Chapitre IV : une représentation analogique, la représentation imagée
4. Du traitement de l'information à la représentation mentale imagée
4.2. Une autre forme de représentation mentale
4.2.2. L'expérience de rotation mentale
En sʹappuyant sur la mesure du temps de réaction, Shepard et Metzler (1971) ont eu lʹidée de demander à des sujets de comparer deux formes qui leur sont présentées sous forme dʹimage et dʹindiquer si elles sont identiques.
Les paires de formes sont présentées avec des décalages angulaires variant de 0 à 180 degrés, par pas de 20 degrés. Chaque forme est construite en assemblant, dans les 3 dimensions, 10 cubes face contre face avec, pour chaque forme, exactement 3 coudes à angle droit. Il a ainsi été crée cinq objets non congruents et leur cinq images miroir. Pour chaque objet, des projections en perspective sont dessinées avec les décalages angulaires de 20 degrés.
Seules sont retenues les perspectives qui ne posent pas de problème dʹinterprétation. En effet, suivant lʹangle de rotation, il se présente des configurations où les parties en avant occultent la partie arrière. Ainsi, ce sont 7 dessins qui sont sélectionnés pour chaque objet, en sʹassurant que les paires auront des différences de rotation réparties uniformément sur lʹintervalle 0 à 180 degrés.
Les expérimentateurs ont présenté, à leurs 8 sujets, 1600 paires de figures. Le sujet apporte sa réponse en levant un levier en main droite dès quʹil estime que les deux figures sont identiques après une rotation dans lʹespace et un levier en main gauche sʹil estime que ces figures ne sont pas
superposables. Les figures sont présentées de manière aléatoire. La moitié étant congruente (figure 13(a) et figure 13 (b)), lʹautre moitié ne lʹétant pas (figure 13 (c)). Les figures non congruentes sont en fait des images chirales, cʹest à dire quʹelles peuvent se recouvrir par symétrie plane (image dans un miroir). Cette précision méthodologique est importante car de cette manière Shepard et Metzler ont éliminé la possibilité pour le sujet de recourir à une autre stratégie que la rotation mentale. En effet, si les formes étaient différentes dʹune autre manière que par symétrie plane, les sujets auraient pu se fier à la simple découverte dʹun signe distinctif dʹune autre nature et apporter une réponse correcte sans pour autant avoir recours à la rotation mentale.
(a) : paire dʹobjets identiques par une rotation dans le plan
de la feuille
(b) : paire dʹobjets identiques par une rotation en
profondeur
(c) : paire dʹobjets non identiques
Figure 13 : paire dʹobjet de lʹexpérience de rotation mentale de Shepard et Metzler (1971)
Les résultats montrent que les réponses erronées représentent 3,2%, (de 0,6% à 5,7% suivant les sujets). Plusieurs paires étant présentées pour le même angle de rotation, les résultats ont été moyennés par angle de présentation. On se rend compte alors que la relation entre lʹangle de présentation du stimulus et le temps de réponse est une fonction linéaire allant dʹenviron 1 s pour un angle de 0° à 4‐6 s pour un angle de 180°. Et il est intéressant de constater que, quelque soit la rotation, dans le plan ou dans lʹespace, le constat reste le même et avec des valeurs similaires.
Shepard et Metzler ont alors émis lʹhypothèse que les sujets créent une représentation graphique en 3D des figures puis effectuent une rotation mentale de vitesse angulaire constante de 60°/s, que la figure soit tournée dans lʹespace ou bien dans le plan. Ainsi le temps de réponse serait décomposable en un temps nécessaire pour construire la représentation et un temps pour la rotation.
On notera ici quʹun test a été fabriqué à partir de lʹexpérience princeps de Shepard et Metzler, il sʹagit du MRT ʺMental Rotations Testʺ de Vandenberg et Kuse (1978). Il ne sʹagit plus, pour le sujet, dʹindiquer si les deux pièces sont identiques ou en miroir, mais il lui faut maintenant retrouver, parmi quatre
figures proposées, les deux qui correspondent au modèle auquel on aurait fait subir une rotation comme le montre la figure 14.
Figure 14 : item exemple du test de Vandenberg et Kuse.
Lorsque nous regardons les dessins qui servent de stimuli dans lʹexpérience de rotation mentale et donc ceux repris pour le Mental Rotation Test, il nous semble que le tracé noir sur fond blanc qui utilise les principes de la perspective filaire pour simuler un volume en trois dimensions sur une feuille plane, rejoint ce que nous avons présenté des lois Gestaltiste au début de ce chapitre.
Par ailleurs Shiina, Saito, et Suzuki (1997) ont utilisé un protocole de capture du balayage visuel pour analyser les différences de stratégies mises en œuvre pour la résolution dʹune tâche de rotation mentale entre des experts et des novices.
Dans cette expérience, les sujets ont tout dʹabord répondu au test de Vandenberg et Kuse (1978). Le score maximal étant de 40, les sujets ayant obtenu un score supérieur à 37 ont été considérés ʺExpertsʺ et les sujets ayant obtenu un score inférieur à 12 ʺNovicesʺ. Les sujets ont ensuite répondu aux 160 items de lʹexpérience de rotation mentale de Shepard et Metzler et les auteurs ont enregistré leurs mouvements oculaires. Les résultats révèlent que les experts, beaucoup plus que les novices utilisent la même stratégie. En effet, lʹanalyse du balayage visuel montre que les experts regardent le bras supérieur de la pièce puis le milieu de la pièce et enfin le bras inférieur de la pièce et émettent leur jugement rapidement. Les novices, quant à eux, semblent beaucoup moins homogènes et font appel à plusieurs stratégies qui toutes révèlent un chemin de balayage plus complexe et plus long en temps (Shiina, Saito, et Suzuki, 1997). La perception joue donc un rôle de premier plan dans la prise dʹinformation, et il nous semble que la nature du stimulus nʹest pas à négliger, lorsquʹil sʹagit de recourir à des items qui sollicitent les représentations mentales imagées.
