• Aucun résultat trouvé

Lors dʼun contrôle, les ạgälglot se préoccupent de leur sort presque autant que les clandestins (koblali). Au-delà de lʼinconvenance dʼêtre régulièrement obligés de renouveler leurs laissez-passer (mänqäsaq̄äsi) et du supportable désagrément de devoir tenir toujours sur eux un permis valide, je veux présenter, dans les sections qui suivent, ce pourquoi même les ạgälglot « en règle » craignent les contrôles de routine. Les tensions vécues et les risques encourus par eux ont justement trait à plusieurs difficultés de rester en règle ou de faire valoir quʼils le sont. Bien sûr, il y a les rafles, similaires à celle que jʼai présentée. Les militaires embarquent les indiviuds sans discrimination et plusieurs amis au service national nʼeurent parfois pas autant de chance que Sebhat. Le travail de reconnaissance de la validité de leurs papiers peut ne durer que quelques heures mais il arrive aussi que lʼarrestation se prolonge quelques jours lorsque le mänqäsaq̄äsi est jugé douteux :

« And when it comes to collateral and wholesale round-ups, which they often do, like when they hear that some kind of paper was being faked, the organization you are working in should send someone to the prison and he kind of bail you out »

(Dawit, messagerie instantanée, février 2008) « Security forces detained, generally for less than three days, many persons during searches for evaders of national service even if they had valid papers showing that they had completed or were exempt from national service » (The Human Right Report on Eritrea of the US-Department of State, cité in Hughes 2007: 29) Cela est somme toute 6. A ce titre, une distinction importante est à faire entre les expériences masculines et féminines des contrôles visant les ạgälglot (voir plus loin). Il faut encore ajouter une catégorie spéciale que je ne traite pas dans ces quelques pages : il s'agit des individus d'origine éthiopienne qui sont soumis à un couvre- feu à partir de 18h. Ils disposent également d'une carte d'identité spéciale.

assez rare, en deux ans, cʼest arrivé à trois personnes dans mon entourage ; mais le risque existe et il est nettement ressenti. A Asmara, les histoires de ce type circulent facilement après chaque rafle. Les rumeurs vont alors bon train pour expliquer lʼexcès de zèle et le contrôle strict qui sʼest opéré. Dʼautres fois, cʼest un voisin ou un parent qui a passé quelques jours en prison parce quʼil aurait simplement oublié ou perdu son laissez- passer. Durant quelques jours, il est la risée de ses amis. Il faut quʼun parent prévienne lʼinstitution où le prévenu est engagé, prouver quʼil est en détention, puis patienter encore jusquʼà ce quʼune demande officielle de relâche soit écrite et transmise à la prison. Cela peut prendre une semaine, parfois plus, avant que lʼimprudent soit libéré.

Arrestation massive à lʼimproviste, détention provisoire, vérification des papiers ou acrobaties bureaucratiques avant la relaxe de ceux qui sont « en règle », voilà la séquence de la rafle. Sa logique est séculaire et planétaire, on la retrouve décrite de manière similaire dans un contexte bien différent. Marseille 1940, dans la zone libre fixée par lʼarmistice. En pleine seconde guerre mondiale, Varian Fry organise dʼurgence lʼexil américain de plusieurs clandestins (notamment des artistes et des intellectuels recherchés par la Gestapo). Les rafles opérée par la police sont fréquentes, il en décrit plusieurs fois les vicissitudes dans son livre Surrender on Demand publié en 1945. Les points de comparaison sont nombreux, la logique paraît semblable aux rafles érythréennes auxquelles jʼai assisté, impuissant, entre 2005 et 2007 : « Une seule chose est sûre : si vous êtes pris dans une rafle, vous passez plusieurs jours en prison, même si, en fin de compte, vos papiers sont en règle. En revanche, sʼils ne le sont pas, cʼest le camp dʼinternement. » (Fry 2008: 19). La validité dʼun laissez-passer et donc la protection quʼil est censé fournir à celui qui le détient nʼest pas une garantie. Ce nʼest pas uniquement le cas lors des rafles, les « malentendus » peuvent se produire également lors de contrôles de routine comme dans lʼexemple kafkaïen qui suit.

