• Aucun résultat trouvé

Mon travail ethnographique nʼa pu être réalisé que grâce à la confiance et à la patience de mes interlocuteurs. Dans le climat politique érythréen où les tensions internationales ne cessent dʼêtre présentées par les médias locaux comme des marques patentes de complots contre la nation, la méfiance à lʼégard des étrangers est importante6. Pour ceux

qui remettaient en doute ces vues officielles au sujet des intentions néfastes des étrangers, passer du temps en ma compagnie nʼétait pas dénué de tous risques. A plusieurs reprises, des proches mʼont confié avoir été interrogé à propos de leurs activités. Ainsi, la prudence, la réserve et lʼévitement vis-à-vis des étrangers est un gage pour écarter autant que possible le regard des agents de la Sécurité nationale. Si la méfiance relative aux étrangers mʼa sans aucun doute fermé des portes, le risque, pour mes interlocuteurs, dʼêtre « sous les projecteurs » de l'État a considérablement augmenté le temps nécessaire pour mener mes enquêtes. Dans ces conditions, vouloir assurer la sérénité de mes interlocuteurs a consisté à leur laisser le choix des modalités de nos 6. Cette méfiance n'est pas récente, elle date en effet des pratiques de contrôle des informations en vigueur au sein de l'EPLF ainsi que des mesures prises par le mouvement pour conserver un monopole sur son image. A ce propos, voir par exemple : (Connell 1993, 2005 ; Pateman 1998)

interactions et de leur fréquence.

Mener des entretiens féconds, suivre mes interlocuteurs dans leurs démarches et partager des informations avec eux nʼa été possible que très progressivement. Jʼai mis du temps à identifier et à mettre en pratique certains principes de confidentialité quʼils me demandaient de manière peu explicite dʼadopter. La discrétion relative aux activités quotidiennes même banales était de rigueur dans le contexte social et politique qui règne en Érythrée. Sʼenquérir par exemple des activités professionnelles dʼun inconnu ou des faits et gestes récents dʼune personne proche nʼallait pas sans poser des problèmes ou une certaine gène. Il mʼa fallu plusieurs mois avant de maîtriser les codes pour sʼenquérir de certaines questions sensibles et pour respecter les zones dʼombres que mes interlocuteurs souhaitaient conserver sur leurs pratiques.

Les questions les plus sensibles ne touchaient pas aux opinons politiques ou aux critiques de mes interlocuteurs relatives aux administrations ou aux mesures étatiques. Les sujets les mieux gardés avaient trait plutôt aux relations dʼentraide et de solidarité quʼils entretenaient. Il sʼagissait avant tout pour eux de ne pas mettre en péril les petits arrangements quʼils avaient su trouver avec leurs collègues, leurs amis ou leurs parents. Fragilisés par une suspicion généralisée, ces arrangements requièrent en effet une discrétion à toute épreuve. Cʼest pour cette raison que je découvrais lʼexistence ces stratégies toujours un peu trop tard pour pouvoir les observer. Ce travail ne présente donc quʼun nombre limité de pratiques mises en œuvre par mes interlocuteurs pour faire face aux pénuries et aux limitations qui leur étaient imposées. Il ne faut pas omettre que ce que mes interlocuteurs ont bien voulu me dire a eu aussi un impact crucial sur la problématique de ce travail et sur les interprétations que je tire des phénomènes étudiés. Leur volonté de me montrer à tout prix les vicissitudes de la politique érythréenne et le vécu quotidien dʼun despotisme bureaucratique plutôt que de mʼindiquer les failles du système quʼils exploitaient résume assez bien le champ et les limites de leur participation à mes recherches. Si jʼai souhaité faire honneur à leur engagement politique en proposant ce travail sous la forme quʼil a, jʼai souhaité également y apporter mon regard critique. Lors de la rédaction de ce travail, jʼai brouillé les pistes pour mʼassurer que mes lecteurs qui connaissent bien l'Érythrée ne puissent en aucun cas identifier mes interlocuteurs grâce aux faits et aux dires que je relate et ce, malgré lʼutilisation systématique de pseudonymes. Dans cette perspective, jʼai choisi dʼattribuer les propos ou les actions de certains à dʼautres lorsque cela ne biaisait pas lʼanalyse. De la même manière, jʼai encore modifié sensiblement certains passages ethnographiques. Toutefois, je nʼai jamais ajouté des éléments fictifs ou des évènements qui ne se sont jamais produits. Les modifications apportées à certains évènements relatés sont tout au plus des emprunts faits à dʼautres

