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Des blagues pour décrire les imbéciles et s’en démarquer

Pour mes interlocuteurs, les ministères en général, tout comme plus précisément les services dans lesquels ils se trouvent, sont séparés en deux : « Dans mon département au Ministère D, les combattants sʼendorment aux réunions techniques et nous, on sʼendort aux réunions politiques. » mʼannonça un jour Filemon (Asmara, avril 2006). La répartition des intérêts détermine les statuts sur un mode binaire et il poursuit en soulignant une seconde récurrence qui caractérise les combattants-fonctionnaires : « Ils ne font rien dʼautre que de lire le journal toute la journée et discuter entre-eux du bien fondé de ce quʼils ont lus. » Lʼendoctrinement idéologique quʼil attribue comme bien dʼautres aux

tägadälti (anciens combattants) confine même parfois à une forme dʼabrutissement tant

parfois les propos sont forts et chargés de sens. Une manière de parler dʼeux consiste à dire quʼils sont « piqués » (täkätilu, en tigrinya) cʼest-à-dire drogués par lʼidéologie du Parti (Kiflom, Suisse, 2009). Malgré des tensions et des rivalités internes multiples (dont celles relatives à lʼethnicité), les ạgälglot fabriquent le plus souvent une catégorie sociale très homogène dans laquelle ils placent lʼensemble de leurs collègues tägadälti. Ainsi, selon mes interlocuteurs au service national, cʼest avant tout un clivage dʼordre politique qui réarrange les deux générations et qui les distingue radicalement.

Cette homogénéité de la catégorie « combattant » se donne à voir dans toute une série de discours discrets qui attribuent un ensemble de tares aux supérieurs hiérarchiques des individus assignés. Les ạgälglot esquintent lʼhéroïsme des anciens combattants et ne manquent pas, en cachette, de les dénigrer. Rien de tel pour sʼen convaincre que de

mentionner quelques blagues. Le manque dʼeffet comique, mais peut-être et surtout la difficulté de rendre lʼesprit humoristique des plaisanteries érythréennes – parce que, en vertu du contexte politique érythréen, elles font de presque nʼimporte quelle formule subversive une voie royale vers lʼéclat de rire – mʼa invité à prendre justement très au sérieux les plaisanteries que jʼentendais3. A tel point même que je pense quʼelles

indiquent, sous le couvert de lʼhumour justement, un imaginaire politique difficilement exprimable autrement par les individus au service national. Lʼimaginaire politique des individus au service national – ou si lʼon préfère, leurs représentations du politique – consiste en des portraits, des opinions, des explications et des théories mais également des plaisanteries relatives au fonctionnement de la bureaucratie, à lʼégard de leurs supérieurs hiérarchiques ou par rapport à leurs positions face à un « système » quʼils définissent, critiquent ou parfois justifient. Cet imaginaire politique recouvre ainsi une large palette de contenus et de styles. En parlant dʼimaginaire, je ne veux toutefois pas avancer que ces représentations politiques sont erronées. Lʼimaginaire nʼest ni nécessairement fictionnel ou fantasmatique, ni déraciné des expériences concrètes mais bien au contraire, il est constitué et justifié par elles. Les blagues sur les anciens combattants les représente toujours comme des militaire de carrière ou des fonctionnaire dans le civil dont lʼimbécilité est sans commune mesure. Voici deux des exemples les plus connus dʼattribution de stupidité à valeur humoristique en Érythrée :

« Cʼest lʼhistoire dʼun tägadälay qui, souhaitant appeler un de ses camarades, compose par erreur un numéro de téléphone qui nʼexiste pas. Il tombe alors sur la voix enregistrée par la compagnie Eritel qui lui annonce que ce numéro nʼest pas valable. La formule tigrinya traduite littéralement en français donne cela : « Le numéro que vous avez composé nʼest pas disponible pour le service »4. Surpris et plutôt agacé notre combattant

rétorque alors : « Eh crétin, je ne suis pas un ạgälglot, je suis un tägadälay donc passe- moi immédiatement mon ami. »

Un jour, le général Gerezghir Andemariam voit son plus jeune fils arriver plus tôt de lʼécole. Il lui demande une explication et lʼenfant répond ainsi à son père : « Cʼest mon maître [immanquablement un ạgälglot], il mʼa hurlé dessus et forcé de sortir de classe en disant dʼaller voir sʼil nʼétait pas ailleurs alors je suis rentré à la maison ». A cette réponse le général devient rouge de colère, saisit son fils et le bat : « la prochaine fois, dit-il en hurlant lui aussi, tu ferais mieux de bien regarder dans les autres classes pour voir où il se 3. De nombreux auteurs captivés par lʼhumour de leurs interlocuteurs accusent les sciences sociales de sʼêtre désintéressées des plaisanteries. Il est en effet amusant de découvrir systématiquement ce genre dʼappréciation hâtive dans les introductions dʼétudes sur lʼhumour. Par exemple : (Obadare 2009: 244) ; (Powell & Paton 1988: x) ; (Mulkay 1988: 1) et même bien avant, Sigmund Freud mais de manière plus mesurée (1992: 5). Pourtant Henri Bergson, au début du siècle 20e siècle déjà, ne manquait pas de citer,

avec plus dʼhumilité, pas moins de 19 travaux sur le sujet dans lʼavant-propos de son célèbre ouvrage (1900: 4-5).

