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L’État totalitaire : une théorie emique du pouvoir politique

Les représentations quʼont les ạgälglot du pouvoir et de la domination sʼétendent bien au- delà de leur expérience quotidienne de lʼassignation et de leurs interactions avec les anciens combattants devenus fonctionnaires. « Au-dessus » de lʼadministration et de la bureaucratie siègent le Président et ses fidèles que les évènements de 2001 semblent avoir dissociés du reste de lʼappareil étatique. La structure de cet appareil est composé des unités institutionnelles que sont les ministères. Mais tous sont subordonnés au cabinet du Président, étroitement lié avec le sommet hiérarchique du Parti. Le sommet de lʼÉtat ne fait pas moins lʼobjet dʼun imaginaire politique que les autres structures où les ạgälglot sont assignés. Bien que lʼUniversité vient de fermer ses portes juste derrière lui, Haile croit fermement quʼil pourra un jour poursuivre ses études. Haile tient particulièrement à ce que lʼédifice de lʼUniversité ne soit pas réaffecté à un autre ministère. Il soutient que le Président a plusieurs fois déclaré que le bâtiment abritera un centre de recherche et il poursuit ainsi : « Le Président ne peut pas être influencé et changer de projet. Si cela arrive, cela voudra dire pour moi que le Président est finalement devenu fou ». (Haile, Asmara, novembre 2006) Le charisme, lʼintégrité et lʼhéroïsme font encore de lʼancien secrétaire général de lʼEPLF, Isayas Ạfwärqi, un Président qui se démarque de la stupidité généralement attribuée aux autres fonctionnaires. Toutefois, un attribut négatif le caractérise. Cʼest justement parce quʼil est bien plus intelligent que ses subordonnés quʼil peut être particulièrement perfide et quʼil faut par conséquent en avoir peur. Voici ce que me rapporte un ami qui a eu récemment le privilège de passer un moment en compagnie du gratin politique :

« Last weekend, I came close to the big boss [Isayas] and saw for myself how everyone reacts to him and how he behaves. It was funny, some Director Generals [secrétaires dʼÉtat] were shaking while greeting him. He behaves like a semi god. »

(Salomon, messagerie instantanée, juillet 2008) La plupart des plaisanteries concernant Isayas Ạfwärqi le présente en somme comme lʼincarnation du mal et le grand persécuteur de la nation érythréenne. A tel point peut-être même que ses « stupides subordonnés », loyaux parce quʼeffrayés, ne font quʼexécuter ses ordres. Voici les deux meilleures plaisanteries au sujet du Président :

« Cʼest un jour de grande chaleur au paradis. Dans lʼun des bureaux de lʼadministration divine, un fonctionnaire fait lʼinventaire dʼune collection dʼhorloges. Chaque horloge représente un Président en fonction sur terre. Chaque fois que lʼun dʼeux commet un crime, son horloge avance dʼune minute. Cʼest ainsi que Dieu comptabilise les méfaits présidentiels. Toutes les horloges sont là, sauf celle dʼIsayas. Le fonctionnaire cherche puis panique car il ne la trouve nulle part. Enfin, il se décide de rapporter la disparition à Dieu en personne. Surpris par lʼair bien climatisé du bureau divin, notre fonctionnaire se ravise au dernier moment et sʼexcuse platement devant Dieu de lʼavoir dérangé pour rien. En effet, sur le bureau divin trônait lʼhorloge dʼIsayas qui, en cette chaude journée, tenait parfaitement le rôle dʼun ventilateur. »

« En 1993, peu de temps donc après lʼindépendance, le Président Isayas se rend en Israël pour suivre un traitement médical. Les médecins le soignent mais malheureusement ils lui transfusèrent du sang israélien, cela explique pourquoi depuis, Isayas, une fois rentré en Érythrée commença à agir violemment contre la population : pour lui, les Érythréens étaient devenus des Palestiniens sur territoire occupé. »

