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La journée avait bien commencé. Jʼavais pris un café avec Tekle avant quʼil se rende au travail et nous avions prévu de nous revoir à lʼheure de la fermeture de son bureau pour aller, une fois nʼest pas coutume... faire un bowling. Assigné depuis quelques mois, il sʼacclimatait peu à peu à sa nouvelle vie au service et à lʼambiance de travail. Il commençait même à se figurer comment améliorer son sort. A dix-huit heures, Tekle a complètement changé dʼattitude. Il est hors de lui et distant, muré dans le silence. Impossible de savoir pourquoi, pas de bowling cette fois mais je lui offre un thé sur une terrasse et lʼoccasion dʼinstaurer un magnifique malaise entre nous. Je découve finalement que le calme légendaire de Tekle a des limites. Sans oser demander, jʼimagine le pire, une réassignation peut-être.

Voici un extrait de mon carnet : « 5 octobre 2006, hier Tekle a reçu un formulaire à remplir. 10. Sur le contrôle et lʼétouffement du secteur privé quelques années auparavant, voir (Gaim 2009b: 243-

245).

Il ne voulait pas en parler mais nous en discutons aujourdʼhui. » Ce formulaire que lui et les autres ạgälglot viennent de recevoir émane du Ministère de lʼéducation. Il est adressé à tous ceux qui ont suivis des études supérieures. Il parait anodin, les champs à compléter sont habituels : nom, prénom, assignation, incorporation et ainsi de suite. Tekle estime que le Ministère a déjà toutes ces informations. Ce qui le rend furieux cʼest la rubrique « garant » (wah̅äs) qui, sans autre détail, doit être signée par un proche parent. » Je ne comprends pas tout de suite lʼenjeu ; alors devant ma perplexité, Tekle spécifie :

« Il peuvent me demander nʼimporte quoi sur moi mais pas dʼimpliquer ma famille » déclare-t-il outré. « Celui qui signera sera responsable de moi et de mes actes. Si je déserte des mesures seront alors prises contre la personne garante. Cʼest dégoutant comme ce Ministère fait les choses de manière indirecte. Cʼest pour nous retenir ici. »

(Tekle, Asmara, octobre 2006) Les ạgälglot sont unanimes, les autorités désirent connaître à lʼavance les noms de ceux qui payeront les infractions quʼils commettront peut être un jour. Ils sont mis dans une situation intenable : trouver la « tête de turc » qui paiera pour eux. Cette manière univoque dʼinterpréter un champ à remplir sur un formulaire malgré le manque complet dʼinformation officielle à ce sujet nʼest pas surprenant après tout ce qui sʼest passé depuis plus dʼune année. Définir un « garant » cʼest tout dʼabord faciliter la tâche dʼaccusation en donnant au Ministère les moyens dʼétablir une de ces fameuses listes dont tous le monde parle ; mais cʼest également légitimer la sanction par un document officiel signé auparavant. La supposition dʼun attachement démesuré à lʼétablissement dʼune procédure en bonne et due forme ne rend toute lʼaffaire que plus sordide encore. Tekle et quelques autres ne se laissent pas abattre. Jʼassiste durant quelques jours à leurs réunions surchauffées. Le formulaire a au moins le mérite de faire parler de lui. Ils ne cessent de déclarer lʼinjustice dʼune telle mesure ; ils revendiquent aussi tour à tour leur détermination à ne pas désigner eux-mêmes le responsable de leurs propres actes. Les moqueries imaginent alors que lʼun ou lʼautre convaincra le Ministre de lʼéducation ou le Président de signer son formulaire. En fin de compte, ce sont eux les responsables de lʼexode, déclarent-ils unanimement, et eux peuvent payer. Mais à coté de ces déclarations publiques, chacun cherche un moyen de contourner lʼobligation. A lʼabri des regards de leurs pairs, beaucoup se résignent et me confient quʼils nʼont pas vraiment dʼalternative. Très rapidement, le refus initial et catégorique fait place à une tentative dʼescamotage moins risquée. Lʼoption qui émerge consiste alors à trouver un garant qui compte lui-même quitter prochainement le pays ; un candidat à lʼexil qui ne sera pas importuné le jour où les autorités le chercheront. Pour ceux qui ne trouvent pas à temps la perle rare, cʼest la consternation. Beaucoup se résignent alors à désigner leur père ou leur mère. Tekeste me dit ne plus vouloir parler de cela : « Je veux oublier ce formulaire. Toute cette histoire me rappelle à quel point je suis

dans une prison. » (Tekeste, Asmara, Novembre 2006)

Est-ce que ce formulaire a permis dʼamender plus de parents ou dʼautomatiser la désignation des « coupables »? Rien nʼest moins sûr. Dʼune part, certaines institutions nʼont pas réclamé avec insistance que leurs ạgälglot rendent le document et dʼautre part, le Ministère de lʼéducation nʼa jamais sanctionné ceux qui ne lʼont pas rendu. Un énième dysfonctionnement bureaucratique, un manque de ténacité des responsables et une inconstance dans lʼaccomplissement de la mesure minent sans aucun doute les résultats de cette collecte de données. Pourtant, malgré la récurrence reconnue de tels dysfonctionnements, une très large majorité de mes connaissances se sont sentis obligés de remplir ce formulaire. Que ces informations aient été ensuite compilées puis utilisées cʼest un savoir qui nʼéchappe pas quʼà moi. Lʼunique chose qui reste gravée dans les consciences cʼest le sentiment quʼont ces jeunes Érythréens dʼavoir agi contre leur gré et au détriment dʼun proche.

Après tout, un tel formulaire nʼoblige pas seulement les ạgälglot à y inscrire des informations utiles à une bureaucratie soucieuse de constituer une forme particulière de connaissance légitime (Riles 2006). Il documente également, comme une trace à la fois écrite et mnémonique, la forme violente des assujettissements quʼil a occasionné : celui dʼabord qui lie lʼạgälglot au ministère mais également celui qui court désormais entre un futur fuyard et son « garant ». Cʼest alors tout ce travail de désignation de lʼaccusé qui se trouve chamboulé par ce formulaire, puisquʼil permet à lʼadministration locale de détacher sa responsabilité de ce travail (Latour 2004: 83ss). Devant cette manœuvre que je découvre et qui mʼécœure, je mʼenquiers de pratiques similaires : ont-ils déjà agis de cette façon à dʼautres occasions? Plusieurs de mes interlocuteurs au service civil mentionneront une tragique expérience qui survint quelques années auparavant ; au moment où le régime politique bascule et plonge dans la répression. Ces récits, qui font écho aux pratiques plus contemporaines de lʼÉtat érythréen, nous permettent dʼéclairer le vécu et les représentations dʼune forme particulière de technique de pouvoir autoritaire, une démonstration de souveraineté qui sʼexerce au détriment des volontés individuelles.