Chapitre IV : une représentation analogique, la représentation imagée
4. Du traitement de l'information à la représentation mentale imagée
4.1. La quête du lien gestuelle - cognition
4.1.2. Structuralisme Piagétien
Nous allons focaliser notre attention sur ce que les travaux de Piaget nous apprennent de la représentation imagée. Dans lʹobjectif de contextualiser les concepts que nous emprunterons à sa théorie, il convient dʹen situer brièvement les bases.
Les travaux de Piaget ont pour objectif ultime dʹéclairer la phylogenèse de la connaissance de lʹespèce humaine, cʹest‐à‐dire dʹexpliquer lʹapparition et la maîtrise de la logique au cours de lʹhistoire de lʹhumanité. Du point de vue de Piaget, lʹenfant doit faire un cheminement similaire pour comprendre le monde qui lʹentoure. Ainsi, étudier lʹontogenèse de lʹhomme lui donnera les clés du développement cognitif de lʹhumanité.
Pour Piaget, le développement de lʹintelligence, doit être regardé comme un prolongement des mécanismes biologiques dʹadaptation (Piaget et Inhelder, 1966a). En effet, les organismes vivants maintiennent les équilibres nécessaires à leur survie en assimilant à leurs structures la matière et lʹénergie disponibles dans leur environnement. Cette assimilation est alors suivie dʹune accommodation de ces mêmes structures pour le retour à lʹétat dʹéquilibre. Le développement de lʹintelligence généralise ce processus dʹadaptation à quelques particularités près. En effet, il ne sʹagit plus de matière et dʹénergie, que lʹorganisme assimile, mais dʹinformation. Et lʹéquilibration ne ramène pas lʹorganisme à lʹétat dʹéquilibre antérieur mais construit des structures cognitives nouvelles (Reuchlin, 1993) assurant un nouvel état dʹéquilibre dans une dynamique de développement.
Ces structures cognitives ne peuvent être directement observées car il sʹagit de processus cognitif. Mais elles peuvent être inférées à partir de lʹobservation du comportement. Ainsi il montre, à travers ses nombreuses expériences, que deux comportements différents sont observés pour une même situation, à deux moments différents du développement. Piaget explique alors, quʹune structure cognitive sʹinterpose entre le stimulus perçu et la réponse donnée, le comportement. Cette structure transforme, interprète,
lʹinformation perçue et se construit à partir de lʹaction (Huteau et Lautrey, 1999).
4.1.2.1. Les images mentales chez Piaget
Piaget parle de période sensori‐motrice avant 18mois, puis préopératoire jusquʹà 6 – 7 ans, opératoire concrète jusquʹà 11 – 12 ans et opératoire formel au‐delà. Pour ce qui intéresse nos travaux, les images mentales, Piaget en récapitulant ses travaux (Piaget et Inhelder, 1966b), met en évidence deux moments clés au cours du développement. Tout dʹabord, lʹapparition de lʹimage en même temps que lʹexploitation de la fonction symbolique, vers la fin du stade sensori‐moteur (Bideaud et Courbois, 1998). Cʹest en effet par la mise en œuvre de cette fonction symbolique que lʹenfant va pouvoir intérioriser et donc commencer à sʹapproprier lʹinformation par une imitation intériorisée. Ensuite, au début du stade opératoire concret vers 7 – 8 ans, les images qui étaient jusquʹici des représentations intériorisées statiques, deviennent cinétiques, capables de reproduire le mouvement et les transformations (Bideau et Courbois, 1998).
Piaget montre donc que toutes les images mentales ne sont pas de même nature. En effet, il distingue deux types dʹimage qui apparaissent à deux moments distincts du développement, ce qui, dʹaprès ce que nous venons de présenter de sa théorie, laisse entrevoir quʹelles sʹappuient sur deux structures cognitives différentes. Il sʹagit des images reproductrices et anticipatrices.
Pour préciser ces deux catégories, Piaget et Inhelder (1966b), nous proposent une classification des images que nous allons brièvement exposer maintenant. Cette classification a, de notre point de vue, lʹintérêt dʹêtre exhaustive mais surtout de rappeler les différents raisonnements quʹil est possible de mettre en œuvre avec ce type de représentation.
Les images reproductrices (R) sont les images qui évoquent des objets ou des événements déjà connus, par oppositions aux images anticipatrices (A) qui sont relatives à des objets ou évènements non perçus antérieurement. Les images reproductrices peuvent être statiques (RS) lorsquʹelles portent sur un objet ou une configuration immobile, cinétiques (RC) lorsquʹelles évoquent un mouvement, ou de transformation (RT) lorsquʹelles représentent de façon figurale des transformations déjà connues du sujet. Pour ce type dʹimage, les auteurs proposent de distinguer les images reproductrices suivant le caractère immédiat (I) ou différé (II) du rappel car celui‐ci va conditionner le degré dʹintériorisation.
Il nʹexiste pas dʹimage anticipatrice statique car pour anticiper par lʹimage, une situation statique quʹil nʹa pas encore rencontrée, le sujet doit
tenir compte des mouvements qui engendrent cette situation statique. Les images anticipatrices (A) sont donc seulement cinétiques (AC) ou de transformation (AT).