Parallèlement, dʼautres discours, cette fois très sérieux, achèvent de brosser lʼimage dʼune extrême centralisation du pouvoir étatique : une autocratie, par définition sans partage. Beaucoup estiment quʼIsayas Ạfwärqi (ou du moins le cabinet présidentiel) décide de tout ce qui a cours en Érythrée. Ses états dʼâme – il est connu pour son tempérament lunatique et imprévisible – expliquent souvent également les voltefaces de lʼadministration, les blocages bureaucratiques ainsi que la nature arbitraire des lois, règles et régulations qui ne cessent de sʼaltérer. Voici à cet égard, ce quʼEfrem pense du fonctionnement étatique au travers de sa propre expérience en tant que fonctionnaire occupant un poste à responsabilité dans un ministère :

« Prendre une décision, cʼest une catastrophe au ministère. Personne nʼose et cʼest aussi le cas pour le Ministre lui-même. Il te répond : « je sais pas » et alors il faut attendre quʼil téléphone au cabinet du Président. Ça arrive tout le temps. Tu vois quʼil nʼy a quʼune tête qui réfléchit dans ce pays. Avant tu pouvais faire des plans, décider de faire ceci ou cela. Maintenant, wouuu, tu attends si tu ne veux pas avoir des ennuis »

(Efrem, Asmara, Avril 2006) Nombreuses sont les plaisanteries relatives aux mesures de répression mise en place par lʼÉtat qui contribuent à souligner le caractère totalitaire du régime dʼIsayas Ạfwärqi. Elles mettent en effet en scène une répression aveugle, elles soulignent lʼabsurdité et lʼarbitraire du pouvoir militaire et se moquent de la torture. Ce faisant, ces blagues justifient les

pratiques de dissimulation en articulant en quelque sorte – peut-être plus que les autres – les raisons légitimes dʼune contestation et le silence quʼil est nécessaire de garder. Autrement dit, elles justifient et rendent patente lʼexistence dʼun double jeu, dʼune duplicité irréductible qui se manifeste dans la distinction dʼune pose publique opposée diamétralement à un discours caché que seul lʼexil permet peut-être de surmonter. Voici une blague qui représente lʼexil comme lʼunique issue face à la répression aveugle de l'État :

Les rafles ont fini par venir à bout de tous les déserteurs. Tous les jeunes étant désormais au service national, la police militaire se met alors à rafler les carnivores. Un jour, un singe arrive à Wadi Sherifa situé au Soudan [centre dʼenregistrement du HCR]. Les autres animaux réfugiés sont surpris et ils demandent au singe pourquoi il a décidé comme eux de fuir lʼÉrythrée. Ce dernier répond alors : « Pourquoi devrais-je croupir en prison et être torturé jusquʼà ce quʼils découvrent que je ne suis pas carnivore ? »

Les critiques dessinent donc la représentation émique dʼun État totalitaire. On y retrouve des caractéristiques telles que la centralisation du pouvoir, dʼune part, et la fragmentation importante des institutions étatiques, dʼautre part (Arendt 1968: 93) ainsi que lʼexistence de seuils spécifiques de répression et donc également de terreur (Ian Kershaw in : Traverso 2001: 850). En somme, Ie régime peut bien se vanter dʼavoir induit par son fonctionnement de telles représentations relatives à lʼappareil étatique. En effet, cet imaginaire politique plutôt sombre ne contribue-t-il pas à renforcer, dʼune certaine manière, le pouvoir du régime ? Quand bien même ces représentations sont subversives, parfois comiques mais toujours critiques parce quʼelles sʼopposent clairement à lʼappareil idéologique du Parti, il faut bien remarquer quʼelles fournissent également de bonnes raisons pour ne pas risquer de sʼopposer trop ouvertement. Autrement dit, ces critiques du régime justifient une certaine passivité et détermine clairement des rapports de force mis en scène et joué par les ạgälglot eux-mêmes.