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Lʼidée dʼétat de siège sʼassocie à celle qui attribue au pouvoir souverain la capacité de décider du cours de la vie dʼun individu. A nouveau, le formulaire a une place cruciale dans la performance de la souveraineté en ce sens quʼil permet dʼarticuler le choix dʼun citoyen avec lʼétat dʼexception qui permet de le suspendre. Dʼune part, le récit qui suit me permet dʼélargir à dʼautres ce qui a été dit jusquʼà présent à propos des étudiants et des ạgälglot. Dʼautre part, en nous faisant remonter un peu loin dans le passé, il me permet dʼenraciner un peu plus dans lʼhistoire ces manifestations particulière de la souveraineté étatique érythréenne telles quelle sont perçues par les citoyens que jʼai côtoyés.

La famille de Saba se rassemble chaque année depuis 1995 pour commémorer, ou plutôt devrais-je dire pour conjurer, un jour de printemps bien particulier. Je suis cordialement invité à la dixième édition qui réunit voisins, amis et parents. Leur petite maison en tôle ne désemplit pas de toute la journée. Les invités arrivent, échangent quelques mots puis trouvent un coin où sʼasseoir et manger. Silence, puis à la fin de la mastication ils sʼen vont sans rien ajouter, à peine un geste de la main en guise de remerciements. Alors bien sûr, je contreviens à deux règles de base de la sociabilité érythréenne, je reste après avoir pris mon repas, jʼoccupe donc inutilement le siège quʼon mʼa attribué à mon arrivée, et en plus de cela, je mobilise Saba et son père Tsehay pour « comprendre » ce quʼil sʼagit de célébrer aujourdʼhui. Heureusement, Saba est habituée à mes manières grossières.

Je me trouve à un zkr. Contrairement, à la tradition musulmane, le zkr des tigrinya coptes orthodoxes sʼeffectue chaque année pour remercier un saint ou pour conjurer un évènement. Il nʼest pas essentiellement un chant de louange à Dieu ou une prière répétée, même si avant lʼarrivée des convives, à lʼaube, une cérémonie religieuse a eu lieu. Il sʼagit de de conjurer une série dʼévènements funestes qui marquèrent la vie du père de Saba.

Tsehay est un ancien combattant, un fidèle de lʼEPLF depuis 1975. En lʼespace de dix ans, il échappe de justesse à la mort, à trois reprises... et toujours le même jour de lʼannée. En 1986 il perd un œil sur le champ de bataille, à cause dʼun éclat dʼobus. Trois ans plus tard, cʼest au tour de sa main, sectionnée au combat. Cette amputation lui vaudra dʼêtre « dispensé » dʼopérations militaires. Il est alors transféré au Soudan où il devient enseignant dans les écoles révolutionnaires de la guérilla et où il y gravit les échelons : il devient cadre dans les services éducatifs de lʼEPLF avant lʼindépendance et cela lui vaut de prendre fonction au sein du nouveau Ministère de lʼéducation dès 1992. La famille sʼinstalle à Asmara et quelques années plus tard cʼest le choc. En 1995, Tsehay est radié du Ministère. Il nʼest pas le seul. Officiellement, il est jugé inapte à poursuivre ses tâches à cause de ses deux handicaps. Officieusement, cʼest une purge, il nʼest pas le seul à avoir été mis sur la touche.

Saba mʼexplique lʼaffaire car son père ne dira jamais rien à ce sujet – trop fidèle encore au Parti pour en dévoiler les coups bas et les luttes intestines. Deux facteurs ont joués en sa défaveur lorsquʼen 1996 certaines personnes sont arrivées à des postes-clés du Ministère : son origine et son niveau dʼéducation. Dʼune part, la vingtaine dʼanciens combattants congédiés à ce moment étaient tous des tigrinya de la même région. Cela ne fait donc aucun doute que les sentiments « infra-nationalistes » (xénophobes) de certains supérieurs tigrinya originaires dʼune autre région ont présidés à ce « nettoyage » à lʼintérieur du Ministère20. Dʼautre part, Saba mʼassure quʼil sʼest agi aussi pour ces

nouveaux dirigeants dʼéliminer de potentiels rivaux plus éduqués quʼeux. Tsehay est expulsé dʼun jour à lʼautre de sa fonction au sein dʼun gouvernement pour lequel il a combattu et pour lequel il a sacrifié plusieurs décennies de sa vie. On lui demande tout simplement de se retirer et de sʼinscrire au « Denden camp »21 comme tous les autres

mutilés que la guerre de libération a produit. Pour Tsehay, cela vaut pour un mdskal, cʼest- à-dire une suspension. Une pratique similaire avait cours dans les ministères de lʼUnion soviétique stalinienne.

