Chapitre II : Résoudre un problème en groupe : la nécessité de communiquer
2. Raisonner collectivement : du groupe aux interactions
2.1. La constitution du groupe
2.1.2. Particularité de notre situation collective
La situation de conception a évolué de lʹindividuel vers le collectif en réponse aux sollicitations de son environnement. Nous avons vu en effet que différents facteurs, dʹordre technique mais également économiques, ont obligés les concepteurs à adapter et transformer leurs méthodes. Dans cette perspective, lʹingénierie concourante propose de sʹorganiser en équipe ou ʺteamʺ (Rogalski, 2005) en resserrant les liens de collaboration entre les différents acteurs. Ainsi, cette évolution vers plus de phases collectives devrait favoriser lʹexplicitation et la confrontation des points de vue pour une meilleure convergence des acteurs sur lʹobjet de la conception. Les concepteurs ne doivent pas se contenter de se réunir, ils doivent surtout coopérer, collaborer pour cheminer ensemble vers leur objectif devenu commun, ils doivent donc co‐construire une solution au problème qui leur est soumis.
Par ailleurs, et du point de vue de lʹactivité collective, la psychologie sociale nous enseigne que la manière dont un groupe travaille dépend de la tâche qui lui est confiée. En effet, la productivité du groupe dépend de lʹimplication de ses membres, cʹest‐à‐dire de la manière dont les concepteurs vont contribuer au résultat final.
Sur ce point, Steiner (1972) distingue quatre types de tâches selon que les résultats du groupe reflètent la contribution dʹun seul de ses membres ou bien
quʹils reflètent les contributions de tous les participants. Les tâches sont alors respectivement disjonctives, cʹest‐à‐dire que le groupe bénéficie de lʹapport du membre le plus compétent ou conjonctive, et la production du groupe est réduite à celle de son membre le moins compétent. Enfin les tâches peuvent être additives lorsque le résultat est constitué de la somme des productions individuelles ou bien élaboratives lorsquʹelles nécessitent des participants quʹils organisent leurs contributions respectives (Blanchet et Trognon, 1994).
La tâche de conception, telle que nous lʹavons définie, est clairement de notre point de vue une tâche élaborative, cʹest‐à‐dire que les concepteurs vont devoir prendre en compte la situation dʹinteraction et lʹorganiser pour rendre efficiente lʹactivité collective. Mais cette collaboration peut sʹorganiser de différentes manières comme le relèvent Barthe et Queinnec (1999).
2.2. Travail collectif, Collaboration, Coopération...
Le point de départ, lorsque lʹon souhaite définir un terme consiste à interroger son origine. Pour collaborer, lʹétymologie nous renvoie au latin ʺcollaborareʺ construit sur le latin ʺlaborareʺ, travailler. Puis nous invite à regarder ʺcoopérerʺ et ʺparticiper àʺ, cʹest dire si les termes sont proche dans le langage commun. Coopérer est alors appuyé sur le latin ʺcooperariʺ et la définition proposée devient : Opérer conjointement avec quelquʹun. Encore une fois, lʹétymologie nous propose de poursuivre vers dʹautres analogies. On ne suivra pas ce fil que nous avons débuté car il serait sans fin mais il nous semble intéressant de noter que, parmi les termes proposés, nous trouvons ʺconcourirʺ qui nous renvoie à la dénomination que nous donnons dans le premier chapitre de lʹingénierie concourante. Le choix des termes nʹest pas anodin et ne retourne pas, comme on pourrait aisément lʹimaginer à une ingénierie qualifiée par exemple de termes renvoyant à des dispositifs techniques. Il sʹagit bien dʹune ingénierie qui doit être coopérative, cʹest‐à‐dire une méthode de conception qui, avant toutes choses, mise sur la synergie des acteurs qui vont collaborer.
Voyons maintenant comment notre définition de base, opérer avec quelquʹun, se précise autour de notre objet dʹétude lorsque nous regardons du côté de la littérature scientifique qui sʹintéresse à ce sujet.
