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De manière générale, le pays est mal approvisionné en produits pétroliers, alors quʼil « suffit » de traverser la Mer Rouge pour brancher un tanker à lʼun des nombreux terminaux de Jeddha. Lʼessence est un produit dont la disponibilité ne cesse de varier ; les stations ferment de temps à autre faute dʼêtre approvisionnées. Le kérosène - utilisé à des fins domestiques, pour lʼéclairage et les réchauds – manque également et les files dʼattente sont parfois longues. Les coupures dʼélectricité ne sont pas toujours causées par des problèmes techniques sur le réseau. En effet, lʼénergie électrique est essentiellement produite par des centrales thermiques. Au printemps 2006, un énorme black out de plusieurs jours sʼest installé sur lʼensemble du territoire. Les générateurs démarrèrent un peu partout dans la capitale, mais essence se raréfiant, lʼélectricité fut générée quelques heures par jour sans que personne ne sache quand. Après une semaine, la situation empira : ce nʼétait plus les coupures de courant qui étaient sporadiques, mais lʼalimentation elle-même. Peu à peu, les bureaux fermèrent et les aliments se gâtèrent. La chasse aux piles et aux chandelles avait commencée ; les épiciers dissimulaient leur stock 1. A ce niveau de généralité, ne pouvons-nous pas affirmer l'universalité de cette remarque?

quʼils réservaient à leurs meilleurs clients. La radio dʼÉtat continuait dʼémettre ses programmes à certaines heures. Les bulletins dʼinformations ne mentionnaient la crise que pour annoncer que le problème était pris au sérieux et que le gouvernement faisait tout ce qui était possible pour évaluer le problème et le résoudre au plus vite. Mais quel problème ? Silence, rien ne filtrait du côté des autorités. Lʼexplication populaire était unanime : plus dʼélectricité signifiait plus de pétrole, et plus de pétrole signifiait que lʼÉtat nʼavait plus assez de devises. Ceux qui remontaient de Massawa affirmaient quʼun tanker mouillait au large de Hirgigo mais ne voulait pas se rapprocher du ponton de la principale centrale thermique du pays. Dʼautres rumeurs circulaient sans toutefois prendre le pas sur lʼinterprétation pécuniaire du black-out.

Alors que tout le monde prétendait que le problème était lié à un problème de gestion de devises imputable au gouvernement, lʼexplication officielle arriva enfin, via les médias. Tout était la faute de... Katrina! Les médias érythréens annonçaient que lʼouragan qui dévasta la Louisianne en 2006 avait aussi endommagé la chaine de production texane dʼune huile nécessaire au fonctionnement des turbines des centrales thermiques en fonction dans le pays. Le problème était mondial et ne touchait pas uniquement lʼÉrythrée. Il fallait ainsi attendre lʼonction des centrales pour retrouver la lumière. Bien entendu, personne ne cru à lʼexplication. Même les plus nationalistes de mes interlocuteurs affirmaient, tout au plus sur la défensive, que cela pouvait être plausible.

Rien non plus nʼanticipa le plan de rationnement qui tomba comme du ciel un beau matin dans les journaux et mis un terme à lʼapparence chaotique et capricieuses de la tension électrique. Les autorités avaient enfin établi un nouveau modus vivendi. Nous comprenions pourquoi certaine partie de la ville était alimentée quelques heures par jour. En effet, la capitale avait été divisée en plusieurs zones selon la configuration du réseau électrique. Dès lors, chacune de ces zones bénéficiait dʼune demi-journée dʼélectricité tous les deux ou trois jours ; parfois le matin, parfois durant lʼaprès-midi ou le soir. Malgré les restrictions, il devenait enfin possible dʼorganiser efficacement son quotidien après plusieurs semaines dʼincertitudes touchant non seulement les familles, mais également les commerces et les bureaux, dont ceux du gouvernement. Lorsque le Mondial de football 2006 débuta, consulter le tableau de rationnement permettait de savoir dans quelle partie de la ville il fallait se rendre pour suivre les matchs à la télévision. Toutefois, après les huitièmes de finale, toute la capitale fût éclairée le soir, le temps de la retransmission des matchs de la journée. Le coup de sifflet final de lʼarbitre signait également le retour au

black-out à plusieurs milliers de kilomètres des stades allemand encore éclairés.