4. « Zädewlkumulu qtsri nagolgolot aytäwahaber ». En français la formule est plutôt : « Le numéro que vous avez composé n'est pas en service » ce qui change tout...

cache. » »

Cette altérité homogène fondée sur lʼattribution de stupidité sʼoppose alors à une identité articulée sur lʼéducation que les individus au service national ont eu la chance de recevoir, contrairement à la plupart des anciens combattants. Ce manque dʼéducation de leurs supérieurs explique couramment deux choses pour eux : dʼune part, elle constitue une cause de lʼendoctrinement et de la loyauté des anciens combattants au gouvernement et dʼautre part, elle explique les dysfonctionnements de la bureaucratie parce quʼelle serait lardée dʼimbéciles5. Le corpus de blagues que je ne peux pas présenter ici dans son

ensemble, tout comme le reste des autres discours dissimulés, marque clairement une frontière (Lamont & Molnar 2002) : dʼune part, au niveau sémantique, elle constitue une altérité groupée (ici, les tägadälti) et dʼautre part, au niveau de lʼénonciation, elle définit une collectivité de pairs (les ạgälglot qui échangent ces propos)6. Mes interlocuteurs

savaient assez clairement avec qui ils pouvaient sʼadonner à la critique et à la raillerie à lʼégard du gouvernement à un moment donné. Lʼéchange de critiques ou de plaisanteries ne construit donc pas seulement des catégories générales bien définies telles que

tägadälti / ạgälglot, mais lʼéchange établit, sanctionne ou renforce aussi lʼexistence dʼune

petite unité de pairs qui se reconnaissent, qui ont confiance entre eux et qui peuvent entretenir certaines relations de solidarité (petits prêts, tuyaux, etc.). Il est important de noter que ce travail de distinction sʼeffectue avant tout « à lʼintérieur de lʼÉtat ».

Avant de poursuivre, je dois préciser la manière dont mes interlocuteurs utilisent les termes qui désignent « État », « nation » et « gouvernement ». En tigrinya deux mots regroupent ces trois concepts : hagär et mängsti. Le premier renvoie à la notion de pays et à celle de nation (Hagär Ertra indique la nation érythréenne, wädi hagr signifie compatriote), tandis que le second englobe la notion dʼÉtat et de gouvernement (gäziawi

mängsti Ertra vaut pour « gouvernement érythréen provisoire », les dictionnaires

traduisent mängsti par État, gouvernement, royaume7 et märah̅ mängsti désigne un chef

dʼÉtat ou un premier ministre. Mängsti est le terme quʼutilisent tous mes interlocuteur pour parler du leadership politique ainsi que de lʼÉtat et ne distinguent donc pas explicitement par des termes différent lʼÉtat comme une institution et le gouvernement comme une collectivité qui dirige cette institution composite. Lorsque mes interlocuteurs voulaient parler du système de gouvernance, jʼai choisi de traduire mängsti par « État », tandis que lorsquʼils semblaient désigner plus précisément un groupe ou une collectivité, jʼai préféré le terme « gouvernement ».

5. Les anciens combattants sont aussi représentés comme des êtres fainéants, égoïstes et cupides.

6. Les fonctions identitaires des plaisanteries (leur contenu tout comme leur énonciation) sont reconnues par la plupart des auteurs traitant de lʼhumour. Voir notamment : (Wendling 2005 ; Mulkay 1988).

7. Lʼun dʼeux ajoute également « nation » et indique donc peut-être une ambiguïté possible de la distinction entre « nation » et « État » que je souligne (Groupe Dictionnaire Tigrigna-Genève 1990: 27).

Pour les ạgälglot « lʼÉtat » est le point de pivot essentiel et omniprésent dans les représentations dʼordre identitaires. Il est assez rare en effet dʼentendre un ạgälglot se distinguer ouvertement dʼun autre individus sur la base de critères dʼordre ethnique ou religieux et peu de plaisanteries relatives à ces deux champs circulent. Si la généalogie nationale est clairement mise à mal par les ạgälglot qui se refusent de se considérer comme les héritiers des anciens combattants, lʼidéologie nationaliste officielle qui défend lʼunité des « nationalités » érythréennes nʼest toutefois pas radicalement remise en cause. Dans cette perspective, les plaisanteries dʼordre ethnique ou religieux seraient alors plus subversives que celles relatives à lʼÉtat. Lʼadhésion des ạgälglot à lʼidéologie nationaliste officielle touche également lʼhistoire. Rares sont ceux qui en effet remettent en cause la validité de la lutte et finalement, le rôle et le prestige historique des vaillants libérateurs. Autrement dit, si les ạgälglot sont critiques vis-à-vis des combattants dʼaujourdʼhui, ils ne le sont visiblement pas autant à propos de leur passé. Les tensions entre la reprise du discours figé du Parti et la dénonciation de fonctionnaires stupides ou la critique de politiques absurdes marquent une certaine ambiguïté des positions qui naviguent souvent entre la critique et lʼapprobation.