Lʼun de mes collègues de lʼUniversité dʼAsmara devait être en possession dʼun permis spécial pour rendre visite à sa famille qui résidait non loin dʼune frontière. En effet, un simple mänqäsaq̄äsi ne permettait pas dʼentrer dans une bande dʼune vingtaine kilomètres avant la frontière (dob). Pour obtenir ce permis, mon collègue devait entreprendre une procédure spéciale : il fallait quʼil reçoive une lettre dʼinvitation de lʼadministration du village de ses parents. Ensuite, le bureau de lʼUniversité pouvait alors lui délivrer ce type de permis spécial. Malgré ce renforcement du contrôle et lʼexistence dʼun papier spécifique, un jour, les militaires nʼacceptèrent pas le papier et le suspectèrent de vouloir sʼévader. Conduit en prison, il y passa quelques semaines, le temps quʼune série de lettres fassent littéralement le tour du pays. Il fallut tout dʼabord quʼune première lettre passe de la prison à lʼadministration locale de son village dʼorigine qui confirma la présence de ses parents dans la commune, mais cela ne suffit pas. Dans une autre lettre,

lʼadministration locale informa lʼUniversité que mon collègue était incarcéré à la prison X. Elle dut à son tour informer par une autre lettre le Ministère de lʼéducation, institution tutélaire, qui finalement envoya une lettre à la prison pour demander la libération de lʼenseignant, copies de la correspondance complète à lʼappui, indicateur que la procédure bureaucratique avait suivi, cette fois, le cheminement jugé adéquat ; « simple confirmation » en somme de la légitimité du permis quʼon lui avait octroyé, sauf que le permis avait eu le temps dʼarriver à échéance, et mon collègue devait refaire, sʼil en avait encore envie, une demande pour rendre visite à sa famille.

Ces complications résumées à lʼessentiel ne sont quʼune partie des mauvaises surprises que peuvent rencontrer les ạgälglot dont les papiers sont en règle. Elles relèvent en effet que dʼune fraction du spectre que la surveillance a mis en place : elles sont relatives au travail de lecture et de déchiffrement exécuté par les forces de lʼordre. Il sʼagit de la vérification de la validité des permis. Mais de lʼautre côté du spectre se cache également quelques embûches de taille : elles ont alors trait au travail dʼinscription ou dʼécriture, cʼest-à-dire à la production bureaucratique des mänqäsaq̄äsi que jʼaborde en détail dans la section suivante. Effectuer quelques allers-retours entre la production et la consommation des permis me semble permettre de présenter un peu de la complexité du dispositif de surveillance dans son fonctionnement pratique, concret et quotidien.

Renouvellement

Tous les mois, Tesfay doit renouveler son mänqäsaq̄äsi. Pour ce faire, il doit se déplacer dans une autre ville à cent kilomètres. Dans une autre situation, le mari de ma voisine, nʼa lui, le droit de passer que quelques jours par année auprès dʼelle et de ses enfants. Tous deux sont des militaires mais leur mobilité est conditionnée différemment. Pour ceux qui se trouvent assignés dans le civil les choses se présentent encore autrement. La diversité des régulations est donc importante : lʼoctroi et la validité des permis varient dʼune institution à lʼautre. Les règles conditionnant la mobilité varient également dans le temps, il est donc difficile dʼavoir une vue dʼensemble qui sʼapplique plus ou moins à nʼimporte quel individu au service national. Difficile donc aussi pour les forces de lʼordre de lire ces permis et dʼen évaluer lʼauthenticité. Je reviens sur ce point dans la section suivante. Je veux dʼabord passer en revue quelques complications inhérentes à la production des

mänqäsaq̄äsi pour les assignés au service civil.