Dernier point enfin, les auteurs distinguent les images mentales, tant reproductrices quʹanticipatrices, suivant quʹelles portent uniquement sur le résultat ou produit (P) de la transformation ou bien quʹelles ne portent que sur la modification (M) elle‐même et pas uniquement sur le résultat.
Figure 11 : traduction graphique de la classification des images de Piaget & Inhelder (1966b)
Cette classification, nous semble pertinente pour nos propres travaux car elle recense toutes les différentes utilisations quʹun sujet adulte peut faire de ses propres images mentales. Mais elle nous renseigne également sur les différences de structures cognitives à solliciter pour les mettre en œuvre. Sur la figure 11 ci‐dessus, nous avons traduit en schéma les conclusions de Piaget et Inhelder (1966b)
4.1.2.2. Analyse des résultats observés par Piaget
La dichotomie images reproductrices et anticipatrices est bien mise en évidence. Par contre, les travaux montrent que, dans la condition de rappel différé, les images reproductrices ne semblent maîtrisées quʹaprès 7‐8 ans comme si elles nécessitaient des phases anticipatrices préalables (Piaget et Inhelder, 1966).
Dʹautre part, au niveau des images anticipatrices, le critère le plus marqué de différenciation semble bien être celui qui distingue lʹimage qui porte sur le produit de la transformation ou sur la transformation elle‐même.
En effet, il semble quʹau cours du développement, la maîtrise de lʹimage
Images
Reproductrices Images
Anticipatrices
Immédiates Différées
Statiques Cinétiques De Transformation Cinétiques De Transformation
Résultat ou Produit Modification Résultat ou Produit
Période préopératoire Période opératoire concrète 7 – 8 ans
Modification
anticipatrice du résultat de la transformation précède celle de la transformation elle‐même.
Sur notre schéma, le sens normal de lecture de gauche à droite donne une idée de lʹordre dʹapparition au cours du développement. Il faut toutefois rester prudent sur les images cinétiques et de transformation car, mêmes reproductrices, il semble quʹelles aient recours à une forme dʹanticipation qui les place alors, plus près de la période opératoire concrète comme le font remarquer les auteurs. Cʹest la raison pour laquelle, sur notre schéma, nous avons choisi de stopper le pointillé, qui représente le passage de la période préopératoire à la suivante au niveau des images reproductrices à rappel différée. Sur ce point, Piaget et Inhelder (1966a) expliquent que les images de la période préopératoire demeurent essentiellement statiques, et par conséquent inaptes à représenter les mouvements et transformations. Or, dʹautres travaux ont mis en évidence le recours à des images mentales cinétiques dés lʹâge de quatre ans. Marmor (1975) par exemple, rapporte une expérience où il a adapté le paradigme de la rotation mentale de Shepard et Metzler (1971) pour des enfants et qui retrouve bien la fonction linéaire du temps de réponse en fonction de lʹangle qui sépare la présentation des deux stimulus à comparer.
Ce qui nous importe ici nʹest pas tant le débat entre tel ou tel autre auteur quant à lʹâge dʹapparition des différents types dʹimages mentales mis en évidence par Piaget, mais bien la conséquence de ce débat. Cʹest‐à‐dire que toutes les images mentales ne sont pas traitées de manière similaire et, selon la théorie de Piaget, quʹʺentre le stimulus perçu par lʹenfant et la réponse quʹil donne sʹinterpose une structure mentale à travers laquelle lʹinformation perçue est transformée, interprétéeʺ. (Huteau et Lautrey, 1999, page 167)
Comme nous le rappellent utilement Lautrey et Chartier (1987), lʹobjectif de Piaget est de montrer que lʹimage mentale ne se contente pas de prolonger la perception. Il souhaite en effet montrer que lʹimage mentale prend sa source dans lʹaction et quʹelle ne peut fournir de connaissances adéquates quʹen étant subordonnée aux structures opératoires.
4.1.2.3. Apport des travaux de Piaget à notre problématique
Le constructivisme de Piaget, tel que nous venons de le présenter, nous apprend que lʹimage mentale nʹest pas une simple copie de la réalité, elle nʹest pas un prolongement de la perception en une simple trace résiduelle.
Par ailleurs, lorsque les concepteurs vont se représenter lʹobjet quʹils conçoivent, celui‐ci peut faire appel à un assemblage dʹéléments présentés au moment de la conception. Nous sommes donc dans une configuration proche
de ce que Piaget appelle une image reproductrice. Mais lʹobjet en cours de conception peut également faire appel à un assemblage dʹéléments issus de solutions antérieures. Et dans ce cas il sʹagit dʹune démarche plus proche des images anticipatrices. De même, il est fort probable quʹils aient à se représenter un objet au repos, et donc une image mentale statique. Mais également un assemblage dʹobjet et donc une image mentale cinétique. On commence donc à voir apparaître, pour une même représentation imagée, deux modes de fonctionnement différents.
