Chapitre III : Une modalité d'interaction spécifique : La gestuelle des mains pour
3. La communication : du modèle princeps de Shannon vers une multicannalité
3.4. Quels gestes pour nos travaux
3.4.1. Le geste coverbal de type illustratif
Figure 6 : sélection des gestes iconiques et métaphoriques dans la chaîne des gestes coverbaux
Au cours des chapitres précédents nous avons posé que la situation dʹinteraction, dans laquelle se trouvent les concepteurs, oblige ces derniers à partager les informations quʹils possèdent, et élaborent, au fur et à mesure de leur résolution du problème. Ce qui nous conduit à penser que si le geste contribue à leur raisonnement collectif cʹest précisément par lʹintermédiaire de ces gestes iconiques et métaphoriques. Ainsi, il nous semble que la gestuelle, la plus à même de contribuer au raisonnement collectif de notre groupe de concepteurs, est à rechercher dans les gestes qui supportent ces fonctions iconiques et métaphoriques. Cʹest‐à‐dire, les gestes coverbaux de type illustratifs comme le montre la figure 6.
3.4.1. Le geste coverbal de type illustratif
En envisageant le geste comme iconique, McNeill (1985) explique quʹil est une manifestation visuelle des aspects ʺimageablesʺ de la pensée qui produit le discours verbal. Pour illustrer ce point de vue, il rapporte son expérience basée sur un protocole expérimental quʹil répète depuis le début des années 1980. Lʹexpérimentateur projette un dessin animé à un sujet. Puis on demande au sujet de raconter lʹépisode quʹil vient de visionner à un interlocuteur qui ne connaît pas le dessin animé. La gestuelle du sujet est alors enregistrée en vidéo puis analysée avec la méthode éthologique que nous avons décrit au début de ce chapitre. Le dessin animé est toujours le même, il sʹagit dʹun épisode de ʺTweety and Sylvester : the Canary rowʺ (connu sous le titre de ʺtiti et gros minetʺ en France).
McNeill (2002) rapporte alors un exemple de la gestuelle produite qui lui semble caractéristique. Il sʹagit du moment où un personnage se glisse dans
une gouttière puis remonte à lʹintérieur de celle‐ci. Le sujet décrit verbalement cette scène et, de manière synchrone, au moment où il évoque la remontée dans la gouttière, il soulève sa main droite vers le haut, sa paume vers le haut et doigts et pouce écartés.
Lʹauteur fait remarquer que le sujet produit le geste de manière synchrone avec son discours verbal mais également quʹil ne laisse pas apparaître de signes indiquant que le geste relève dʹun effort communicatif conscient : le regard du sujet reste fixe et il nʹapparaît aucune séparation temporelle. Ces observations font dire à lʹauteur que le sujet a eu recours au geste pour véhiculer la part ʺimageableʺ du signifié. Sur ce point, Lausberg et Kita (2003) se sont intéressés au choix de la main, gauche ou droite, pour executer ce geste iconique en posant lʹhypothèse dʹun effet lié à la latéralisation hémisphérique du langage. Pour cela, les sujets devaient produirent leur gestuelle suivant deux conditions, en accompagnement du discours verbal et en silence. Leurs résultats révèlent que le recours à la main droite ou gauche dépend du contenu sémantique du discours et que lʹinfluence de la latéralisation hémisphérique du langage nʹest pas significative. Par ailleurs les auteurs abondent dans le sens de McNeill en posant que le discours verbal semble induire une organisation séquentielle des gestes iconiques
Il est intéressant de noter que le langage verbal est, par nature, organisé séquentiellement et linéairement. Même si toutes les langues nʹutilisent pas le même schéma de construction des phrases, il nʹen demeure pas moins quʹil consiste en un assemblage de mots distribués linéairement en fonction du temps. Dans cette construction, le geste offrirait la possibilité au locuteur de produire, parallèlement, deux formes de production de lʹinformation quʹil souhaite transmettre : une forme verbale, la phrase prononcée oralement et une forme imagée, le geste iconique.