Peu après, durant lʼété, les trajets des bus de la capitale furent réduits à leur tour confirmant ainsi, contrairement à la déclaration publique, la pénurie dʼessence en

provenance dʼArabie Saoudite. Le trafic se réduisit de manière significative durant plusieurs mois. Le rationnement électrique dura un peu plus de cinq mois. Pour mes interlocuteurs, le gouvernement ne pouvait en aucun cas assumer ouvertement ses erreurs en matière de gestion de lʼapprovisionnement de pétrole et encore moins corroborer la voix populaire affirmant la fragilité de ses réserves financière. Pourtant, bien dʼautres pénuries touchant dʼautres produits importés par lʼÉtat ou le Parti avaient depuis longtemps rendu notoire leur manque cruel de pouvoir dʼachat sur les marchés internationaux. Ce dysfonctionnement parmi dʼautres nʼillustre donc pas simplement un manque patent et délibéré dʼinformations au publique. Lʼexplication donnée aux citoyens révèle lʼexistence dʼun secret publique ; un savoir ou un état de fait connu de tous, mais qui ne peut pas être énoncé (Taussig 1999: 5-7 ; 2003: 67). Dès lors, mes interlocuteurs me confièrent à maintes reprises quʼils préféraient nettement se fier aux rumeurs, plutôt que de croire aux propos consignés dans les journaux, à la radio ou à la télévision. Il ne fait aucun doute que lʼésotérisme de certaines déclarations a jeté le discrédit sur les médias et érodé la crédibilité des annonces officielles accroissant encore un peu plus la méfiance diffuse que la plupart des citoyens entretiennent envers le gouvernement2.

Cette « médiatique » de lʼÉtat, faite de longs silences, dʼannonces fantaisistes ou de coups dʼéclat effrayants, trouve malheureusement des échos bien plus sérieux et bien plus graves que dans les exemples mentionnés ci-dessus. En effet, nombreux sont ceux qui se demandent comment il est encore possible de croire les déclarations dʼun gouvernement, qui en 1998, envoya des milliers dʼạgälglot sur les plaines confinant avec lʼÉthiopie pour officiellement faire les récoltes, alors quʼils se retrouvèrent aux premières loges dʼune guerre qui éclata devant eux. Le silence officiel, peut être le plus infernal à vivre pour de nombreuses familles, fut sans aucun doute celui auquel le Président mis un terme en juin 2003 peu avant mon premier séjour en Érythrée. Durant plus de trois ans, les noms des soldats érythréens sacrifiés à la guerre nʼont pas été officiellement annoncés. Bien entendu, les familles sans nouvelles se doutèrent du martyr de leurs proches, mais elles retardèrent leur deuil. Une fois leurs derniers espoirs insensés balayés, les familles que je rencontrai étaient alors furieuses dʼavoir attendu si longtemps les condoléances officielles. Lʼindignation fut encore attisée par le nombre officiel de vies fauchées quʼannonçait le Président : 19ʼ000 hommes3. Cette sous-évaluation offensa les familles : une partie des

martyrs ne furent pas comptabilisés. A plusieurs reprises, on me présentait un inventaire macabre, soit dans les salons où trônent les mäskrnät mswə̣ti (litt., certificat de martyr)4

des proches tombés au combat, soit dans les rues où lʼon me désignait du doigt un portail 2. Cet exemple de performance médiatique basée sur le mensonge délibéré et reconnu de tous est néanmoins une imposante démonstration de force autoritaire qui avait également cours dans les pays du bloc socialiste.

3. Ce chiffre serait sous-évalué. Les médias internationaux estiment généralement les pertes du côté érythréen entre 50'000 et 70'000 individus (http://news.bbc.co.uk/2/hi/africa/4527844.stm ; http://news.bbc.co.uk/2/hi/africa/6987916.stm). Pages consultées le 05.11.2010.

associé à des noms et à des souvenirs. Le silence de lʼÉtat hante donc autant un quotidien ainsi malmené et incertain que les évènements historiques de la nation. Les annonces quʼil daigne finalement relâcher semblent alors parfois ne rendre lʼattente de la vérité que plus grotesque et insupportable.