Il reste enfin un dernier point des travaux de Piaget qui nous semble pertinent de rapporter ici. Il peut apparaître au niveau de lʹanecdote pour dʹautres travaux mais il prend un tout au sens pour notre problématique et mérite, nous semble‐t‐il, dʹêtre souligné.
Nous avons vu, lors de la présentation des travaux de Piaget, que les structures cognitives ne peuvent être directement observées, mais quʹelles peuvent être inférées à partir de lʹobservation du comportement. Si nous nous penchons sur ce comportement et sur lʹobservable que Piaget a utilisé, nous découvrons quʹil a eu recours à quatre types de production de réponses : ʺla description verbale du sujet dʹaprès son introspection ; dessin par le sujet ; choix par le sujet du dessin qui correspond le mieux à sa représentation parmi plusieurs modèles préparés dʹavance par lʹexpérimentateur : ou reproduction gestuelle par le sujet.ʺ (Piaget et Inhelder, 1966b, page : 13). Piaget sʹest donc appuyé sur le geste de la main comme signe extérieur de lʹimage mentale imagée. En effet, lors dʹune expérience, en collaboration avec Mme Tuât Vinh‐
Bang, Piaget a demandé à des enfants de tracer de lʹindex une droite équivalant à sa longueur, puis de fournir une indication de la longueur de cette même droite en représentant les deux extrémités par les index dressés.
Nous retrouvons ici les gestes que nous avons décris au chapitre précédent, avec respectivement un geste de type spatiographique, puis un geste de type pictomimique. Piaget était donc déjà sur la trace du lien entre gestuelle des mains et représentation mentale imagée.
Cette approche structurale que nous venons dʹévoquer à travers le gestaltisme et lʹapproche génétique du développement de lʹintelligence sous lʹangle de lʹimage mentale issue des travaux de Piaget, nous renseigne sur les différences de structures à mobiliser pour réussir des opérations sur les images.
Toutefois, et nous venons de le voir lʹapproche structuraliste sʹattache à expliquer les structures qui supportent les opérations mentales. Cette démarche nʹest pas suffisante pour notre recherche. En effet elle ne permet pas dʹexpliquer les différences de conduite observées dans la résolution dʹune tâche dont on présume quʹelle fait appel à la même structure.
Les arguments expérimentaux dans ce sens sont à rechercher du côté des travaux effectués dans le domaine de la perception visuelle. Dans lʹillusion perceptive de Müller‐Lyer (figure 12) par exemple, le stimulus est identique dans les deux conditions et pourtant lʹobservateur est enclin à décider que les deux droites sont de longueur différente (Thomas, 1999).
Figure 12 : Stimulus de lʹillusion perceptive de Müller‐Lyer
Pour expliquer cette différence, lʹhypothèse que ce nʹest pas un seul système cognitif unique qui est responsable de toutes les conduites est avancé.
Il sʹagirait plutôt dʹun ensemble de systèmes indépendants que Jerry Fodor appelle des modules, cʹest la thèse ʺmodularisteʺ (Fodor, 1986). Son hypothèse des modules est accompagnée dʹun ʺlangage de la penséeʺ pour représenter les informations qui entrent dans le système. Et ce langage serait de type propositionnel. Cʹest une hypothèse bien pratique car les langages informatiques sont capables de traiter les propositions sur la base de la logique des propositions.
Essayons de nous replacer dans le contexte de lʹépoque de lʹémergence de cette conception du fonctionnement de lʹesprit. En 1945, John Von Neuman suggère dʹincorporer les instructions de traitement (le programme) dans la mémoire de lʹappareil, en même temps que les données à traiter et de permettre à lʹordinateur de modifier, sur commande, ces instructions. Il publie le premier rapport décrivant ce que devrait être un ordinateur à programme enregistré. En 1950, Allan Turing (Turing, 1950), publie son article dans lequel il propose une méthode, le test de Turing, permettant dʹévaluer la ʺpenséeʺ ou la ʺconscienceʺ relative à un jeu. La plus célèbre des expériences qui illustre ce fonctionnement de lʹesprit coïncide avec la naissance de lʹIntelligence Artificielle. Cʹest en 1956, année où Newell et Simon présentent à lʹoccasion dʹun congrès le premier programme qui simule la démonstration dʹun théorème. Parallèlement, sur le plan matériel, en 1956 : IBM commercialise le premier disque dur. On le voit, lʹinformatique en est à ses premiers balbutiements. A cette époque toute lʹinteraction avec la machine est assurée en ʺligne de commandeʺ par une entrée essentiellement symbolique. Quʹil sʹagisse de cartes perforées ou de clavier, il sʹagit de commandes textuelles. Il
nʹest donc pas question de systèmes dʹexploitation graphiques, dʹimages et encore moins de traiter de lʹinformation imagée.
Sur ce point, Andler reconnaît que le rôle joué par lʹordinateur dans la réflexion sur les fondements des sciences cognitives est subtil (Andler, 2004a).
Et à partir de ce moment, les recherches qui se préoccupent de la cognition vont se diriger vers un computationnalisme qui va éclipser la psychologie de la forme que nous avons présentée plus avant.
Il sʹagit alors pour notre démarche, de regarder ce que ce nouveau paradigme peut apporter à notre problématique.