidarité qui se reconfigurent toujours, même temporairement, entre les individus. Dans la mesure où lʼatomisation sociale ne peut être quʼun processus en cours, la notion ne peut donc jamais décrire lʼétat dʼune société à un moment donné1.

En revanche, je soutiens que les logiques qui président à la fragmentation ou du moins à lʼaffaiblissement des liens sociaux en Érythrée représentent la pierre angulaire de la gouvernance despotique qui caractérise l'État érythréen contemporain. Ces logiques sont en effet promues par toutes sortes de mesures et de politiques mis en place par le régime au pouvoir. Toutefois, le déploiement de ces logiques nʼest pas le seul apanage de l'État et de ses agents. En ce sens, ma démarche consiste à illustrer le rôle crucial quʼune participation populaire diffuse a dans le développement de toutes sortes de craintes, de méfiances et de suspicions relatives au pouvoir de l'État. Autrement dit, jʼavance que le fonctionnement despotique des institutions étatiques érythréennes encouragent lʼémergence de pratiques et de représentations populaires qui participent activement au processus de fragmentation des liens sociaux. Essentielles à la modalité de gouvernance despotique de l'État érythréen, la participation et la complicité des citoyens au processus dʼatomisation de leurs liens sociaux constitue alors autant lʼincroyable force du régime au 1. Hannah Arendt, à qui jʼemprunte la notion, lʼentend autrement. Pour elle, lʼatomisation sociale est un état de la société nécessaire pour que se déploie toute la force de la terreur et que se constitue des régimes totalitaires (1968).

pouvoir que son extrême fragilité. Cette problématisation des logiques qui président au processus de fragmentation ou dʼatomisation sociale sʼarticule donc intimement avec une réflexion sur le pouvoir de l'État érythréen et sur la complexité sociale de ses modalités de gouvernance despotique.

Dans cette perspective, je me suis fixé comme objectif de décrire et dʼanalyser les effets que suscite ce type de gouvernance étatique auprès des jeunes adultes érythréens qui se trouvent tout particulièrement au cœur des projets, à la fois concrets et idéologiques, de l'État. En obligeant les jeunes adultes érythréens à servir de manière permanente dans ses institutions civiles et militaires, l'État façonne et limite considérablement leur existence. Il va de soi que cette mobilisation, qui représente le paroxysme de l'autoritarisme propre aux élites politiques au pouvoir depuis 1991, ne peut pas sʼaffranchir de certaines résistances. Contraints dʼoccuper ces fonctions pour une période indéterminée, les Érythréens mobilisés au service national (hagärawi ạgälglot) se sentent exploités par une élite politique qui ne leur laisse pas choisir leur place dans la société. Ainsi, lʼune des questions fondamentales qui a guidé mon travail a trait à la façon dont lʼÉtat érythréen organise une telle mobilisation et tente de maintenir sous sa houlette des centaines de milliers dʼindividus assignés au service national. La surveillance et le contrôle étatique ne cessent de se modifier et provoquent une multitude dʼincertitudes et un fort sentiment dʼinsécurité parmi les jeunes adultes érythréens. LʼÉtat remet sans arrêt en question leur quotidien et ce faisant, le fonctionnement de la bureaucratie et celui des forces de lʼordre déstabilisent les individus en âge de servir au lieu dʼoffrir un cadre stable et défini à leur lʼexistence déjà entravée. Jʼavance alors que ces déstabilisations, aussi bien intentionnelles quʼaccidentelles, induisent et encouragent toutes sortes de pratiques, de stratégies et de représentations qui viennent dʼune part renforcer le contrôle étatique qui sʼexerce et dʼautre part, participent au processus plus général de fragmentation des liens sociaux. En dʼautres termes, les contraintes et les risques auxquels les jeunes adultes érythréens font face ne sont pas nécessairement le seul produit des mesures prises par les institutions étatiques. La construction, la concentration et la diffusion de ces contraintes et de ces risques nécessitent quʼils soient appréhendées dans toute la complexité de leurs articulations sociales.

En effet, si les mesures coercitives de l'État ainsi que les déstabilisations causées par toutes sortes de dysfonctionnements bureaucratiques provoquent dʼinnombrables incertitudes au sein de la population en général et parmi les individus au service national en particulier, ces phénomènes représentent également pour eux une multitude dʼopportunités à saisir. Dʼune part, les dysfonctionnements peuvent représenter les conditions à partir desquels les citoyens ont la faculté dʼexercer leur marge de manœuvre et développer ainsi des stratégies vis-à-vis des autorités. En ce sens, certains