Heureusement pour Tsehay, le Parti voit une opportunité dans ce remaniement ministériel qui jette à la rue ces anciens combattants éduqués. De nouvelles infrastructures sont sur le point dʼêtre opérationnelles dans le camp militaire de Sawa. Le Ministère de la défense cherche du personnel pour enseigner la doctrine du Parti, expliquer aux jeunes recrues la politique du gouvernement. Expert en la matière, il est retenu et évite ainsi de terminer ces vieux jours à Denden « où tout le monde devient alcoolique » me confie-t-il. Saba poursuit le récit en aparté. Un jour Tsehay rentre chez lui et se couche sans rien dire à personne. Il 20. J'ai entendu plusieurs fois mentionné timidement ces tensions internes d'ordre ethnique. J'en donne un

autre exemple plus loin.

21. Anciennement Kagnew station (tract E), une station radio relais de l'armée américaine en fonction jusqu'en 1973. Depuis l'indépendance, les casernes abritent les combattants mutilés.

dort quelques heures et dʼun coup il saute de son lit. A la maison il nʼy a que Saba. Son père hurle et gesticule avant de tomber à terre inconscient. Saba est démunie, ce sont les voisins qui lʼamèneront à lʼhôpital. Elle ne sait pas ce qui lui est arrivé mais sa mère décide dʼinstituer un zkr après ce troisième évènements survenu à nouveau un 15 mai. Un dernier mouvement sʼajoute à ce triste tableau de reconversion forcée :

« Lorsquʼil est arrivé à Sawa on lui a tout de suite demandé de remplir un formulaire, la question était : « voulez-vous entrer au Ministère de la défense? Oui ou non, pas dʼautres choix. Mon père nʼavait pas dʼautres perspectives. Dʼautres on refusés, ils ont répondus « non » mais ils ont été intégré quand même, dʼautres ont acceptés mais ils nʼont pas été pris. Ils étaient engagés pour enseigner la politique. Mon père a été obligé de suivre un cours de formation et ça lʼa beaucoup vexé car cʼétait lui qui formait les nouveaux cadres dans lʼadministration des écoles révolutionnaires. Ils ont fait un formulaire juste pour montrer quʼils ont le pouvoir de faire de toi ce quʼils veulent, ils avaient déjà décidé qui prendre. »

(Saba, Asmara, mai 2006) Tsehay mʼexplique quʼaccepter dʼintégrer le Ministère de la défense revenait pour lui à faire un pas en arrière, renouer avec ce que « la libération » lui avait permis de quitter et voir son salaire diminuer considérablement. Mais, comme pour contrecarrer ce quʼil vient de dire, il ajoute que cʼest mieux maintenant, car il aura moins de cours à donner et que de plus, il a été promu major. Saba me fera noter plus tard en privé, que son père reconnaît tout de même que ce genre de promotion est ridicule et quʼelle ne satisfait que les imbéciles. A première vue, rien dʼétonnant dans cette pose publique tout à fait convenue dans le contexte dans lequel nous nous trouvons. Mais pour Saba, son père est encore incapable de se « détacher dʼeux » malgré « tout ce quʼils ont fait de mal à lui et à notre famille ». Malgré le coup bas quʼil a subi, leur situation économique peu enviable, le peu de gain que Tsehay retire de son emploi, et son assignation à Sawa qui lʼéloigne de sa famille, il ne peux pas se résoudre à sʼopposer ouvertement et publiquement contre le front. Saba me fait part de leur fréquentes disputes à ce sujet mais elle sait que cʼest aussi trop demander à son père quʼil reconnaisse la débâcle du Parti après tant dʼannées de lutte et de sacrifice.

Pour Tsehay, il ne sʼagit donc pas tout à fait dʼagir en public comme certains ạgälglot le font lorsquʼils dissimulent leurs opinions derrière un discours de façade. La pratique discursive de dissimulation peut paraître identique, mais la posture est tout de même assez différente. Comme bien dʼautres anciens combattants, Tsehay est pris entre son incorrigible loyauté envers lʼEPLF pour lequel il a lutté, et la perfidie des affrontements internes à lʼorganisation. Toutefois, je ne veux pas faire ici une distinction nette entre les

anciens combattants et les ạgälglot ; où les uns, sincères, hésitent et les autres ne font que simuler par intérêt et nécessité. Lʼambivalence de Tsehay, que jʼai ressenti assez clairement chez dʼautres tägadälti, nʼest pas mieux exprimée quʼau travers de lʼidée que le