vite de lʼabsence imprévue dʼune connaissance en service. Il mʼest arrivé de vivre plusieurs fois des situations similaires à ce que Magnus Treiber rapporte dans lʼun de ses articles : « When Mekonnen did not show up in his office for several days in summer 2001, I started to get worried. [...] So I asked the officeʼs secretary if Mekonnen was sick. No, she smiled, he is doing fine, he was just being prevented from coming to the office for a few days. Mekonnen later explained his absence in a bit more detail. His menkesakesy had expired and in order to stay in Asmara safely he had to extend it at his local army representativeʼs office, which had run out of the official paper for military Ids, so he was sent home and ordered to come back in a few days. » (Treiber 2009: 97). Il arrive donc parfois que le renouvellement dʼun permis tarde un peu. Durant quelques jours, certains ạgälglot se retrouvent alors à découvert, en proie à nʼimporte quel contrôle de routine quʼen toute probabilité ils ne passeront pas sans un mänqäsaq̄äsi à faire valoir. Les raisons de ces failles dans le fonctionnement bureaucratique de la production des permis sont variées. Jʼen avais listé quelques-unes dans mes carnets, vécues par mes amis en service à Asmara : coupures dʼélectricité, manque de papier ou dʼencre, absence prolongée du responsable en charge. Rien de dérisoire, les effets de ces petits couacs bureaucratiques ont une incidence considérable sur le risque dʼincarcération des individus en service.

Une coupure dʼélectricité au mauvais moment : il faut revenir le jour suivant. Lors du rationnement électrique qui eu lieu en 2006, il devint même difficile de savoir quand un bureau allait fonctionner. La demi-journée dʼélectricité une fois tous les quatre jours ne favorisa que dʼavantage lʼabsentéisme et par conséquent, durant plusieurs mois, renouveler un permis se transforma en un véritable chemin de croix. Par ailleurs, une simple erreur dans la gestion du papier peut conduire également plusieurs individus à prendre des risques considérables lors de leurs déplacements et certains restent alors plusieurs jours confinés chez eux : le temps que la nouvelle fourniture soit livrée, une semaine peut sʼécouler. Cela vaut également pour lʼabsence non remplacée dʼun fondé de pouvoir. Parfois, sa responsabilité nʼétant pas officiellement transférée, aucun autre fonctionnaire ne voudra le remplacer. En vertu de ce quʼil mʼa été possible dʼobserver, la déclaration qui suit me semble être alors une version bien édulcorée des problèmes pouvant survenir lors dʼun renouvellement de mänqäsaq̄äsi : « To apply for a permission pass, it takes many hours, because no one wants to take the responsibility of issuing it, and you are sent to different offices. » (The America Team for Freedom for Eritrea 2009) Dans certains cas, la responsabilité de produire des laissez-passer ne semble pas clairement définie, ou du moins, elle semble parfois être remise en cause par les bureaucrates. Ce fut le cas pour Dawit se qui trouva dans une situation liminaire lorsque sa réassignation dʼune institution à une autre dura plus longtemps que prévu. Dans

lʼattente de cette réassignation, Dawit reçu durant dix mois des mänqäsaq̄äsi valides deux semaines seulement et qui ne lui permettaient de se déplacer que dans la région autour dʼAsmara (zoba Maə̣käl). Dʼun jour à lʼautre et pour une raison qui lui échappa tout dʼabord, son processus de réassignation sʼactiva. Il dut alors faire un certain nombre dʼallers-retours entre deux ministères afin de faciliter son propre transfert de dossier mais lʼabsence dʼun responsable ralentit le processus bureaucratique en marche et Dawit dut alors réclamer un nouveau mänqäsaq̄äsi au ministère qui était en train de se séparer de ses services. Le responsable du personnel refusa de lui faire ce laissez-passer du moment où, selon lui, Dawit était désormais assigné à un autre ministère. De lʼautre côté de la ville, Dawit fut informé que son transfert nʼayant pas encore été finalisé, il devait se référer encore au ministère quʼil quittait. Durant cinq jours ouvrables, les deux responsables des ressources humaines, chacun avec leur rationalité – que Dawit, excédé, ne pouvait pas me rapporter avec suffisamment de précisions – se renvoyèrent la responsabilité de produire le laissez-passer. Il sʼarracha littéralement les derniers cheveux qui lui restaient sur la tête face à cette aporie bureaucratique. Ce nʼest donc quʼune semaine après lʼéchéance de son dernier permis quʼil put enfin recevoir un mänqäsaq̄äsi du ministère quʼil quittait ; obligé tout ce temps de faire des allers-retours entre les deux institutions et prenant ainsi le risque dʼêtre contrôlé positif au test de désertion.