Cette hypothèse nous semble tout à fait intéressante et pertinente pour notre problématique. En effet, les concepteurs, pour résoudre leur problème, doivent se diriger vers un objet qui, par définition même du processus de conception industrielle, nʹexiste pas encore. Cette tâche nécessite quʹils élaborent un objet qui corresponde au cahier des charges, cʹest‐à‐dire aux contraintes telles que nous les avons définies au cours des chapitres précédents. Nous avons vu également que les différentes stratégies disponibles, la planification de la démarche, les contraintes de chaque participant engendre un cheminement dans la conception qui ne peut sʹenvisager linéairement vers la solution. Ainsi les concepteurs constatent parfois des impasses qui les amènent à rebrousser chemin pour choisir une autre voie. Ce cheminement rend impossible la matérialisation effective de lʹobjet à chaque étape du raisonnement des concepteurs. Mais cet objet doit
néanmoins ʺprendre formeʺ dans une représentation partagée par lʹensemble du groupe.
La résolution de problème collectif de type conception est lʹoccasion de créer ce que Jeantet nomme des objets intermédiaires (Jeantet, 1998). Ces objets peuvent être des plans, des esquisses, des maquettes, des documents textuels, des graphiques etc. Ces objets révèlent le besoin quʹont les concepteurs dʹaccéder à une forme visuellement accessible de lʹobjet de leur tâche.
Présenté de cette manière, les gestes iconiques et métaphoriques seraient en mesure de contribuer à la ʺmatérialisationʺ visuelle de lʹobjet en cours de conception. Le geste est alors le moyen le plus simple, le plus souple et le plus facilement mobilisable pour accéder à la forme visuelle du contenu sémantique de la parole du locuteur. Cette hypothèse est en partie éclairée par Miller et Franz (2005) qui ont souhaité vérifier, en demandant à leurs sujets une production verbale et gestuelle, que la production de gestes est liée au contenu spatial du discours. Pour cela, les sujets devaient décrire leur salon, une procédure temporelle, lʹendroit où ils ont passé leur enfance et lʹendroit où ils aimeraient vivre dans 15 ou 20 ans. Leurs résultats montrent que la gestuelle des deux mains est beaucoup plus sollicitée dans les conditions à fort contenu spatial. La gestuelle à une seule main, quant à elle, montre des résultats opposés faisant dire aux auteurs que le lien gestuelle/spatial est à rechercher dans la gestuelle bimanuelle. Reste alors à étudier la part de responsabilité de cette gestualité coverbale dans la mémoire spatiale. Cʹest précisément ce que proposent Morsella et Krauss (2004) en étudiant la gestuelle de sujets qui doivent faire des descriptions de contenu spatial mémorisé ou visuellement présent. Leurs résultats montrent que le locuteur produit plus de gestes lorsquʹil sʹagit de contenu spatial mémorisé. Par ailleurs, les sujets utilisent également plus de gestes lorsquʹil sʹagit de décrire un contenu spatial mémorisé difficile à décrire verbalement comme un schéma par exemple.
Jusquʹici, nous avons envisagé la gestuelle des mains sous lʹangle de la communication et de lʹinteraction. Cʹest‐à‐dire, une gestuelle au service du locuteur pour transmettre une information à lʹinterlocuteur et par là même partager cette information. En restant sur ce schéma nous serions amené à nous interroger sur les mécanismes que doit mobiliser lʹinterlocuteur pour comprendre et mettre à son profit cette information transmise par le locuteur.
Or, le geste est produit dans une forme de synchronie avec le langage verbal qui laisse supposer une plus grande complexité du geste du locuteur. Cʹest pourquoi il paraît plus judicieux, pour éclairer cette assertion de commencer par décrire le geste sur le versant de sa production avant de lʹaborder sous celui de sa réception.