situations similaires. Enfin, pour bon nombre de cas présentés avec détails, je me suis assuré que les précautions prises étaient satisfaisantes du point de vue de mes interlocuteurs. Pour ce faire, nous avons non seulement discuté ensemble des modalités des comptes-rendus les concernant, mais je leur ai aussi soumis une version provisoire, par écrit ou oralement, et cʼest parfois à leur demande que jʼai opéré les modifications quʼils me demandaient de faire encore. Ce travail de brouillage qui implique un certain nombre de modifications par rapport à mes notes de terrain, nʼaltère, ni les détails ethnographiques importants, ni les interprétations que jʼen tire.

Si jʼai pu contempler le déroulement de la plupart des évènements que je présente cʼest avant tout à partir des expériences des ạgälglot. Il est important de distinguer quatre registres de données dans le travail dʼanalyse : il y a tout dʼabord les observations des pratiques auxquelles sʼajoutent les discours et les commentaires sur les pratiques ; viennent ensuite les représentations qui ne sont pas directement associées aux expériences et aux pratiques et enfin, les raisonnements, les justifications, ainsi que dʼautres discours normatifs ou moraux comme par exemple les opinions ou les jugements. Je me suis attelé à collecter autant que possible des données dans ces quatre registres en essayant dʼobtenir le plus possible de témoignages comparables. Pour des raisons que jʼai déjà évoqués, il a toutefois été difficile de suivre mes interlocuteurs sur le lieu de leur travail et à tous les moments de leurs démarches bureaucratiques. Ainsi, une partie non négligeable des évènements que je relate sont issus des récits détaillés de leurs parcours. Dans ces cas de figure qui limitaient mes observations, jʼai suivi systématiquement trois principes méthodologiques afin que les discours sur les pratiques soient les plus fidèles aux pratiques elles-mêmes. Le premier consistait à suivre mes interlocuteurs jusquʼoù cela était possible et dʼattendre. Cela me permit dʼavoir leurs réactions, leurs récits et leurs commentaires à chaud. Le deuxième principe consistait à mʼentretenir longuement avec eux pour écouter leur récit spontané, puis mʼenquérir ensuite des détails quʼils ne mentionnaient pas immédiatement. Au bout dʼun certain temps, tous se sont pris au jeu de cet exercice fastidieux de remémoration. Enfin, le troisième principe consistait à reparler avec eux de lʼévènement à des intervalles allant de quelques jours à quelques mois. Je collectais ainsi plusieurs versions diachroniques, tant spontanées quʼinduites, dʼun même récit-évènement. Je discutais des nouveaux détails ou des incohérences qui affleuraient. Cette démarche permettaient également de rendre compte dans mes notes du changement de leurs opinions et de leurs interprétations en fonction de nouveaux évènements.

Grâce à des témoignages concomitants, des récits de situations similaires ou des démarches menées dans les mêmes bureaux, je pouvais croiser les données, me rendre compte de la marge de manœuvre de certains bureaucrates et déduire peu à peu, des cas

particuliers et certains principes généraux. A la longue, il mʼest arrivé également de pouvoir faire profiter mes interlocuteurs du savoir, des indiscrétions et des stratégies que jʼavais pu collecter grâce à dʼautres. Je passais des informations entre des individus7 sous

la forme dʼouï-dire dans un premier temps pour ensuite profiter dʼétablir un échange explicite qui souvent me permettait également de creuser certaines questions et découvrir dʼautres facettes des démarches en question. Lorsque certains de mes interlocuteurs comprirent que je pouvais, dans une certaine mesure, être également une ressource mobilisable pour collecter des informations dont ils nʼavaient pas accès directement, cela transformait durablement nos relations et resserrait les relations de confiance entre nous. Ainsi, dʼune part, je devenais au moins potentiellement utile et dʼautres part surtout, mes interlocuteurs remarquaient que je pouvais fournir des informations sans trahir et dévoiler mes sources ; je savais respecter la discrétion et la confidentialité quʼils réclamaient. Lʼun dans lʼautre, cette pratique dʼéchange contribuait à réduire partiellement les inégalités inhérentes que toutes enquêtes de terrain produit et qui sʼétaient bien sûr installées entre moi, lʼenquêteur, et mes interlocuteurs.