dysfonctionnements institutionnels constituent par exemple les interstices dans lesquels les individus peuvent momentanément se dissimuler. Dʼautre part, les mesures prises par l'État à lʼencontre dʼun groupe ou dʼune pratique ne représentent pas toujours un fléau à éviter. Pour certains, elles peuvent aussi représenter des moyens à saisir pour avancer leurs intérêts personnels. Exercer par exemple une pression sur le quotidien et la liberté dʼun concurrent est relativement simple dans un système despotique à la fois répressif, arbitraire et désordonné. Par conséquent, autant les résistances utiles pour déjouer les projets de l'État que les stratégies mises en œuvre par les individus au service national pour s'accommoder de leur situation et trouver des moyens pour améliorer leur condition de vie ont des conséquences qui peuvent aussi bien atténuer que consolider les politiques de l'État et les mesures quʼil met en place. Si je continue à distinguer deux catégories générales de phénomènes – les premiers propres aux institutions étatiques, les seconds relatifs aux réponses que les jeunes adultes érythréens réservent aux politiques de l'État – leurs entrelacs et leurs influences mutuelles représentent les phénomènes qui m'intéresse au premier plan et qui font lʼobjet de mes analyses.

Les différentes facettes et limites de la capacité dʼagir des jeunes adultes se trouvent donc au cœur de mon travail. Malgré les contraintes très importantes qui sʼexercent sur les individus en âge de servir, ces derniers ne sont en aucun cas des acteurs passifs de la vie sociale et politique en Érythrée : bien que limitée, leur agencéité nʼest néanmoins pas négligeable. Leur autonomie, certes relative, sʼexerce autant dans le champ des représentations que dans celui des pratiques. Dans cette perspective, la problématique de ce travail se décline autour de deux questions générales :

• quels rôles les individus en âge de servir ont-ils dans la construction, la diffusion et la concentration des contraintes et des processus de déstabilisation auxquelles ils font face quotidiennement ?

• comment les pratiques et les représentations de ces jeunes adultes catalysent les modalités dʼune gouvernance despotique et contribuent à la fragmentation des liens sociaux en Érythrée ?

Dans la mesure où les jeunes adultes érythréens sont contraints de servir indéfiniment dans les institutions étatiques, la plupart dʼentre eux ont bien évidemment développés dʼinnombrables réactions face aux politiques et aux discours du Parti qui les gouverne. Leurs représentations relatives à l'État et à la nation se démarquent ainsi des vues officielles présentés dans les médias qui ne cessent de rabâcher lʼidée dʼun soutien populaire sans faille au gouvernement. Une certaine autonomie permet donc aux jeunes adultes érythréens dʼélaborer toutes sortes dʼopinions qui non seulement se distinguent de celles promues par les élites politiques mais sʼopposent également aux logiques du

fonctionnement étatique. Au même titre que bien dʼautres citoyens, les jeunes adultes ne manquent pas de reconnaître le caractère autoritaire de leur gouvernement. Dʼautres représentations brossent le portrait dʼun pouvoir étatique sans faille. Or, de nombreuses expériences individuelles contredisent ces croyances largement diffusées. Mon analyse sʼappuie donc sur un double travail de distanciation; dʼune part, face aux discours du Parti et dʼautre part, à lʼégard de certaines représentations populaires. Dans un cas comme dans lʼautre, je me suis gardé de reprendre à mon propre compte et sans regard critique les vues et les interprétations que jʼai collectées sur le terrain. Une facette de ma problématique a dès lors consisté à rendre compte des façons que les jeunes adultes érythréens ont de mettre en scène et de jouer leur position subalterne au sein des institutions étatiques.

Comme je lʼai déjà mentionné, les jeunes érythréens disposent toutefois de capacités à mettre en œuvre des stratégies et des pratiques propres à infléchir certaines contraintes qui sʼappliquent à eux. Si leur marge de manœuvre est particulièrement limitée, il ne reste pas moins vrai que ces acteurs trouvent toutes sortes dʼarrangements plus ou moins fragiles et temporaires pour s'accommoder de leurs obligations nationales et pour améliorer leur quotidien. Dʼautres font le choix dʼorganiser leur exil et dʼentreprendre, parfois avec succès, leur évasion. Il me semble toutefois nécessaire de distinguer clairement cette capacité dʼagir avec celle qui consiste plus délibérément à combattre activement le régime quʼils dénoncent et à induire un changement significatif dans le fonctionnement étatique. En dʼautres termes, leur capacité dʼagir à lʼencontre des mesures coercitives qui les touchent se limite à réajuster ou à atténuer, la plupart du temps à lʼéchelle individuelle, les contraintes qui sʼimposent à eux. A ce titre, lʼinjonction à ne pas considérer nécessairement les jeunes comme des agents du changement social en Afrique (Abbink 2005: 22) sʼapplique tout particulièrement au cas de l'Érythrée. Dans cette perspective, mon travail présente comment les Érythréens en âge dʼêtre assigné au service, participent volontairement ou se trouvent dans lʼobligation de prendre part à la construction de leur subordination ainsi quʼà lʼélaboration de toutes sortes dʼincertitudes qui composent leur quotidien et qui alimentent leur sentiment dʼinsécurité face à l'État. Des individus peuvent ainsi participer en toute connaissance de cause, et même parfois avec un certain enthousiasme, à la mise en application de mesures autoritaires (Tarlo 2001; Spencer 2007). Mes interlocuteurs ne se rangent toutefois pas dʼavantage dans cette catégorie dʼacteurs cyniques, que dans celle de victimes passives, mais la plupart dʼentre eux se déplacent entre ces deux pôles au gré des évènements.

