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Cette transition entre générations dont il est question comme dʼune obsession dans le discours nationaliste des élites trouve donc dans le service militaire et la guerre une manière de se réaliser. En commentant ce désir de continuité inscrite dans la Charte

Nationale du PFDJ, John Markakis fait la remarque suivante : « Uninvolved in the nationalist struggle, young Eritreans are also uninfluenced by its Spartan mores. To

correct that, the government has tried to involve them in various reconstruction tasks and

the independence referendum. » (1995: 128, mes italiques). Conçu à la fois comme un service militaire et civil, le service national est sans aucun doute le programme qui tente de réaliser la plupart des idéaux nationalistes. Au travers dʼune mobilisation ambitieuse, il est une solution concrète pour établir les nouvelles institutions étatiques et entreprendre populairement la reconstruction dʼun pays dévasté par la guerre, toujours aux prises avec de soi-disantes conspirations internationales. Ce service obligatoire tend aussi à limiter les dépendances à lʼaide humanitaire et défend ainsi le principe dʼautosubsistance. Enfin, la loi qui établi le service national ne manque pas de résumer lʼessentiel de sa visée quasi spirituelle : le service national a pour but de « cultiver lʼesprit nationaliste et travailleur des citoyens » (GoE 1996/89). Dans une version précédente, les recrues sont ainsi amenés à : « porter sur leurs épaules lʼengagement historique des milliers de martyrs afin de maintenir lʼindépendance » (GoE 1995/82). On y retrouve cette volonté de discipliner les jeunes citoyens que John Markakis évoquait à propos de la Charte Nationale rédigée peu avant ces lois.

Depuis lʼindépendance de facto de 1991, chaque Érythréen et Érythréenne âgé de 18 à 40 ans est obligé de servir 18 mois dans le cadre du service national (hagärawi ạgälglot) (GoE 1991/11). Après avoir suivi un entrainement militaire de six mois, la loi stipule que la recrue sera incorporée soit en tant que soldat, soit en tant que civiliste rattaché à un autre ministère que celui de la Défense, pour une période dʼun an. Ces « héritiers », qui eux- mêmes préfèrent plutôt se nommer tout simplement ạgälglot (service), servent alors dans des entreprises de constructions, enseignent à lʼécole ou travaillent en tant quʼauxiliaire administratif dans les bureaux des Ministères. Cette génération dʼÉrythréens qui nʼétaient pas né ou qui étaient trop jeunes pour participer activement à la lutte de libération est assignée ainsi à la défense, à la reconstruction du pays et au développement économique de la nation. La figure du soldat-développeur instauré lors de la lutte armée pour lʼindépendance est ainsi reproduite. Cʼest durant ce service, et notamment lors de lʼécole de recrue qui se déroule à Sawa (situé sur les basses-terres de la région Gash Barka qui confine avec le Soudan), que le nationalisme et les codes de lʼappartenance nationale se développent dans les jeunes esprits :

« In Sawa you learn how to be strong, optimistic and confident. After completing the military training, we feel like we have developed a sense of belongingness to the motherland. »

Dans un autre article, le Colonnel Debessay Ghide, commandant du « National Service Training Center » de Sawa déclare :

« After completing their training students emerge energetic, disciplined, self-confident, and develop the love of work, »

(PFDJ 2007f). Sawa est donc conçu comme le creuset dans lequel le nationalisme des élites politiques au pouvoir est assemblé et transmis aux plus jeunes générations en passe de devenir les héritiers de la tradition confectionnée avec soin pour eux. Rien dʼétonnant alors dʼentendre parfois énoncer que les « vrais » Érythréens sont les anciens combattants et les ạgälglot19.

En 2002, le service national trouve un nouveau nom qui marque ainsi les changements significatifs dans son fonctionnement depuis la guerre avec lʼÉthiopie. Il ne sʼagit plus dʼun simple service. Il est devenu une longue campagne nommée wofri Warsay Ykäạlo (la campagne des héritiers et des braves). Comme auparavant, les héritiers désignent les jeunes adultes au service national. Le terme se trouve désormais associé à ykäạlo qui désigne cette fois les valeureux tägadälti. Ykäạlo est un substantif issu de la même racine trilittère que le verbe pouvoir (yķəl). Le substantif désigne un être brave, courageux, puissant ou omnipotent.

Lʼarmée mobilisée contre lʼÉthiopie (composée dʼanciens combattants ainsi que dʼindividus au service national) nʼest pas réduite à la suite des accords qui mettent un terme à la guerre. Elle se « bat » désormais pour la reconstruction et le développement du pays, chose dévolue jusquʼalors au service national déjà à la fois militaire et civil. En quelque sorte, le lancement de la campagne Warsay Ykäạlo marque une radicalisation du service national et un pas de plus dans la militarisation de la reconstruction nationale : « When the Warsay-Ykaalo Development Campaign was launched, it was designed to revitalize, reconstruct and construct the Eritrean economy. And the main building blocks of the framework were the Eritrean Defence Forces. Now years have elapsed since they have been performing enormous activities in various sectors. These include among others : defence, infrastructure, agriculture, education and capacity building. »

(PFDJ 2007c)

19. Il est important ici de souligner que le terme tägadälay ne définit pas seulement les soldats de lʼEPLF mais tous les Érythréens qui ont supporté de près ou de loin le mouvement. De manière un peu plus restrictive, pour les individus ayant servi sous la bannière de lʼEPLF, le combattant est un membre de lʼEPLF, quʼil soit soldat, cadre, cuisinier, vétérinaire ou enseignant. Dans les deux cas, le combattant nʼest pas nécessairement engagé dans des actions armées.