Les ingérences bureaucratiques sont fréquentes et leur causes variées. Aussi, il mʼest arrivé une fois dʼentendre quʼun retard pouvait être délibéré, cʼest-à-dire commis intentionnellement pour nuire. Cʼest du moins ainsi que lʼon me présenta le risque quʼAbeba encourait lorsquʼelle revint de Sawa. Un responsable de lʼadministration locale semblait refuser de faire le nécessaire (une lettre) pour quʼelle puisse réclamer une nouvelle carte dʼidentité ou un mänqäsaq̄äsi avant dʼêtre assignée à May Nehfi. Sa famille me présenta le problème comme lʼune des manifestations que prenait à cette époque un acharnement collectif visant leur famille. Ayant eu vent de plusieurs irrégularités perpétrées par la famille dʼAbeba7, des voisins les avaient dénoncés et lʼadministration

locale prenait désormais des mesures de rétorsion à leur égard. Cette obstruction dura trois mois durant lesquels Abeba resta à la maison, nʼosant prendre le risque dʼêtre reconduite à Sawa au premier contrôle de routine. Une autre forme dʼincertitude touche parfois le renouvellement des permis. Quand bien même rien ne remet en question sa production et quʼil est délivré à temps, dʼautres imprévus peuvent alors sʼimmiscer dans la vie quotidienne des ạgälglot. Ce fut le cas pour Haile. Dès quʼil fut assigné, son bureau lui fournit des permis quʼil renouvelait sans souci tous les deux mois. Mais sept mois après son assignation le régime changea :

« Now I will use this mänqäsaq̄äsi until I am working in this office. I donʼt have to renew it 7. Abeba est la soeur de Fiori. Selon leurs parents, cette dernière fut lʼobjet dʼune dénonciation par une

anymore. I got it last week and it specify the time of issue but no expiring date. But there is some problem with that. The problem is that if I want to go out of zoba Maakel I will need a supporting letter from my office allowing me to go outside Asmara. »

(Haile, Asmara, février 2007). Cela est arrivé à lʼimproviste et personne ne lui expliqua les raisons de ce changement. Dès lors, rendre visite à ses parents qui habitent dans une autre région devint beaucoup plus compliqué. Son supérieur ne voulut pas accéder à sa demande et faire marche arrière mais quelques mois plus tard, Haile trouva un moyen plus économique de passer les checkpoints sans demander une lettre de permission à son bureau. Le dispositif bureaucratique et policier est en constante fluctuation et donc largement imprévisible au même titre que les rafles ou les contrôles sporadiques. Ces quelques exemples sont utiles pour comprendre combien il est facile pour un assigné de se retrouver dans une situation dʼinsécurité. Le déroulement bureaucratique permettant dʼobtenir un permis nʼest en somme jamais gagné dʼavance même si des mois durant leurs renouvellements se déroulent sans embûches. Les complications nombreuses qui se glissent dans ces processus bureaucratiques font dʼeux des itinéraires souvent incertains. Cette incertitude diffuse relative au déroulement des processus bureaucratiques est une facette fondamentale de la vie quotidienne des individus assignés. Lʼimpossibilité de savoir si un permis sera renouvelé (ou quand) induit un sentiment de précarité ressenti par lʼensemble des ạgälglot ; de temps à autre, la précarité se mue en insécurité. La protection légale que procure le laissez-passer peut être sinon révocable, du moins temporairement suspendue. Cette protection nʼest donc toujours que potentielle ; elle peut être vécue comme étant plus effective à certains moments lorsquʼune routine semble sʼêtre installée quʼà dʼautres, lorsque par exemple les rafles sʼintensifient ou quʼun changement de procédure se produit. Autrement dit, le dispositif de surveillance associé au mänqäsaq̄äsi procure indissociablement tout autant de protection que de peurs, dʼanxiétés et dʼanticipations pour une seule et même personne en service. Sans crier gare, le dispositif de surveillance fait passer, pour ainsi dire, du rire aux larmes ceux qui tombent dans ses mailles.