S'intéresser à plusieurs types dʼinteractions situées à cheval entre les institutions étatiques et la population nécessite dʼadopter une perspective mieux définie sur la distinction entre État et société qui sʼest imposée, jusquʼici spontanément, dans la problématique de ce

travail. Pour ce faire, je mʼappuie sur la thèse de Timothy Mitchell. Pour lui, l'État en tant concept est le résultat produit par une multitude de processus et de « disciplines » qui délimite et définissent un champ dʼactivités étatiques2. L'État est ainsi une sphère ou un

champ, qui sinon autonome, est du moins distingué clairement du reste de la société (1991: 94-95). Dans le cas érythréen, la notion dʼÉtat nʼest ni produite nécessairement par des institutions ou des « disciplines » qui relèvent du champ étatique, ni par des acteurs qui se revendiquent dʼen faire partie. La présence de lʼÉtat, défini ainsi comme un objet phénoménologique se trouve en quelque sorte démultiplié à lʼextérieur de ses institutions formelles, cʼest-à-dire dans le champ social, où il constitue une réalité influente sans que les agents et les institutions étatiques soient directement impliqués. Dans cette perspective, lʼÉtat est avant tout un objet de pensée et peut être par exemple considéré comme un spectre qui hante ou comme une machine génératrice dʼespoir (Hansen & Stepputat 2001: 37). Dans la même foulée, les réflexions de Begoña Aretxaga ont également inspiré mon approche des phénomènes étatiques. Pour elle, lʼÉtat est une réalité fictionnelle : « I want to suggest that the state, whatever that is, materializes not only through rules and bureaucratic routines (Foucault) but also through a world of fantasy thoroughly narrativized and imbued with affect, fear, and desire, that make it, in fact, a plausible reality. By fantasy I do not mean here an illusory construction opposed to an empirical reality, but a kind of reality in its own right breaching the divide between consciousness and unconsciousness. » (Aretxaga 2000: 52). Avancer que lʼÉtat, en tant que représentations et affects, a pourtant une réalité bien matérielle et des effets tout-à- fait concret est une dimension essentielle dans la démarche que jʼai adoptée dans lʼélaboration de mes analyses.

On sera cependant tenté dʼaffirmer que cette réalité phénoménologique nʼest quʼune dimension parmi dʼautres de ce qui constitue l'État. Même sʼil est difficile de le discerner clairement parmi lʼensemble des acteurs et des processus sociaux, l'État nʼest-il pas en effet un agglomérat dʼinstitutions plus ou moins reliées entre elles ? Cette réalité institutionnelle socialement construite, cʼest-à-dire historiquement et culturellement définie, nécessite de reconnaître la validité de la distinction proposée par Philip Abrams entre l'État en tant quʼidée et l'État en tant que réseau de pratiques et de structures institutionnelles (1988). Pour ma part, jʼutilise dans ce travail les termes « État » et « institution étatique » pour effectuer la même distinction. Toutefois, je ne tiens pas toujours compte de cette distinction compte tenu que dans mon approche théorique, l'État inclut ce à quoi le second terme réfère plus strictement. L'État représente ainsi un actant hétérogène constitué dʼune réalité à la fois phénoménologique et institutionnelle, il est 2. Cette perspective théorique qui ne prend pas le parti de définir les frontière de l'État mais qui place au contraire, les productions symboliques et pratiques de ses frontières au centre du questionnement fait suite au constat dʼéchec que lʼauteur fait à propos des théories politiques qui tentent de proposer une définition de l'État en tant quʼinstitution (1991).

pour ainsi dire lʼidée et le système. Autrement dit, dans ce travail je définis l'État comme un réseau complexe, variable et agissant de représentations, dʼaffects, dʼacteurs et de processus qui dépassent largement les limites des institutions étatiques telles quʼelles sont représentées usuellement par le régime au pouvoir et par mes interlocuteurs érythréens. Ces définitions emic des institutions étatiques et de leurs acteurs sont en ce sens des éléments qui sont parties intégrantes de ce que jʼentends par le concept « État ». Dans cette perspective, l'État en tant que réseau composé dʼune multitude dʼéléments hétérogènes dont il serait bien fastidieux de faire la liste exhaustive, est toujours déterminé par lʼévènement, la mesure ou les représentations dʼun acteur qui fait ponctuellement lʼobjet de lʼanalyse anthropologique. Le résumé qui suit a pour but dʼindiquer au lecteur le fil rouge de mon argumentation et de ma narration avant quʼil plonge dans les détails de l'analyse.