4.2.3. L'expérience de balayage visuel des images mentales La seconde expérience princeps concerne le balayage visuel des images mentales. Kosslyn, Ball et Reiser (1978), rapportent quatre expériences qui font appel au temps de réaction pour montrer que le balayage des images mentales préserve lʹinformation spatiale métrique de lʹimage réelle. Nous allons nous intéresser à la seconde expérience à laquelle vont participer onze étudiants, volontaires rémunérés, de lʹuniversité John Hopkins (Baltimore, Maryland).
Cette expérience nous paraît intéressante à double titre pour notre problématique. En effet, non seulement il sʹagit de résultats considérés comme fondateurs qui vont nous renseigner sur les propriétés de lʹimagerie mentale mais ce sera lʹoccasion de repréciser le protocole utilisé par Kosslyn et ses collaborateurs. Cette précision est importante car elle fait apparaître lʹusage du geste de la main dans la phase dʹapprentissage de lʹimage. Or, ce protocole dʹapprentissage de lʹimage stimulus est absent des manuels qui traitent de cette question. Nous lʹavons constaté chez Reed (2002) et Richard et Richard (1992).
Dans cette expérience, les sujets doivent mémoriser la carte dʹune île fictive, comme le montre la figure 15, sur laquelle sont disposés : une hutte, un arbre, des rochers, un puit, un lac, une plage et de lʹherbe. Soit 21 distances possibles entre deux positions et la distance la plus longue est neuf fois plus importante que la plus courte.
Figure 15 : île fictive utilisée par Kosslyn (1978)
La méthode de mémorisation fait appel à la fois à la perception visuelle parce que les étudiants regardent la carte mais également au geste de la main car lʹexpérimentateur demande au sujet de dessiner lʹemplacement des sept positions sur une feuille blanche, suffisamment transparente, placée sur la carte de lʹîle (nous avons reproduit ici, en figure 15, lʹimage de lʹîle très connue
pour permettre au lecteur qui le désire de sʹessayer à la mémorisation par le geste en plaçant une feuille blanche transparente sur lʹimage).
On le voit, la méthode de mémorisation de la carte proposée par Kosslyn et ses collaborateurs (1978) sʹappuie sur les deux modalités sensorielles que sont la perception visuelle de la carte de référence et la réalisation motrice du geste de la main qui dessine lʹemplacement des objets. Encore une fois, et comme dans le cas des travaux de Piaget que nous déjà évoqués, lʹexpérimentateur utilise le geste de la main pour accéder à lʹimage mentale, mais surtout pour aider le sujet à mémoriser la forme visuelle. Cette utilisation du geste pour renforcer la représentation visuo‐spatiale rejoint, une nouvelle fois, lʹutilisation du geste que nous avons envisagée pour le geste iconique dans le cas dʹune interaction non verbale.
Ici, le geste de la main est utilisé comme interface sans que lʹexpérimentateur ne se soit interrogé sur le lien qui lʹunit à lʹimage mentale.
Notons quʹici, comparativement à lʹutilisation du geste par Piaget, Kosslyn utilise le geste de la main comme facilitateur de la mémorisation. Il ne sʹagit donc plus du geste comme ʺoutputʺ, signe extérieur de lʹimage mentale mais comme ʺinputʺ cʹest‐à‐dire, le geste de la main comme source de données pour construire lʹimage mentale.
Les sujets vont ensuite étudier la carte visuellement puis fermer les yeux et imaginer mentalement la carte. Dans lʹétape suivante ils doivent dessiner lʹemplacement des objets sur une nouvelle feuille blanche mais sans lʹaide de la carte de référence. Lʹexpérimentateur compare ensuite le dessin du sujet avec la carte de référence. Cette étape est répétée jusquʹà ce que le dessin de lʹétudiant corresponde à la carte de référence avec une marge de 0.64 cm autour de chaque emplacement.
Pour la tâche de balayage de lʹimage mentale, lʹétudiant entend le nom dʹun des objets présents sur la carte. Il doit alors imaginer la carte mentalement et concentrer son attention sur la position désignée. Puis, cinq secondes plus tard, il entend le nom dʹun second objet. Il doit alors parcourir mentalement la distance séparant les deux positions et appuyer sur un bouton quand leur balayage mental est arrivé à destination. Il a pour consigne dʹimaginer un point noir se déplaçant, ʺas quickly as possibleʺ (Kosslyn et al, 1978, p.49), sur une ligne droite reliant les deux positions.
Notons que lʹexpérimentateur a introduit une condition contrôle pour laquelle le second objet nʹexiste pas sur la carte mais est un emplacement plausible comme ʺbancʺ par exemple. Cette condition contrôle est distribuée aléatoirement. Dans cette situation, le sujet doit appuyer sur un second bouton.
Les résultats montrent que le temps de réaction est une fonction linéaire de la distance qui sépare les deux emplacements avec une corrélation de .97 . Des résultats qui suggèrent que les sujets peuvent balayer des images mentales de la même manière que des images réelles. Mais également que lʹimage mentale conserve les propriétés spatiales des distances de lʹobjet quʹelle reproduit.