Leplat (1994) nous explique quʹà bien y regarder, toute activité en situation de travail relève dʹune collaboration. En effet, nous rejoignons ici lʹoption que nous avons retenu au départ de nos travaux, cʹest à dire que lʹhomme nʹest pas envisagé seul et autarcique. Ainsi lʹactivité dʹun individu nʹest jamais isolée mais dépend très souvent dʹautres tâches effectuées en amont par dʹautres individus. De même que sa tâche sera vraisemblablement lʹorigine dʹune autre tâche assurée par un autre individu. Cette perspective du
travail collectif rejoint la notion plus formelle de coopération distribuée de Rogalski (1998). Cet auteur précise le caractère distribué de la coopération en évoquant les relations horizontales quʹelle oppose aux relations verticales pour expliquer lʹorganisation du travail à plusieurs. Lorsquʹelle est verticale, la relation renvoie aux notions de prescripteur et dʹexécutant. Ici, il y a plusieurs individus mais on introduit lʹidée de subordination de celui qui réalise la tâche à celui qui fait réaliser. Lorsquʹelle est horizontale au contraire, la relation tend vers la collaboration avec des acteurs qui partagent des buts communs pour la réalisation de la tâche.
Présentée de la sorte, la collaboration existe mais nʹimpose pas la rencontre des individus pour la résolution de la tâche. En effet, même dans le cas dʹune coopération, qui ferait référence à une relation horizontale, le travail peut être distribué sur différents individus et ceux‐ci appliquer une résolution à leur problème individuellement. Notons que, dans ce cas, chaque individu poursuit un but qui lui est propre et qui diffère des autres, mais que collectivement ils se dirigent vers un but global qui, cette fois, leur est commun.
Sur ce point, Hoc (1996) nous indique que lʹon peut parler de mise en œuvre dʹactivités coopératives dans la mesure où deux conditions sont remplies. Il faut tout dʹabord que les activités des individus soient en mesure dʹentrer en interférence, et ensuite que chaque individu essaie de détecter et de traiter ces interférences pour faciliter ses propres activités, celles de ses partenaires ou encore faciliter la réalisation dʹune tâche commune. Ici, la notion dʹinterférence se définit par opposition à celle dʹindépendance, cʹest à dire que lʹaction dʹun individu a des effets sur les buts poursuivis par un autre individu. Et, comme il sʹagit dʹune coopération, il est souhaitable que lʹinterférence soit positive, cʹest à dire que les effets de lʹaction dʹun individu soient pertinents pour lʹaction dʹun autre individu.
Notons ici, que Leplat (1994) nʹutilise pas le terme dʹinterférence mais propose dʹintroduire la notion dʹinteraction entre les individus. En effet, pour lui, une tâche ne devient véritablement collective que si il y a interaction entre les membres du collectif ainsi constitué. De ce point de vue, la collaboration autour dʹune tâche ne peut se satisfaire, comme nous lʹavons vu juste avant, dʹun but et de conditions externes, mais requiert lʹactivité continue des autres individus. De sorte que sa définition de lʹactivité collective devient : ʺthe activity of a group of people who interact to carry out a taskʺ (Leplat, 1994, p. 211).
Précisons que Leplat ne parle pas de collaboration ni de coopération et conserve le terme dʹactivité collective. Schmidt et Bannon, pour leur part, expliquent que le terme ʺcoopérationʺ est historiquement marqué. En effet, Marx écrivait que ʺWhen several workers function together in view of a common
goal in the same product process or in different, but related processes, their work take the cooperative formʺ2 (Schmidt et Bannon, 1992).
Nous le constatons, la situation dʹingénierie concourante que nous avons retenue demande une précision de son caractère collectif de résolution de problème. En effet, si le terme collectif renvoie bien à la notion de tâche commune aux membres du groupe restreint telle que nous lʹavons définie, ce terme peut avoir plusieurs acceptions selon la dimension ʺespace tempsʺ retenue.