Conclusion

Lʼartillerie narrative que je viens de présenter est sans conteste le tableau majeur représentant aujourdʼhui la « communauté imaginaire » (Anderson 1991) officielle en Érythrée. Cette identité nationale officielle définie et proposée, sinon imposée, par lʼactuel gouvernement sʼenracine essentiellement dans la période de la lutte pour lʼindépendance. Et ceci à un tel point que le récit des périodes antécédentes, comme la colonisation italienne ou la période pré-coloniale, sʼen trouve obscurcie. Cette perspective historique est accompagnée dʼun portrait comportemental et moral du citoyen Érythréen qui, se dressant contre dʼincessantes conspirations, résiste et fait preuve de résilience. Ce modèle quʼincarne la figure du soldat-bâtisseur est également le vecteur à la fois générationnelle, historique et social, de lʼunité du peuple érythréen. Le militarisme érythréen tel quʼon le trouve dans le nationalisme officiel est présenté comme une résistance face aux conspirations étrangères. Le calvaire des Érythréens causé par cet acharnement contre la nation devient alors lʼélément sur lequel le nationalisme et lʼappartenance nationale sʼorganisent en trois volets. Ce calvaire constitue le fondement de lʼunité entre divers groupes sociaux, il est la cause dʼun attachement à certaines valeurs morales et, enfin, il façonne une détermination, une attitude de résistance et des mécanismes de survie autarcique au niveau individuel. Le nationalisme est déployé au travers de ces trois volets narratifs et use des logiques que sont lʼhistoricisation, la psychologisation et la moralisation dans le but dʼaffirmer une continuité et une unité imaginée comme un destin national ou un profond engagement populaire, et ce, tout au long de trois périodes que lʼEPLF définit comme la colonisation, la lutte armée et lʼaprès- indépendance.

La notion de lutte (gädli) est centrale dans le nationalisme marxiste-maoïste érythréen. En représentant à la fois un combat militaire, social, culturel, politique et économique, cette notion permet dʼadoucir considérablement les contours qui nous servent habituellement à séparer lʼunivers militaire de celui civil. Ce nʼest pas le travail dʼune notion uniquement, lʼensemble du discours nationaliste œuvre dans ce sens. Enfin, ce gommage est non seulement de nature discursive, mais il sʼaccomplit aussi concrètement dans la vie quotidienne par lʼentremise de politiques et de programmes tels que le service national et la campagne Warsay Ykäạlo au point de rendre caduque la distinction entre la sphère civile et militaire en Érythrée. Au delà donc de lʼemprise toujours plus importante de lʼarmée sur les secteurs « civils », la militarisation de la société érythréenne procède également par ce gommage des catégories. En associant à lʼentreprise de défense du pays le projet de sa reconstruction, le service national et la campagne Warsay Ykäạlo deviennent lʼinstrument intégral de la consolidation nationale qui, à la fois sur le plan

collectif (défense, unité nationale, économie, fonctionnement des institutions étatiques) et individuel (formation morale, militaire et professionnelle), fusionnent en effet lʼunivers martial et le reste du monde social.

Ainsi, le militarisme donne un accent résolument martial à certaines valeurs. En ce sens, la patience et lʼoptimisme, ou encore lʼobstination et lʼautonomie sont des qualités ou des « traits de caractère » qui marquent plusieurs générations de combattants. La résilience du peuple érythréen est avant tout définie par la capacité des soldats de lʼEPLF à survivre aux attaques répétées de la plus imposante armée dʼAfrique de lʼépoque. Cette résilience, qui aujourdʼhui sʼarticule dans un contexte somme toute bien différent, est présentée dʼune façon pour le moins militariste par lʼEPLF. Ainsi, même exempts de références à la guerre ou à dʼautres « faits dʼarmes », la mobilisation pour la reconstruction et le développement national peut non seulement souligner lʼinflexion martiale des discours sʼy rapportant, au même titre quʼelle peut glorifier le militarisme et la lutte armée pour lʼindépendance. Le penchant militariste peut embrasser et recouvrir des entreprises « civiles », faisant ainsi, par exemple, du développement économique national, le projet dʼune « libération économique » comparable et comparée à la lutte armée pour la libération politique de lʼÉrythrée.

Le chapitre suivant présente plus en détail et concrètement la mise en place, le fonctionnement et lʼexpansion du service national, fer de lance du nationalisme officiel érythréen ; et cheville ouvrière de la militarisation de la société dont le but « idéologique » est de reproduire « lʼesprit du Front » dans la vie quotidienne de la plupart des Érythréens. Parler ainsi dʼune mise en acte ou dʼune réalisation concrète et quotidienne de valeurs nationalistes conduit à soulever la question de lʼefficacité dʼun tel dispositif. En effet, dans quelle mesure les femmes et les hommes au service national se reconnaissent-ils dans le discours du Front ? Jʼaborde cette question dans le chapitre qui clôt cette première partie.

5. Le service national