Une autre forme particulière dʼobservation participante sʼoffrit à moi lorsquʼil fut possible de participer à certaines conversations en petit groupe. Une partie de ce que je présente est le résultat dʼune succession de longues discussions informelles entre amis dans lesquelles nous décortiquions certains évènements, mettions en commun les rumeurs que nous entendions et faisions lʼinventaire critique des hypothèses que nous pouvions émettre en fonction des observations des uns et des autres. Nous formions une sorte de réseau solidaire et informel dʼéchange dʼinformation spécialisée dont lʼextension et les maillons devait toujours rester partiellement indiscernables. Dans ce cadre aussi jʼoffrais mes vues et je servais de courroie de transmission entre des individus qui ne se connaissaient pas. Nʼayant que peu dʼopportunité moi-même dʼinterroger dʼautres fonctionnaires pour saisir les normes et la teneur des mesures quʼils mettaient en place, jʼaffectionnais tout particulièrement ces occasions de discussion qui m'offraient un lieu d'observation sur la construction collective des connaissances et des hypothèses relatives aux processus étatiques8. Ainsi jʼajoutais en silence à ces discussions mon projet interprétatif de nature

anthropologique : saisir le fonctionnement de ce système dʼéchange, déterminer des logiques dʼinterprétation et en suivre les développements.

Au fil de ces discussion qui nʼimpliquaient pas toujours les mêmes personnes, je recoupais les informations et les avis sur les fonctionnements dʼune institution pour obtenir une vue 7. Si la plupart du temps ces échanges se passaient entre individus qui ne se connaissaient pas, il m'est aussi arrivé plusieurs fois d'établir des échanges réciproques d'informations entre des connaissances qui directement n'échangeaient pas sur certaines questions. Dans tous les cas, j'ai respecté la règle de l'anonymat nécessaire à l'ensemble de ces transactions.

8. Ce qui est énoncé ici donne toute la signification au terme « interlocuteur » que j'utilise fréquemment dans ce travail.

dʼensemble et pour saisir du même coup la variété de sens quʼils produisaient au sujet dʼune mesure ou dʼun bureau. Toutefois, de cette fabrique collective de sens, je découvrais aussi à quel point une mesure appliquée largement ou un règlement commun pouvait prendre une multiplicité de variantes dans sa mise en œuvre. Je découvrais que dʼun coté à lʼautre de la ville des bureaux dont les fonctions étaient apparemment identiques avaient des pratiques bien différentes pour traiter dʼaffaires tout-à-fait comparables. Nous collectionnions donc ainsi des informations sur telle ou telle mesure et nous nous échangions leurs variantes locales, nos observations personnelles et nos exégèses afin de mieux les comprendre. Autrement dit, je participais à la construction collective dʼun savoir et dʼune réalité relatives aux institutions étatiques, à leur fonctionnement et à leurs politiques. Je donne dans ce travail un exemple condensé de ces discussions répétées au sujet dʼune mesure introduite en 2006. Suivre, puis participer à ces conversations, fut crucial pour saisir la confusion dans laquelle jʼai vu souvent se débattre mes amis érythréens. A la versatilité apparente dʼune mesure, dʼun règlement ou dʼun type de décision sʼajoutait effectivement la mise en commun des variantes collectées et lʼévolution des interprétations que chacun élaborait rendant ainsi parfois très difficile lʼélaboration dʼun socle empirique solide sur lequel je pouvais distinguer clairement les faits des représentations particulières de mes informateurs. En somme, le doute méthodologique et lʼinsurmontable suspension des valeurs de vérité factuelle qui résultait souvent pour moi de ces mises en commun nʼétait que le reflet bien pâle des incertitudes vécues avec autrement plus de conséquences par mes interlocuteurs.