mängsti22 fait ce quʼil veut (on retrouve cela dans le récit de Saba). « Ils font ce quʼils

veulent », lʼexpression est courante et Tsehay semble lʼaffectionner tout particulièrement parce quʼelle exprime deux choses contradictoires. Il en fait usage par exemple à propos de sa fille Saba qui a déserté depuis plusieurs années déjà. Le zkr touche à sa fin, et en aparté, Tsehay me confie que Saba est en sursis parce que le gouvernement sait très bien où elle se trouve. Si un jour ils ont à nouveau besoin dʼelle, ajoute-t-il, ils viendront la chercher parce que de toute manière, ils font ce quʼils veulent (zdälywo ygäbru). Non seulement rien ne trahi son opinion à propos du pouvoir quʼil souligne devant moi, et cela, même sʼil sʼagit de sa fille quʼil adore mais il semble même vanter la puissance de lʼorganisation dont il affirme volontiers faire encore partie. Ce mélange de réprobation et dʼadmiration, voire même de fierté, est parfaitement indémêlable et tout à fait révélateur de la tension qui habite la loyauté des anciens combattants que jʼai pu côtoyer.

En reconnaissant que la vie clandestine de sa fille ne tient que grâce à la tolérance tacite et temporaire que ces « ils » lui accordent, Tsehay nʼopère pas seulement un tour de force qui raccommode deux types opposés de volontés, mais il subsume ainsi celle de sa fille à celle du gouvernement. Saba vit dans la clandestinité parce quʼils le veulent bien23. Nʼest-

ce pas alors aussi ce que Saba dit à propos de son père lorsquʼil arrive à Sawa? A nouveau, cʼest un formulaire qui joue ce rôle un peu pervers qui consiste à leur démontrer, en leur donnant la parole, quʼelle ne peut dépendre que des ordres et des injonctions de leurs supérieurs. A la fois en tant que technique de pouvoir et en tant quʼobjet-témoin exprimant couramment une forme de domination hiérarchique, le document (formulaire ou déclaration) a un rôle central dans lʼactualisation et la démonstration du pouvoir souverain des institutions étatiques défini par lʼanéantissement des volontés, des convictions et des projets individuels.

La crise violente qui secoue Tsehay, celle qui le traîne une troisième fois aux environs de la mort, résulte de cette forme de dépossession. Lʼapathie, le sursaut, le cri et lʼétat inconscient dans lequel il tombe ne sont que les manifestations visibles de la crise de sa présence24. En perdant son poste, Tsehay perd du même coup son rôle dans lʼhistoire de

la construction dʼune Érythrée indépendante. Sa présence active dans ce processus 22. « gouvernement » ou « pouvoir » politique en tigrinya. Le terme regroupe souvent, l'ancien EPLF, le Parti

en tant qu'institution qui succède au front, le gouvernement et l'État.

23. « As in Kafka's The Trial, it is not clear who they are ; they have a phantasmatic quality, yet they exist with an indisputable concreteness manifested best in the power to produce violence and death. » (Aretxaga 2000: 51).

24. Je dois cette formulation à Ernesto De Martino qui en fait un tout autre usage dans « Italie du sud et magie » (1999: 99-127) et je présente plus loin une tentative de mettre fin magiquement à un malheur bureaucratique.

historique est devenue superflue et lʼemprise quʼil a sur le cours de sa propre vie est réduite à néant, même lorsquʼils le réintègrent à lʼappareil étatique par une porte dérobée. Dans un excès de signification, le formulaire représente la ratification de cette nouvelle « réalité » dans laquelle la présence, en tant que capacité individuelle de choisir, dʼagir et de faire sens, est altérée et fragilisée par le pouvoir souverain. Pouvoir qui est re-présenté comme autoritaire, indiscutable et violent, non pas seulement par des supérieurs en chair et en os, mais aussi précisément par lʼentremise dʼun document qui impose une médiation derrière laquelle des ils au caractère fantomatique agissent au nom de lʼÉtat bien plus que simplement par intérêt personnel. Cʼest la raison dʼÉtat qui se met en scène. Nous retrouvons ainsi dans cet usage du document et de lʼécrit ce que Timothy Mitchell désigne par le concept de « state effect » (1991: 90-91) : une pratique qui produit lʼapparence dʼune structure externe et autonome et qui sert à polariser la relation individu-État en configurant lʼemplacement, la direction et la qualité des relations de pouvoir dans une situation spécifique.